[EDITORIAL – Semaine QVCT 2024] Dès son installation dans le débat public impulsée par l’accord national interprofessionnel (ANI) de juin 2013, la notion de qualité de vie au travail a été posée comme un instrument au service de la performance des organisations.
Dans son préambule, l’ANI 2013 dispose que « la compétitivité des entreprises passe notamment par leur capacité à investir et à placer leur confiance dans l’intelligence individuelle et collective pour une efficacité et une qualité du travail. Elle dépend aussi de leur aptitude à conjuguer performances individuelles et collectives dans le cadre du dialogue social. La qualité de vie au travail contribue à cette compétitivité ».
L’accord de 2013 et son successeur de 2023 ont permis de développer une approche plus globale des conditions de travail. Dans ces textes cadres, la QVCT n’a en revanche jamais été considérée comme une fin en soi. Cette approche a implicitement contribué à forger une représentation collective de l’action en faveur des conditions de travail comme un instrument au service de la performance des organisations.
Une limitation implicite des degrés de liberté
La genèse d’un paradigme de la qualité de vie au travail au service de la performance a instillé dans nos représentations l’idée que l’action en faveur de la santé et des conditions de travail s’opère à postériori des choix stratégiques, dans un champ d’action délimité par le modèle économique et la gouvernance des organisations. L’amélioration des conditions de travail ne doit pas les remettre en question, mais au contraire gagner sa légitimité en les servant.
Ce point de départ a fortement modelé le paysage de l’intervention pour l’amélioration des conditions de travail ou de nombreux professionnels invoquent des liens hasardeux entre QVCT et performance pour justifier le bien-fondé de leur action.
Contenus ou infographies schématisant des liens entre QV(C)T et performance
Au niveau du dialogue social, l’actuel paradigme a conduit à une déconnexion du cadre de dialogue social sur la création et le partage de valeur d’une part, et sur les conditions de travail d’autre part.
Une autocensure collective à déconstruire
La genèse d’un champ de la qualité de vie au travail au service de la performance s’est traduit par la construction de représentations limitatives des degrés de liberté de l’ensemble des acteurs.
Pour les chefs d’entreprise et les décideurs, la performance se définit de façon discrétionnaire, souvent dans l’isolement, au regard de canons d’efficience extrinsèques détachés de l’intérêt des travailleurs ou des bénéficiaires. La rhétorique méritocratique brocardant la réussite individuelle et les pressions financières et institutionnelles nourrissent l’autocensure des décideurs qui s’interdisent de considérer des alternatives où le modèle économique émanerait d’un débat collectif associant l’ensemble des parties prenantes, ou au moins les travailleurs, partie constituante directement impactée par les conditions de travail.
Pour les intervenants dans le champ de la qualité de vie au travail, le modèle économique est la plupart du temps perçu comme une règle du jeu avec laquelle il faut composer, même dans les cas où il est évident qu’il est à l’origine de l’altération de la santé des travailleurs. Un ordre de valeurs s’est inconsciemment construit dans l’imaginaire de la profession. Dans cette hiérarchie, l’intervenant sur les questions de santé au travail n’est ni compétent ni légitime pour questionner les choix économiques, là où ses homologues intervenant sur les questions économiques ou stratégiques sont eux tout à fait légitimes pour faire des choix modelant les conditions de travail.
Pour les travailleurs et leurs représentants, l’expression des besoins en matière de conditions de travail s’est également détachée des notions de création et de partage de valeur. La quête d’une meilleure qualité de vie passe de moins en moins par le travail. Elle se conçoit malgré le travail et en dehors du travail. Certes, ce déclassement de la valeur travail peut paraître émancipateur. Mais il traduit également la désillusion d’un esprit de corps perdu, amenant chaque individu à se replier sur une sphère privée plus protectrice.
Quelle(s) performance(s) ?
La performance doit-elle se limiter à des indicateurs économiques ? Et doit-on considérer comme performant un modèle économiquement efficient au prix de la santé et de l’intégrité des travailleurs ?
