Evaluation des RPS : le modèle « Gollac » est-il dépassé ?

21 Jan, 2022
évaluation des RPS

Né des travaux du collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux en 2011, le modèle « Gollac » s’est imposé comme une grille de lecture consensuelle pour évaluer et prévenir les RPS. Près d’une décennie après sa naissance, le monde du travail a considérablement changé. Des travaux scientifiques récents ont également affiné notre connaissance des déterminants de la santé psychologique au travail. A la lumière de ces évolutions, le modèle « Gollac » reste-t-il d’actualité ?

Le modèle « Gollac » : aux origines du cadre conceptuel de l’évaluation des risques psychosociaux en France

L’évaluation des risques psychosociaux s’est progressivement imposée comme un pilier inaliénable de la démarche de prévention des risques professionnels chez la plupart des employeurs français.

Né du constat de l’émergence de nouvelles formes de « souffrance au travail » par des professionnels de santé à partir des années 1990, le concept de risques psychosociaux s’est progressivement structuré au cours des deux premières décennies du 21ème siècle.

Dans un premier temps, les préventeurs ont fait appel à des grilles de lecture issues de la recherche fondamentale, comme le modèle « Job Strain » de Karasek, le modèle « effort récompense » de Sigriest ou le modèle WOCCQ développé par Isabelle Hansez.

En 2009, le plan d’urgence pour la prévention des risques psychosociaux initié par Xavier Darcos dans le sillage de la vague de suicides à France Télécom a imposé la prévention des risques psychosociaux sur le devant de la scène médiatique et en a fait un incontournable de la prévention. Ce plan d’urgence a également mis en lumière le besoin de grilles de lectures homogènes et fiables pour évaluer les RPS autour desquels il n’existait pas de consensus conceptuel solide.

C’est ce besoin qui a conduit le Ministère du travail à constituer un collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux. À la suite d’un état des connaissances exhaustif, Michel Gollac et Marceline Bodier, rapporteurs du collège, proposèrent dans leur rapport publié en 2011 une nomenclature française des risques psychosociaux qui s’est imposée dans le secteur privé. Par raccourci, cette nomenclature fut rapidement nommée « modèle Gollac » du nom du premier rapporteur du collège.

Trois ans plus tard, la DGAFP l’adoptait à son tour dans ses recommandations faisant suite à la circulaire Ayrault de 2014 et généralisant l’évaluation des risques psychosociaux dans les établissements des trois fonctions publiques.

La nomenclature établie par le collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux est fondée sur 6 grandes familles de facteurs désormais bien connues :

  • L’intensité et le temps de travail
  • Les exigences émotionnelles
  • L’autonomie
  • Les rapports sociaux au travail
  • Les conflits de valeur
  • L’insécurité de la situation de travail
Cartégories RPS

Les 6 facteurs de RPS – Infographie INRS

 

Chaque facteur est subdivisé en sous-facteurs renvoyant à des situations de travail concrètes. L’exposition intense et durable à ces situations de travail étant susceptible de générer des troubles et des pathologies, elles sont considérées comme des risques professionnels à part entière engageant la responsabilité de l’employeur.

La nomenclature « Gollac » a eu le mérite de créer un cadre conceptuel consensuel de l’évaluation des RPS permettant d’uniformiser les pratiques d’évaluation et d’objectiver ces facteurs de risques. Aujourd’hui, la majorité des méthodes quantitatives et qualitatives d’évaluation des risques psychosociaux recommandées par les acteurs institutionnels en sont dérivées.

Une décennie après sa création, il est cependant légitime de questionner son caractère actuel au regard des bouleversements que connaît le monde du travail.

Il est également légitime de s’interroger à propos de l’adéquation de la nomenclature « Gollac » avec les derniers apports de la recherche fondamentale, particulièrement riches au cours des deux dernières décennies.

 

Une nomenclature fondée sur des travaux datés

Même s’il est relativement récent, le modèle « Gollac » a été construit à partir d’une revue de littérature de travaux scientifiques dont beaucoup datent du siècle dernier. Cela explique son incapacité à embrasser de façon exhaustive la complexité des situations de travail d’aujourd’hui. La désindustrialisation, la tertiarisation, la révolution numérique et plus récemment la crise sanitaire ont en effet profondément transformé le paysage du travail.

