Le collège d’expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux au travail définit les exigences émotionnelles comme le fait, « dans l’interaction avec les bénéficiaires du travail, de maîtriser et façonner ses propres émotions, afin de maîtriser et façonner les émotions des bénéficiaires du travail.»
Plus simplement, les exigences émotionnelles renvoient à des situations de travail où un registre émotionnel ne correspondant pas au ressenti réel doit être exprimé par les travailleurs afin de faire face à certaines situations. On parle alors de travail émotionnel (emotional labor en anglais). Introduit par Hochschild en 1983 pour illustrer la tâche qui incombe aux hôtesses de l’air et stewards d’arborer un sourire à toute épreuve, indépendamment de leur véritable ressenti. Plus précisément, on distingue deux formes de travail émotionnel :
- Le travail émotionnel qui se fait avant que l’émotion ne se produise : lorsque les professionnels réévaluent et travaillent en profondeur leur registre émotionnel de tel sorte qu’il correspondent aux émotions qui sont structurellement attendues d’eux dans le cadre de leur fonction et qu’ils soient ensuite authentiques dans l’expression desdites émotions, on parle alors de deep acting.
- Le travail émotionnel qui se fait en réaction à l’émotion, une fois qu’elle s’est produite : lorsque les professionnels adaptent l’expression de leurs émotions en surface, réprimant leur véritable ressenti, et se sentent inauthentiques dans l’expression des émotions requise par leur fonction, on parle alors de surface acting.
Evidemment, tout contexte professionnel est par nature contraint, et il est naturel de tempérer ou de masquer certains ressentis. C’est lorsque ces situations sont trop intenses et qu’elles s’installent dans la durée qu’elles représentent un risque pour la santé et qu’elles sont, à ce titre, assimilées à un risque psychosocial.
Quelles situations de travail ?
Les situations professionnelles où les travailleurs s’exposent à des exigences émotionnelles fortes sont diversifiées.
Les professionnels de la vente ou de l’accueil expriment fréquemment des difficultés du fait de devoir maintenir une attitude calme et positive face à des usagers et des clients parfois agressifs, voire violents. Cela est d’autant plus vrai que dans de nombreux environnements de travail, les incivilités sont en forte augmentation ces dernières années. Elles ont par exemple augmenté de 80% en 5 ans en milieu hospitalier (Source : ONVS).
Les travailleurs sociaux ou les professionnels du sanitaire sont confrontés presque chaque jour à des situations de grande détresse ou de souffrance face auxquelles il est humainement difficile de rester insensible. Ils doivent cependant agir avec professionnalisme et maintenir une posture assurée et rassurante, au prix de l’intériorisation d’émotions douloureuses.
Les cadres intermédiaires sont pour leur part souvent confrontés à des situations de dissonance émotionnelle (des situations où ils se sentent inauthentiques dans l’expression de leurs émotions), par exemple des situations où leur fonction les contraint à manifester des émotions positives à l’égard de décisions et pratiques qu’ils doivent porter, alors que celles-ci génèrent chez eux des affects négatifs. En d’autres termes, leur fonction les amène par essence à être dans un constant tiraillement entre des directives supérieures et des besoins, incompréhensions, ou résistances de leurs subordonnés.
Enfin, plus récemment, certaines entreprises ont progressivement théorisé des comportements professionnels où les émotions exprimées par les employés sont dictées par des règles dans l’objectif de faire émerger des cultures « hyperpositives », du moins en apparence. Citons à titre d’exemple le règlement intérieur des magasins d’un leader mondial de l’électronique, stipulant qu’il est proscrit de prononcer le mot « problème ».
Quelles conséquences ?
Les situations où les professionnels s’exposent à des contraintes émotionnelles intenses et durables peuvent être considérées comme un réel facteur d’usure. Le surface acting (voir plus haut) est en effet associé à une variété de conséquences négatives telles des niveaux plus élevés de burnout, ou encore des niveaux faibles de satisfaction professionnelle ou d’accomplissement personnel.
À titre d’exemple, dans une étude menée auprès de managers français, nous avons démontré que le fait d’être contraint à des situations de surface acting, résultait en une diminution significative de la satisfaction des besoins psychologiques fondamentaux, de l’engagement au travail, et de la satisfaction professionnelle trois mois plus tard.
Dans une autre étude, nous avons semblablement démontré que la dissonance émotionnelle ressentie par des managers français augmentait la frustration de leurs besoins psychologiques, entraînant ainsi un moindre engagement de ces derniers dans leur travail trois mois plus tard, ainsi qu’une difficulté à se détacher psychologiquement de leur travail (une difficulté à décrocher durant les heures hors travail).
Sur le plan collectif, les contraintes émotionnelles peuvent avoir des effets sur les comportements et, par ricochet, sur la performance collective ou la qualité du service. Des chercheurs ont par exemple démontré que la sincérité émotionnelle d’un manager perçue par ses subordonnés était associée à davantage de confiance de ces derniers envers leur encadrant, ce qui entraînait une performance accrue chez ces subordonnés. À l’inverse, il est fréquent de voir s’installer des postures défensives chez les professionnels de l’accueil qui ont été confrontés à de nombreuses reprises à des violences ou des incivilités. Ces postures défensives seront dans certains cas génératrices d’incompréhension, d’impatience et d’incivilités chez les usagers, formant ainsi une forme de cercle vicieux.
Quelles pistes de prévention et d’amélioration ?
Comme nous le précisions dans de précédents articles, le premier levier de prévention réside dans le fait de développer une culture d’entreprise mettant la santé psychologique des salariés au rang de priorité stratégique .
Il est par ailleurs primordial de ne jamais banaliser une situation contraignante, même si elle est inhérente à la nature travail. Il est ainsi primordial que les managers, les collègues et les professionnels de soutien expriment leur considération à l’égard des professionnels soumis à de fortes exigences émotionnelles, et ce d’autant plus lorsqu’elles sont quotidiennes. Il s’agit en somme de ne jamais banaliser ces situations et de ne jamais considérer qu’on s’y habitue par la force des choses.
Il est également important de mettre à la disposition des professionnels des procédures de signalement permettant d’alerter leur hiérarchie lorsqu’ils sont confrontés à des situations difficiles à supporter. Dans ce cas de figure, un soutien peut être rapidement exprimé et des mesures de retrait peuvent être proposées au professionnel concerné.
Sur un plan plus préventif, les espaces de régulation permettant aux professionnels d’exprimer leur ressenti au travail sont également précieux. Plusieurs formats sont envisageables. Le secteur social et médico-social est, par exemple, friand d’espaces d’analyses de la pratique où les professionnels s’expriment sous le sceau du secret, sous la supervision d’un animateur neutre, hors hiérarchie. D’autres employeurs privilégient les sessions de droit d’expression ou les démarches de prévention par l’écoute.
En effet, la recherche a permis d’observer que le soutien émotionnel permettait de limiter les effets néfastes des contraintes émotionnelles. Plus précisément, des recherches ont démontré que lorsque les professionnels du secteur se soutenaient les uns les autres et qu’ils bénéficiaient d’un soutien de leur hiérarchie, les effets négatifs de situations professionnelles émotionnellement perturbantes sur leur épuisement professionnel, leur créativité et leur motivation étaient atténués.
Tous ces formats sont efficients à partir du moment où ils s’inscrivent dans les routines de l’organisation et où ils permettent d’offrir un espace institutionnel légitimant l’expression des émotions au travail.
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