Le développement personnel est-il un véritable levier d’amélioration de la QVT ?

15 Mar, 2023
développement personnel

Pensée initialement comme un concept centré sur la sphère organisationnelle et sur les conditions de travail, la qualité de vie au travail s’ouvre aujourd’hui à plusieurs champs disciplinaires mobilisant les outils du développement personnel. Ces méthodes sont-elles vraiment efficaces ? Et contribuent-elles réellement à l’amélioration de la santé et de la QVT ?

Dans cet article, nous reviendrons sur ces approches, leur fondement, et leur contribution réelle à l’amélioration de la santé et de la qualité de vie au travail.

Des leviers divers pour une idée commune : outiller les individus au service de leur bien-être

Cette dernière décennie a vu fleurir de nombreuses approches mettant le développement personnel au service de l’amélioration de la QVT. Cette tendance va de pair avec le boom du coaching et l’intérêt croissant pour les solutions inspirées du champ de la psychologie positive.

De nombreux opérateurs proposent ainsi des accompagnements individuels et collectifs permettant de développer le bien-être individuel, et à travers lui la qualité de vie au travail.

Certains intervenants proposent ainsi des accompagnements fondés sur les approches de la pleine conscience (mindfullness) afin d’outiller les travailleurs. Le cabinet Demeter Santé, spécialisé dans l’accompagnement des établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux explique ainsi que « la méditation en pleine conscience a de nombreux bienfaits pour le bien-être et la qualité de vie au travail. Elle peut aider à maintenir un niveau plus élevé d’énergie, une meilleure concentration et une plus grande productivité. »

D’autres professionnels proposent des approches issues du champ de l’intelligence émotionnelle et travaillent sur les mécanismes permettant aux individus d’éprouver plus d’émotions positives et de les transmettre dans le cadre de leur interaction. Tenant de cette approche, le cabinet &moicoach propose ainsi de « développer une hygiène émotionnelle adaptée pour prévenir les risques psychosociaux (RPS) ».

Au-delà de la gestion des émotions, le travail sur les « soft skills » est présenté de façon plus globale comme un levier d’amélioration de la QVT. Dans une interview titrée « Les soft skills, ces compétences indispensables pour le bien-être et la QVT » pour le blog de la startup Moodwork proposant une solution pour « accompagner la santé mentale des salariés », Patrick Ok coach et formateur, présente les soft-skills comme des atouts permettant de mieux s’acclimater au changement et « de rester dans une dynamique propice au bien-être et améliorent donc logiquement la qualité de vie au travail de chacun des collaborateurs dans l’entreprise ».

Les traits psychologiques comme l’écoute, l’intelligence émotionnelle, la créativité ou l’aptitude à résoudre des problèmes mériteraient donc d’être développés pour améliorer la qualité de vie au travail.

Une assise scientifique réelle, mais des inférences hasardeuses vers la sphère organisationnelle

La plupart des approches que nous avons présentées tirent leur légitimité d’un corpus scientifique réel.

De nombreux travaux scientifiques dans plusieurs disciplines démontrent ainsi l’impact positif sur la santé de la méditation en pleine conscience. Nous les avons présentés dans un précédent article dédié à ces approches.

Les approches fondées sur l’intelligence émotionnelles sont également fondées sur des travaux principalement issus du champ de la psychologie différentielle et démontrant des liens de causalité significatifs entre l’aptitude à réguler ses émotions et la santé physique et psychologique. Des études démontrent ainsi l’impact bénéfique d’une bonne régulation des émotions  sur le risque de développer des pathologies cardiovasculaires, ou des troubles anxio-dépressifs. D’autres travaux démontrent le caractère plastique de nos attitudes émotionnelles et la possibilité de les faire évoluer.

L’assise scientifique des approches fondées sur des combinaisons de plusieurs « soft skills » comme l’aptitude au changement, l’aptitude à résoudre des problèmes ou le leadership est moins évidente dans la mesure où ces approches mettent sur un même plan des concepts diversifiés pouvant renvoyer à des aptitudes cognitives, des traits de personnalité, des traits psychologiques ou des états psychologiques passagers et tributaires du contexte. Chacun de ces concepts relève d’un champ disciplinaire spécifique. Certains sont stables dans le temps, voire immuables, d’autres très labiles. En faire un tout homogène et postuler que le fait de travailler conjointement sur ces éléments influe sur la qualité de vie au travail relève de la conjecture.

