Travailler avec un trouble borderline : partage d’expérience

10 Mai, 2024

Lorsque l’on évoque le trouble de la personnalité borderline, on met en lumière une réalité qui touche 2 à 3 % de la population, avec une prévalence plus marquée chez les femmes. Ce trouble, caractérisé par une hyperémotivité et une hypersensibilité, requiert le constat d’au moins 5 des 9 critères spécifiques pour son diagnostic. Ces critères, allant de l’instabilité émotionnelle à la peur d’abandon, dépeignent un portrait complexe de la condition. Malgré cette difficulté, des études longitudinales en psychothérapie ont révélé des perspectives encourageantes, avec une diminution notable des symptômes au fil du temps et une amélioration du fonctionnement social et professionnel pour beaucoup. Au-delà de son nom évocateur, « borderline », témoignant de son statut initial « à la limite » entre névrose et psychose, ce trouble est désormais clairement défini et reconnu en tant que maladie psychique. Cependant, il est important de souligner que nombre de personnes touchées connaissent également des troubles mentaux associés à un moment de leur vie, ce qui souligne l’importance de la compréhension et du soutien dans la gestion de cette condition.

Les conséquences du trouble de la personnalité sur la vie au travail sont diverses. En plus des défis liés aux symptômes caractéristiques de ce trouble, les personnes affectées doivent composer avec le fardeau supplémentaire de la stigmatisation sociale associée à ce trouble.

Pour mettre ces difficultés en lumière, nous partageons l’expérience de Noémie, une femme de 36 ans atteint de troubles de la personnalité borderline. Elle a accepté de partager son expérience.

Le blog QVT : Quel a été ton parcours professionnel ? 

Je suis webdesigner et graphiste, j’ai obtenu un master d’édition typographie. J’ai signé trois CDI avec pour chacun en moyenne une durée de trois ans. Par la suite, j’ai essayé de monter mon entreprise en freelance avec une amie. J’ai déjà près de dix ans d’expérience, mais à l’heure actuelle, je suis en recherche d’emploi.

Comment as-tu vécu ton dernier emploi ? Le changement organisationnel a été pour toi synonyme de bouleversement ? 

Au début, il y avait une très bonne communication, je me sentais à ma place et utile dans cet environnement de travail. Peu de temps après, les dirigeants ont changé, le turn-over des responsables s’est fait à quatre reprises. Je jouais un rôle de manager pour les nouvelles recrues, et c’était franchement éreintant. Étant la seule graphiste du pôle, je portais une double casquette.

À côté de ça, j’ai eu des promesses d’augmentation de la RH, également qu’elle embaucherait plus de graphistes… ça ne s’est jamais produit, jusqu’à ce que j’aie une alternante. Pendant un temps, ça m’a soulagé. Puis, ils ont à nouveau changé l’équipe de la direction. Ça a été difficile pour l’équipe et moi j’arrivais à la limite du burn-out. 

À cette époque, tu avais déjà été diagnostiquée en tant que personnalité borderline ?

J’ai fait trois dépressions avant que les médecins posent un diagnostic. Il y a deux ans, j’ai fini hospitalisée et ça s’est confirmé. Généralement, le trouble de la personnalité borderline commence à être diagnostiqué dans la vingtaine. 

À partir de la validation du diagnostic, as-tu ressenti un changement dans ta manière d’appréhender les autres ? 

À partir du moment où je me lie d’amitié dans le cadre du travail, ça devient problématique. J’ai des angoisses d’abandon assez fortes et ça se répercute sur les autres. Maintenant j’essaie d’équilibrer et je ne perds pas de vue le travail. J’y étais bien arrivée au cours de ma dernière expérience. Il a quand même fallu que j’explique mon diagnostic à mes deux amis qui ont très bien réagi, mais je n’ai pas réussi à gérer avec mes boss. Je me suis mise en arrêt maladie pendant des mois parce que je ne pouvais plus retourner au bureau. On était sept à quitter le plateau, je ne pense pas que tout le monde avait un problème de santé.

Comment définis-tu ton trouble? Quelle est ton expérience au quotidien et qu’est-ce que tu mets en place pour tenter de le combattre ?

Je ne ressens pas constamment les symptômes liés à ma maladie. C’est vraiment un trouble lié aux personnes, j’ai donc besoin de relations sincères. ai-je souffre de phases d’angoisse comparables à celles du trouble bipolaire qui durent un ou deux jours. Il s’agit d’une angoisse liée à des liens relationnels fort qui se brisent comme les amitiés. D’ailleurs mon trouble a été diagnostiqué lors de ma première dépression, pendant le deuil de ma mère. Mais en sixième j’avais déjà fait une tentative de suicide. Suite au rejet dont j’ai souffert de la part de trois copines. Dorénavant,  je prends le temps qu’il me faut pour créer de belles amitiés et me préserver de mes propres démons ou de gens qui peuvent être trop fluctuants.

