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L’actualité récente révèle de plus en plus d’écarts entre la communication de nombreuses entreprises sur leurs engagements environnementaux et sociétaux et leurs pratiques réelles. Ce décalage questionne la volonté réelle des entreprises et inspire une défiance accrue vis-à-vis du monde de l’entreprise. Avant d’être une affaire de communication, la gouvernance éthique dépend de la capacité des entreprises à questionner leurs finalités et leurs structures de gouvernance.
Google face à ses engagements en faveur de l’IA éthique : une affaire symbolique
Le 19 février dernier, Alphabet Inc., la maison mère de Google, renvoyait Margaret Mitchell, co-directrice du programme d’éthique dans l’intelligence artificielle. Celle-ci avait exprimé des critiques publiques sur l’engagement de son entreprise en faveur de la diversité en prenant le parti d’une collègue chercheuse, la Docteure Timnit Gebru également renvoyée par la firme de Cupertino en décembre 2020.
Cet épisode a donné lieu à d’inédites protestations de la part des employés de la firme. Elle a été fortement dénoncée par le tout jeune syndicat « Alphabet Workers Union » créé en janvier 2011 par des employés de la maison mère de Google.
L’éviction de Margaret Mitchell et de Timnit Gebru revêt une dimension symbolique dans une entreprise qui, pendant un temps, fit de l’éthique une devise à travers son fameux slogan « don’t be evil ». Elle illustre parfaitement l’incapacité de certaines entreprises à traduire en acte des engagements éthiques pris la plupart du temps pour rassurer les clients et se doter d’images plus acceptables pour le grand public.
Le caractère systémique des manquements à l’éthique en entreprise
Les renoncements de Google sur le champ de l’IA éthique illustrent une réalité à l’œuvre dans de nombreuses entreprises. Pour répondre aux attentes sociétales ou à la pression médiatique, de nombreuses organisations s’empressent d’afficher des engagements forts dans de nombreux domaines comme l’égalité professionnelle, le respect de la vie privée, la lutte contre le harcèlement, le respect des droits de l’homme chez les sous-traitants ou la maîtrise de l’impact environnemental.
Dans les faits, force est de constater que ces engagements tiennent rarement lorsqu’ils viennent contrecarrer les finalités économiques ou la structure du pouvoir au sein de ces organisations.
On ne dénombre plus les exemples d’entreprises, voire d’organisations étatiques ou associatives – pourtant moins perméables à la pression financière – honteusement prises la main dans le sac au titre de faits où elles revendiquaient l’exemplarité.
Le caractère systémique de ces manquements à l’éthique interpelle. Plusieurs exemples récents le démontrent. Dans une étude très documentée publiée en 2020, l’Institut australien de stratégie politique (ASPI) a épinglé plus de 80 grandes marques comme Nike, Volkswagen, Lacoste ou Alstom qui auraient collaboré avec des sous-traitants ayant recours au travail forcé de membres de la minorité Ouïghoure en Chine. Plusieurs de ces entreprises ont réagi, arguant au premier chef qu’elles n’avaient pas connaissance du recours au travail forcé chez les sous-traitants mis en cause.
Un autre rapport de la Commission européenne sur l’écoblanchiment (ou « green washing ») publié en 2021 démontrait que la moitié des allégations environnementales des entreprises étaient fallacieuses, mensongères ou invérifiables. D’autres activistes et chercheurs mettent en cause les marques pratiquant le « feminine washing » en se créant une image engagée en faveur de la cause féministe, tout en continuant à produire dans des conditions très éloignées des normes internationales où les femmes sont en bas de la hiérarchie de l’emploi et dans des situations de grande précarité.
Un discours positiviste dans un monde du travail qui l’est de moins en moins
La communication faussement éthique de nombreuses organisations s’inscrit dans une tendance de fond où le positivisme forcé du discours – qui confine parfois à l’infantilisme – vient vainement compenser la défaillance des actes, comme si le « dire » pouvait conjurer l’absence de « faire ».
Dans un environnement de travail de plus en plus insécurisant, les concepts « d’agilité » et de « flexibilité » sont dépeints comme les atours d’une modernité assumée et fédératrice. Et pour faire face à des conditions de travail difficiles, certaines entreprises font le choix du « Chief happiness officer » pour prescrire des activités ludiques là où il serait opportun de transformer le travail.
Ces choix de surface sont dommageables. Outre leurs impacts sociétaux, ils sont accueillis avec une défiance et un cynisme croissant, notamment chez les jeunes générations.
Sur les réseaux sociaux, des groupes fleurissent pour ridiculiser la tartufferie managériale et dénoncer l’absence de sens ou la précarisation. Fort de ses 122 000 membres, le groupe Facebook NdFlex (pour « Neurchi [chineur en verlan] de flexibilisation du marché du travail ») transforme le quotidien du travail en mèmes ou en messages humoristiques.
Une défiance croissante aux conséquences dommageables
Qu’elle provienne des clients ou des employés, la défiance croissante à l’égard du monde de l’entreprise, de plus en plus perçue comme foncièrement déloyal, est un danger. Elle contribue au discrédit global des institutions et alimente les antagonismes. Le fait que des marques puissantes et présentes dans notre quotidien tiennent un double discours joue également un rôle dans le discrédit de l’information, rappelant que la « post-vérité » n’est pas qu’une construction médiatico-politique.
A l’instar des autres institutions, les entreprises sont de fait un acteur du lien social. Quelles que soient leurs finalités managériales et économiques, il n’est pas possible de faire abstraction de leur impact sociétal.
Pourtant, de nombreuses firmes continuent de considérer l’éthique comme un simple enjeu d’image et de communication. Cette position traduit pour le moins un manque de vision. Elle n’est pas tenable à long-terme dans la mesure où les faits sont de plus en plus vérifiables et où les clients, les salariés et parfois même les actionnaires attendent des actes.
L’éthique en entreprise n’est pas une idée vague. Elle prend forme lorsque les entreprises érigent les enjeux citoyens en lignes rouges indépassables au nom de la finalité économique ou managériale. Cet engagement est assujetti à de nouvelles structures de gouvernance bâties autour de contre-pouvoirs forts et de cultures transparentes et respectueuses de l’intégrité des individus.
Dans ce texte, l’usage du genre masculin n’est pas utilisé pour discriminer et accréditer sa neutralité, mais uniquement pour alléger le texte.
Auteur : Fadi-Joseph LAHIANI, Psychologue du travail et des organisations
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