L’assujettissement des conditions de travail à la performance nous prive d’une réponse à ces questions pourtant cruciales en occultant le débat autour de la définition de ce qui constitue la performance d’une organisation.
La performance est globalement entendue au sens économique et reste la chasse gardée des dirigeants. Certes, des acteurs institutionnels comme l’ANACT appellent à une conception durable de la performance, mais sans pour autant toucher aux équilibres fondamentaux. Très peu de démarches QVT considèrent ainsi la redéfinition du modèle économique ou de la gouvernance comme un point d’entrée.
Il nous apparaît pourtant évident que l’action en faveur des conditions de travail passe par des organisations où la soutenabilité du travail et le partage de la valeur sont des éléments centraux. Dans un monde du travail idéal, une chaîne de valeur portant atteinte à la santé, l’intégrité ou la dignité des travailleurs ne doit pas exister. Seul un débat démocratique élargi sur la performance souhaitable et acceptable nous permettra de parvenir à cette inversion de valeurs plaçant la soutenabilité du travail au sommet des priorités. La soutenabilité du travail, l’impact sociétal et la qualité du système de gouvernance deviendraient alors eux-mêmes des indicateurs de performance de l’entreprise.
Réinventer le débat sur les conditions de travail et la performance collective
La performance des organisations et les conditions de travail sont consubstantielles. L’assujettissement progressif de la première à la seconde nous conduit en revanche à une impasse.
Les indicateurs de santé au travail sont le reflet criant de l’essoufflement d’un paradigme où la qualité et la soutenabilité du travail n’entrent pas en ligne de considération lorsque les modèles de performance sont pensés.
Les faits démontrent froidement l’échec de cette restriction ontologique du champ d’action en faveur des conditions de travail. Au cours des deux dernières décennies, la majorité des grandes et moyennes entreprises et autres organisations du travail se sont engagées dans des démarches QVCT. Le “travail réel” est même en passe de devenir une préoccupation majeure des entreprises. Pourtant, au cours de la même période, tous les indicateurs objectifs de santé au travail (absentéisme, restrictions d’aptitudes, troubles psychosociaux, etc.) se sont nettement dégradés. Le mal-être psychologique des individus en situation de travail s’est d’ailleurs progressivement installé au sein de nos entreprises.
Pour sortir de cette tendance délétère, il est essentiel de réaffirmer la santé et l’intégrité des travailleurs comme un droit fondamental inaliénable. La performance organisationnelle n’est concevable qu’à ce prix.
Donner vie à ce principe passe par un dialogue démocratique renouvelé sur la performance souhaitable entre toutes les parties prenantes et constituantes des organisations du travail : actionnaires, dirigeants, travailleurs, bénéficiaires. Pour construire des solutions soutenables pour toutes les parties, ce débat devra rompre avec l’actuelle logique où les intérêts des bénéficiaires ou des actionnaires prévalent sur ceux des travailleurs qui doivent s’y conformer. La soutenabilité doit se concevoir de façon holistique, en excluant tout équilibre reposant sur une atteinte à l’intégrité de l’une des parties.
Ce changement de perspective réaffirme la responsabilité citoyenne de toute entité économique qui doit favoriser l’intérêt général, ou tout du moins, ne pas lui porter atteinte.
A l’occasion de la semaine de la QVCT 2024, l’AGORA D.O.D.E.S et le Blog QVT s’associent pour ouvrir le débat autour des liens à repenser entre performance et conditions de travail. Du 17 au 21 juin 2024, nous partagerons de nombreux contenus, des points de vue et des débats qui nourriront cette réflexion.
Au programme :
- Un webinaire le 18 juin sur les liens entre performance(s) et conditions de travail, avec la participation de d’Isabelle Mercier (CFDT) Thomas Coutrot (DARES) et Sandro De Gasparo (ATEMIS)
- Un podcast enregistré collectivement par les partenaires de l’Agora D.O.D.E.S. sur “Dynamiques démocratiques et bien-être au travail”
- Plusieurs interviews : Marianne Salvetat Bernard, Victor Waknine …
- Plusieurs contributions écrites : Cohortes, Roberto De Sousa, Solveig Le Pichon …
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