À une époque, j’avais monté ma boîte avec une amie, je n’étais pas encore diagnostiquée et je lui en voulais terriblement. Elle était partie dans une autre ville et s’investissait dans des projets freelance à côté de notre entreprise. Je lui en ai voulu et suis tombée en dépression. Avec du recul je me rends bien compte que les projets freelance lui permettaient avant tout de répondre à ses besoins primaires. Elle était meilleure indépendante que moi qui déteste le côté commercial. Je suis donc tombée dans une grosse dépression. Et là c’est terrible, tu ne peux plus bouger de ton lit, tu ne vois pas d’intérêt à te lever et tu tombes dans des idées suicidaires. Dans ma vie j’ai fait trois tentatives de suicide et à chaque fois, ça me  semblait être LA meilleure solution pour tout le monde.

Est-ce que tu perçois ce trouble comme un handicap ?

Oui, quand j’ai des angoisses en réunion, c’est une catastrophe. Si j’ai choisi un métier de création, c’était avant tout pour ne pas faire de prise de parole en public. C’est une torture pour d’être devant une dizaine de personnes qui m’observent. C’est un énorme handicap et je le vois bien, tout le monde a beau te dire « mais vas-y, c’est rien, t’inquiète! » , tu es coincée en fait. Les premières approches comme les entretiens se passent bien, même les premières présentations mais dès que je développe un lien plus personnel avec les membres de mon équipe, c’est difficile à gérer. 

Dans ton ancienne entreprise tu dis avoir eu des soucis avec ta hiérarchie, mais plus généralement comment se déroulent tes interactions avec l’équipe ? 

En mettant toutes les limites, j’avais une bonne réputation au sein de mon entreprise. J’étais perçue comme une personne pédagogue et méticuleuse. Par contre, c’est vrai que je n’allais pas aux afterwork régulièrement. Je me suis fait deux amis, mais je ne cherchais pas une vie sociale remplie et c’est pour ça que cela se passait bien. 

J’adore travailler en groupe dans une ambiance bienveillante où chacun a sa part de responsabilité. Quand mes nouveaux patrons sont arrivés, ce n’était plus la même ambiance. Les autres rigolaient et moi j’étais décontenancée. J’ai essayé quelquefois de dire que c’était pas drôle mais comment se faire entendre quand tout le reste de l’assemblée rigole et soutient ce genre de comportements abusifs tels que la moquerie ou l’humiliation. J’ai finalement atteint un point de non-retour et je pense que beaucoup de gens n’auraient pas supporté ces manières de fonctionner. 

Comment fais-tu pour gérer ces émotions ? 

D’abord c’est contre les autres et ensuite c’est contre moi parce que je m’en veux et je me dis que je ne dois pas être comme les autres.

Dans ces moments d’angoisse, je me concentre sur ma respiration, j’essaye de reprendre mes esprits, c’est vraiment une sensation où t’es déconnecté du réel, tu n’as même plus les pieds ancrés dans le sol.

Parfois, j’ai eu envie de balancer mon ordinateur par terre, mais voilà j’essaye de faire ce que je peux pour rester dans le cadre et de toujours laisser une trace par mail. Par exemple, dire que cette demande est impossible, me défendre avec mes armes quitte à même aller voir les représentants syndicaux. Ce trouble est difficile parce qu’il touche au lien social qui est omniprésent au travail. Mais une fois qu’on acquiert de l’expérience, on peut poser ses limites. 

Si tu avais été diagnostiqué plus tôt pour ce trouble, penses-tu que tu en aurais parlé lors de tes entretiens ? 

Je ne sais pas si j’aurais fait la demande à la MDPH pour faire reconnaître mon handicap. Je me mets à la place des recruteurs et me dis que c’est une situation c’est horrible. Je me déprécie moi-même mais en même temps c’est un challenge. Il suffit de poser les limites de ce que je peux accepter. Quand j’avais accepté de bosser pour mon ancienne boîte, j’avais eu un très bon feeling à l’entretien et j’ai dit clairement “c’est ok pour bosser pour toi”.

Ne penses-tu pas que ce manque de transparence pourrait être une source de stigmatisation ? 

Non, je ne pense pas que j’en parlerai, d’autant plus que les maladies mentales sont encore très mal perçues. J’ai vraiment travaillé dans des grosses entreprises et il y a beaucoup de commérages, c’est une grande cour de récréation. 

Mon trouble est perçu comme une tare et le terme employé comme une insulte, pour preuve j’entends souvent l’expression “t’es border” utilisée à tout bout de champ.

Pour moi, les premiers déjeuners à la cantine étaient un calvaire parce que les groupes étaient déjà créés. En plus, la cantine, c’est bruyant et moi j’y suis très sensible, ça fait un brouhaha dans ma tête. Mais il faut que je m’y prépare parce que je sais que potentiellement, ça va être le même schéma quand je vais retrouver un travail, ça va me prendre une énergie colossale pour trouver ma place. 

Ton attitude et ton travail ont parfois été impactés par cette hypersensibilité ? 

Je pense que personne n’a jamais vraiment remarqué mon attitude parce que quand je fais une phase au travail, l’entourage n’arrive pas à lire et savoir ce que j’exprime. Les gens pensent que je vais bien car  je ne réalise pas encore moi-même que je vais mal.