L’existence d’une assise scientifique démontrant l’impact bénéfique de certaines pratiques sur la santé physique ou psychologique ne doit en revanche pas masquer là un biais important : rares sont les travaux démontrant un impact positif et durable de ces pratiques sur la qualité de vie au travail sur le plan collectif. La majorité de ces travaux reste en effet centrée sur des pratiques individuelles, détachées de tout contexte organisationnel. Cela n’empêche pas de nombreux praticiens de les présenter comme un levier pour améliorer la qualité de vie au travail sous couvert de légitimité scientifique.

En opérant cette inférence, une forme de substitution s’opère entre les concepts de bien-être et de qualité de vie au travail, pourtant différents. La qualité de vie au travail est née dans le champ du dialogue social comme un concept collectif, centré sur les conditions de travail et la performance durable. Les champs d’action pour améliorer la QVT renvoient à des mesures organisationnelles co-construites collectivement.

Les approches issues du développement personnel contribuent indéniablement au bien-être, mais ont peu d’influence sur la sphère organisationnelle déterminant les conditions de travail. Certes, il est possible d’arguer que le fait qu’un employeur s’implique fortement en faveur de ses salariés à travers des programmes de bien-être est un indicateur d’engagement organisationnel. Les recherches en psychologie du travail sur le climat de sécurité psychosocial démontrent qu’un engagement organisationnel réel et profond dépend en réalité de nombreuses autres conditions, incluant le dialogue social et les pratiques managériales au quotidien.

La qualité de vie au travail n’est pas la résultante d’une somme d’individus plus ou moins heureux. Elle découle avant tout des conditions de travail qui s’imposent aux travailleurs et de la marge de manœuvre dont ces derniers disposent pour les faire évoluer dans la recherche d’un compromis durable entre santé et performance.

En somme, même s’il est tout à fait correct d’affirmer que certaines méthodes de développement personnel ont une influence positive sur la santé et le bien-être, il est beaucoup moins évident d’extrapoler ce postulat aux conditions de travail sur un plan collectif.

Injonctions au bonheur, méritocratie et atteintes à la diversité : quand le développement personnel dessert la QVT

La généralisation du recours au développement personnel comme levier d’amélioration de la QVT a pour corollaire le renforcement d’un discours dominant sur les attitudes et les pratiques qu’il est bon d’adopter pour bien vivre son travail. 

Maniée à outrance, cette rhétorique renforce la représentation d’un bien-être ou d’un mal-être totalement dépendant de l’aptitude que nous aurions à nous transformer, nous améliorer et nous transcender pour mieux vivre notre travail, indépendamment du contexte dans lequel nous l’exerçons. Elle peut être culpabilisante, car elle dessine en creux l’image d’individus inaptes au bonheur car incapables d’agir activement en faveur de leur bien-être et de leur transformation positive.

Ce paradigme fait écho aux dérives méritocratiques dénoncées par le philosophe Michael Sandel qui dénonce le fait que cette quête de réussite à travers une prétendue amélioration de soi favorise l’isolement et la compétition. « Répéter (…), dans un contexte d’inégalités rampantes et de mobilité empêchée que nous sommes responsables de notre sort et que nous méritons ce que nous obtenons érode les solidarités et démoralise les laissés pour compte ».

La standardisation du discours autour des « soft skills » et de leur importance incontournable dans le monde du travail d’aujourd’hui est également susceptible de générer de nombreuses dérives, à commencer par la standardisation des émotions et des attitudes à développer et à adopter.  Des cabinets ou des entreprises en font ainsi un enjeu de recrutement ou d’évaluation des compétences et assument la sélection d’employés sur la base de traits psychologiques.

Dans une publication intitulée « Soft-skills, qualité de vie au travail, performance globale : les enjeux organisationnels de demain » , le cabinet Sens et Idées postule que « les soft-skills permettent une sélection basée sur des critères intégratifs, tout en s’assurant que les compétences soft des candidats sont compatibles avec les valeurs de l’entreprise. Ainsi, le processus de recrutement favorise la diversification des profils des collaborateurs sources de richesse et d’innovation. Ce processus s’inscrit dans les pratiques QVT des entreprises. »  Parmi les « soft-skills » recensées dans ce même article figurent l’empathie, l’estime de soi ou l’aisance relationnelle. En admettant ce raisonnement, il devient donc acceptable de favoriser la QVT en sélectionnant les individus sur des critères psychologiques plutôt qu’en agissant sur les conditions de travail, au détriment de toute considération relative à la diversité naturelle et souhaitable du tissu humain que nous formons.