Certes, les six grandes familles de risques psychosociaux restent pertinentes. Pour autant, leurs sous dimensions et les situations de travail auxquelles elles renvoient sont loin de suffire à décrire le travail d’aujourd’hui.

Le facteur « intensité et temps de travail » prend ainsi peu en considération un nombre important de contraintes cognitives issues de la numérisation galopante et dont l’impact sur la santé est pourtant largement démontré. La demande immédiate, l’attention partagée, la charge mentale induite par les sollicitations multiples, le risque de fatigue numérique ou l’inflation des interactions et notifications ne sont ainsi pas spécifiés.

De même, l’autonomie, est aujourd’hui fortement dépendante de degrés de libertés numériques liés à des algorithmes de contrôle, des applications professionnelles ou des outils de collaboration à distance.

L’insécurité de la situation de travail doit également évoluer pour intégrer de nouvelles formes d’incertitude structurelle comme celle que nous vivons à l’ère de la pandémie.

Les exigences émotionnelles revêtent également de nouvelles formes, tant en raison des évolutions technologiques que de l’apparition de nouvelles tendances managériales comme l’hyper positivisme.

En somme, chacune des six familles de la nomenclature gagnerait à intégrer de nouvelles situations de travail afin de mieux traduire la réalité du travail.

 

Un décalage grandissant avec les apports de la recherche fondamentale

Les risques psychosociaux de la nomenclature « Gollac » sont la plupart du temps évalués séparément, comme s’il s’agissait de facteurs distincts sans liens de cause à effet. Il suffirait ainsi d’évaluer les risques un par un puis d’identifier des mesures préventives pour prévenir les risques psychosociaux.

Les travaux scientifiques démontrent une réalité différente : les déterminants de la santé psychologique interagissent. Des liens de cause à effet, des corrélations ou des effets de modération sont mis en évidence dans de nombreux modèles. Certains facteurs sont ainsi plus importants, dans la mesure où ils en prédisent d’autres. C’est par exemple le cas du climat de sécurité psychosociale qui traduit l’engagement stratégique de l’employeur en faveur de la santé psychologique de ses employés et qui joue le rôle de méta-cause pour de nombreux phénomènes.

D’autres facteurs sont également susceptibles de s’influencer. Des travaux scientifiques démontrent ainsi que le fait de développer un management accordant une latitude suffisante aux travailleurs pour modeler leur propre expérience du travail (« Job Crafting ») a une influence sur leur perception de l’insécurité des situations de travail.

D’autres travaux – dont le modèle JDR (Job Demand Resources) qui fait aujourd’hui consensus dans la littérature scientifique – mettent en évidence le fait que certains phénomènes sont à considérer comme des contraintes susceptibles de dégrader la santé, là ou d’autres sont plutôt des ressources à favoriser pour améliorer cette dernière. Ces approches offrent ainsi des grilles de lecture qui réconcilient l’approche préventive fondée sur les risques et les tenants d’un concept de qualité de vie au travail centré sur les ressources.

D’autres travaux montrent enfin que certains facteurs agissent de façon dichotomique. En 2016, une équipe de chercheurs de l’Université de Tours a ainsi observé que l’excès d’autonomie pouvait avoir un impact négatif sur la santé psychologique au même titre que le manque de latitude décisionnelle.

Les dynamiques qui caractérisent les risques psychosociaux sont par conséquent complexes, mais de mieux en mieux connues. Sans aller à un niveau de granularité aussi important que les travaux scientifiques, il serait important que les praticiens intègrent ces nouveaux enseignements pour améliorer la fiabilité des méthodes d’évaluation des RPS. Des liens de cause à effet ou une hiérarchisation des priorités d’action pourraient ainsi être établies pour fournir une aide à la décision moins empirique.

 

Conclusion

Les travaux du collège d’expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux représentent un acte fondateur dans le champ de la prévention des risques psychosociaux. Ils nous ont doté d’un cadre conceptuel consensuel qui a permis d’améliorer et d’homogénéiser les pratiques. Cette dynamique mérite aujourd’hui d’être renouvelée. Il est temps de donner un second souffle au modèle Gollac en l’adaptant à la réalité du travail et en le nourrissant des apports récents de la recherche fondamentale.

 

Auteur

Fadi Joseph Lahiani

 

Joseph Lahiani, Psychologue du travail et des organisations

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