Il me faut du temps pour comprendre et digérer. Je compte plus le nombre de fois où j’ai dit que je préférais télétravailler en prétextant une panne de métro. C’était une technique d’évitement, juste parce que j’avais reçu une réflexion la fois d’avant et qu’il me fallait un peu de temps pour me calmer. 

Pour ce qui est de l’efficacité, je ne crois pas qu’elle ait été impactée. Le travail créatif c’est ma bulle, quand je m’immisce dans cette bulle, c’est le moment où je me connecte à nouveau. Après comme tout le monde j’ai eu des ratés dans mon parcours professionnel mais rien qui ne soit lié à mon trouble. 

As-tu des conseils ou des recommandations pour les employeurs et les collègues qui travaillent avec des personnes atteintes de trouble borderline ? 

Si tu ne vis pas ce genre d’épisode brutal, si tu n’es pas accompagnant ou si tu ne t’intéresses pas à ce genre de sujet, tu ne peux pas comprendre ce qui se passe dans l’esprit de l’autre. Je suis borderline, mais une autre personne atteinte du même trouble réagirait d’une autre manière, chacun a son tempérament et sa manière de fonctionner. 

Les ateliers de groupes à l’hôpital m’ont littéralement sauvé. Ce sont des cercles de paroles composés d’individus atteints de troubles psychiatriques. 

Pour les entreprises, il serait utile de mettre en place des ateliers de sensibilisation, pour apprendre à mieux connaître chaque membre au sein de son équipe. Je connais un atelier autour des couleurs pour apprendre à mieux communiquer. Chaque couleur correspond à un tempérament, chaque membre de l’équipe doit s’identifier à l’une de ces couleurs. Ça permet à chacun d’avoir des clés de communication en fonction de la personnalité des membres de l’équipe.

Considères-tu avoir besoin d’aménagement à ton poste de travail ? 

Je pense pas avoir besoin d’aménagements particuliers. J’aime prendre soin de mon bureau, je mets des objets qui me ramènent aux éléments concrets de la vie. 

Avec ce trouble, il faut être rigoureux dans ces moments à soi et pour soi. 

Avant d’être diagnostiquée, dans les moments de lâcher prise, j’étais tentée par des excès mais j’ai énormément travaillé dessus.J’étais avec des gens bien plus jeunes donc eux restaient jusque tard après le travail, mais moi le cocktail médicaments/ alcool, c’était vraiment pas conseillé. Il faut arriver à se dire ok j’ai des moments de liberté, mais il faut que je me sente bien. Il ne faut pas boire pour les mauvaises raisons. 

Un bon conseil que mon psy m’a partagé, c’est le principe de la boîte à outils, t’y écrit les pensées que tu ne peux pas toujours exprimer. C’est primordial, en plus des groupes de paroles et d’une communication décomplexée avec son entourage. 

L’avis du Blog QVT :

Comme l’explique Noémie, il est crucial de reconnaître l’impact significatif que le trouble de la personnalité borderline a sur le bien-être émotionnel dans le milieu professionnel. Les personnes atteintes de ce trouble peuvent éprouver des défis particuliers liés à la gestion de leurs émotions et de leurs interactions sociales, ce qui peut influencer leur satisfaction et leur productivité au travail.

L’hypersensibilité associée au trouble de la personnalité borderline peut entraîner des réactions émotionnelles intenses en réponse au stress ou aux changements dans l’environnement de travail. Cela peut se traduire par des difficultés à maintenir des relations harmonieuses avec les collègues, ainsi que par une sensibilité accrue aux retours d’information et aux critiques, ce qui peut compromettre la collaboration et le climat de travail. Dans le cas de Noémie, les comportements abusifs et les effets de groupes semble être la première cause de son mal-être au travail. Les contraintes qu’imposent ces situations sont décuplées par son trouble.

Comme l’explique Noémie, il est en outre important de faire preuve de sérénité en tant que membre environnant. À force de patience, il est sûrement possible d’observer des signes révélateurs de sa souffrance émotionnelle et ainsi mettre en place un climat de confiance avec diverses ressources. Le témoignage met ainsi en lumière les bienfaits des approches psychoéducatives où les symptômes sont atténués en apprivoisant son trouble et en apprenant à construire sa vie autour.

En France, environ 3 millions de personnes souffrent de troubles psychiques sévères. Malgré ce chiffre, la prise en compte de ces pathologies au sein des organisations reste un tabou. 

Le témoignage de Noémie est nécessaire. Il démontre que la maladie psychique n’empêche en rien de poser un regard objectif et lucide sur sa situation de travail. De même, le travail n’est pas toujours affecté. Ce témoignage démontre par ailleurs que les évènements déclenchant des crises ou une aggravation de la pathologie peuvent émerger de dysfonctionnements organisationnels et managériaux. Il est en somme utile de souligner que les mesures de compensation de la déficience psychique sont la plupart du temps les mêmes que pour favoriser la qualité de vie au travail de tous les employés.

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Joseph Lahiani

Lucrèce Valence

Journaliste alternante pour le blog QVT

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