Dans son ouvrage « Le management totalitaire » paru en 2023, la journaliste Violaine de Courières dénonce la banalisation de l’évaluation comportementale de subordonnés par des supérieurs sur la base de « soft skills » ouvrant la voie à des écueils et contrevenant à l’obligation légale d’objectivité dans les évaluations.

L’ouvrage illustre cette dérive à travers l’exemple de Danone qui a généralisé des critères dévaluation tels que « je noue et construis des relations avec authenticité » ou « j’influence et mobilise autrui avec mes convictions ». Ces compétences « d’agilité émotionnelle », théorisées dans le cadre d’un dispositif nommé « Growth agility » mis en œuvre en 2016, sont considérés comme des critères d’embauche et permettent de transmettre les « valeurs d’entreprise » dès l’intégration et lors des rituels managériaux. Elles ont conduit des représentants syndicats à s’alarmer d’une dérive « à la limite des croyances sectaires » dans un courrier d’alerte adressé à la direction en 2018.

Le fait que des traits psychologiques deviennent un vecteur de sélection et de notation individuelle va à l’inverse de l’idée d’améliorer collectivement le bien-être et la QVT. En outre, ces approches dénient la responsabilité des organisations dans l’émergence de traits ou d’attitudes en fonction des contextes de travail qu’elles imposent.

La standardisation des registres comportementaux désirables et attendus décourage par ailleurs l’expression d’émotions négatives, critiques ou à contre-courant, imposant une forme de positivisme forcé. Rappelons que le fait de cacher ses émotions de façon durable et de s’imposer une dissonance émotionnelle en affichant une attitude contraire à ce que l’on ressent est considéré comme un risque psychosocial, susceptible de générer des atteintes physiques ou psychologiques.

La quête à outrance de « soft-skills » supposés favoriser la QVT aurait alors un effet totalement contre-productif.

Déresponsabilisation et bonne conscience

Les mesures d’accompagnement au bien-être individuel proposées par les employeurs peuvent masquer une absence d’engagement sur le plan des conditions de travail.  Ces mesures sont plus faciles à mettre en œuvre. Elles ne questionnent en rien les choix managériaux, organisationnels ou économiques de la gouvernance. Elles font au contraire peser la responsabilité de l’amélioration de la santé au travail sur les individus.

productivité bien etre

De nombreux opérateurs ont saisi le potentiel de ces approches et proposent ainsi aux employeurs des programmes complets.

Des startups conçoivent ainsi des solutions digitales présentées comme des programmes d’amélioration de la santé au travail et de la QVT, mais qui sont en réalité des accès à des programmes de coaching, de méditation ou des conseils pratiques en hygiène de vie.

La startup Konsistent propose ainsi un programme de coaching à travers une application présentée comme un dispositif de lutte contre la souffrance au travail et le harcèlement, et promettant pêle-mêle « un impact direct sur votre croissance : engagement total de vos collaborateurs, augmentation de la productivité, attractivité de votre marque, renforcement de la culture d’entreprise, fidélisation et rétention des talents ».

Ces approches conduisant les employeurs à privilégier des mesures périphériques à un véritable travail de fond sur les conditions de travail ont conduit l’ANACT en 2020 à faire évoluer l’acronyme QVT en QVCT (qualité de vie et conditions de travail) pour redonner sens à un concept en plein dévoiement. Peut-être vainement ? Le nouvel acronyme sera aussitôt repris par des opérateurs proposant des solutions de bien-être.

La startup Ulteam propose en guise de « programme QVCT clé en main » des packs individuels permettant aux salariés de bénéficier d’ateliers bien-être, d’activités sportives, ou « d’ateliers d’organisation ».

Faut-il décorréler le développement personnel de la QVT ?

Les dérives du développement personnel lorsqu’il se substitue à la qualité de vie au travail ne doivent pas faire oublier ses bienfaits réels et démontrés. Il est tout à fait pertinent de s’y intéresser comme levier de management des compétences pour accompagner les travailleurs, les outiller et leur permettre de se développer personnellement et professionnellement. Certaines approches représentent même de puissants vecteurs de prévention, notamment dans des situations où il est impossible d’agir sur le contexte. C’est par exemple le cas des accompagnements à la communication non violente pour les salariés évoluant dans des contextes où les incivilités et les agressions sont fréquentes.

En revanche, un cadre de régulation prémunissant contre les écueils et les abus doit être développé.

Il est en premier lieu nécessaire de revenir à la notion originelle de la qualité de vie au travail qui se définit à travers les conditions de travail et des champs d’action collectifs. Il ne s’agit pas d’exclure ce qui ne relève pas de ces champs, mais de le considérer comme un complément utile plutôt qu’un substitut.

En second lieu, il est indispensable de définir des garde-fous permettant de prévenir les effets contre-productifs de certaines approches. Un cadre déontologique engageant les employeurs et les praticiens mériterait ainsi d’être construit, afin de réaffirmer et de sanctuariser certains droits fondamentaux inaliénables comme le droit à ses propres opinions et émotions. Ces droits doivent être couplés à des lignes rouges préservant l’intégrité des individus comme le fait de proscrire toute sélection ou notation sur la base de traits psychologiques contextuels ou d’émotions, ou le fait de vouloir distordre ou transformer la personnalité d’une personne au nom d’intérêts managériaux.

L’efficience de telles régulations dépend également de l’implication des pouvoirs publics à travers des outils de contrôle législatifs des mécanismes paritaires dévaluation de l’action des employeurs et des praticiens.

Enfin, il est nécessaire de renforcer le dialogue disciplinaire entre chercheurs, praticiens, employeurs et grand public. Cela permettrait de diffuser une information de meilleure qualité sur les bienfaits et les limites de chaque approche et de contrôler la diffusion de discours pseudo-scientifiques.

Une collaboration interdisciplinaire à portée applicative permettrait également de mieux évaluer l’impact de certaines pratiques à l’aide de protocoles scientifiques solides.

L’auteur

Joseph LahianiFadi Joseph Lahiani, psychologue du travail et des organisations

Illustration : Narcisse, Le Caravage (attrib.), vers 1598-1599

1 Commentaire

  1. Sarah Amoros

    J’aime beaucoup l’article, qui rejoint mes idées. Une étude a notamment été publiée à ce sujet : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1111/irj.12418
    Bien que l’Express ait utilisé cette étude pour critiquer les pratiques de développement personnel en entreprise, il ressort surtout que le sujet numéro un concerne les conditions de travail. Nous le savons, de nombreuses études étayent le fait que c’est ce qui va permettre d’impliquer et d’engager davantage les salariés. Les pratiques de développement personnel sont la cerise sur le gâteau. D’un autre côté, il est important, à mon sens, que l’individu s’inscrive dans cette démarche d’introspection pour mieux comprendre ses besoins, ses ressentis et en faire des demandes, ou aller vers ce qui sera le mieux pour lui. Et cela, comme vous le dites, de manière individuelle.

    Vous citez Michael Sandel, « qui dénonce le fait que cette quête de réussite à travers une prétendue amélioration de soi favorise l’isolement et la compétition, et que l’idée que nous sommes responsables de notre sort et que nous méritons ce que nous obtenons. . Je pense que dans l’introspection de soi, il ne s’agit pas de se considérer responsable de notre sort, mais plutôt de la façon dont on va réagir à ce sort (la base de la résilience), tout en reconnaissant que ressentir de la peur, de la colère, de la frustration, de la tristesse est indispensable. Considérer que l’on « fait de son mieux » est une base clé de la compréhension de soi. Travailler sur cette notion de culpabilisation ou sur le pouvoir que l’on prête au regard de l’autre ou aux « injonctions » sociétales (croyances, représentations, modèles de pensées …) est, selon moi, un pas de plus vers soi-même et fait partie du développement personnel.

    C’est d’autant plus intéressant que je lis cet article en sortant d’une interview faite auprès d’une entreprise qui soulignait l’importance de cela dans la relation entre les différents collaborateurs et la réaction face à l’adversité que le travail (comme la vie) peut engendrer.

    merci pour cet article fort enrichissant et très bien écrit

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