Depuis la vague #meetoo, la scène médiatique met régulièrement en lumière des affaires de violences sexistes et sexuelles au travail. Cinéma, jeux vidéo, recherche, édition, politique : les exemples sont nombreux et aucun environnement professionnel ne semble épargné.
Ces différentes affaires rappellent qu’avant d’être une question de milieu, les violences sexistes et sexuelles sont un fait de société dont il est nécessaire de souligner le caractère systémique.
L’analyse des nombreux cas mis en lumière ainsi que notre expérience d’intervenant.es permet en revanche d’identifier des marqueurs culturels récurrents facilitant l’occurrence de violences sexistes et sexuelles. Ces marqueurs ne doivent pas être entendus comme des conditions sine qua non, mais plutôt comme des facilitateurs, à fortiori lorsqu’ils s’additionnent.
Sans prétention d’exhaustivité, cet article en énumère cinq et propose des pistes pour les conscientiser et les faire évoluer.
Le biais du métier passion et la porosité entre les sphères privée et professionnelle
Certains métiers reviennent à épouser une cause. C’est par exemple le cas de certains métiers de la politique, du militantisme ou de certains parcours artistiques. Pour de nombreuses personnes œuvrant dans ces champs, le sens du travail et la finalité servie justifient parfois un engagement au-delà de la norme, tant sur le plan temporel qu’émotionnel.
Le caractère exceptionnel de ces parcours crée également les conditions d’un entre-soi de l’engagement qui peut rendre ténue la frontière entre la sphère professionnelle et privée.
La combinaison de ces ingrédients peut représenter un facteur de risque : au nom d’une cause, mais aussi du fait d’une grande proximité, des professionnel.les s’autorisent parfois des comportements qui seraient proscrits dans des organisations plus “classiques”.
Entendons-nous : le risque ne réside pas dans le rapport passionné au travail ou le fait que certains groupes professionnels partagent une cause commune allant au-delà de l’exercice professionnel. Ces éléments sont porteurs de sens et constituent au contraire d’importants vecteurs de motivation intrinsèque. Il s’agit plutôt d’avoir un recul collectif sur les effets pervers qui peuvent en découler pour partager une cause en préservant l’intégrité de celles et ceux qui y contribuent.
Mythification, déification et storytelling : la fabrique d’êtres d’exception échappant aux règles
De nombreuses affaires de violences sexistes et sexuelles au travail mettent en cause des personnes au plus haut de la hiérarchie ou au somment de la réussite.
Ubisoft, Assu 2000, Uber : les exemples médiatisés ne manquent pas. L’analyse rétrospective de ces situations nous enseigne que l’occurrence d’un fait grave est la plupart du temps précédée de nombreux “signaux faibles” dont de nombreuses personnes avaient connaissance.
Lorsqu’ils s’expriment sur ces faits, ces témoins expliquent leur silence ou leur tolérance en invoquant le caractère exceptionnel des personnes mises en cause, leur conférant une forme d’immunité.
Ces comportements sont d’autant plus puissants dans les organisations où le pouvoir et la réussite sont fortement personnifiés. La généralisation du storytelling, fabriquant des modèles managériaux ou entrepreneuriaux déifiés, accentue ce phénomène. L’adoption collective d’un mythe et l’admiration de la personne qui l’incarne est un puissant facteur de cohésion, facilitant le biais de conformisme. Dès lors, les voix discordantes peinent à s’exprimer. Elles ne dénoncent plus une pratique, mais un mythe qui permet de faire corps et de donner du sens.
Soulignons toutefois que la culture d’entreprise ne dédouane pas un individu de ses obligations et n’atténue pas sa responsabilité. Toute personne commettant des violences sexistes et sexuelles doit en répondre. La compréhension des facteurs ayant favorisé l’occurrence de ces violences constitue en revanche un puissant levier préventif. Prendre conscience de ces schémas collectifs permet en effet de déconstruire l’intrication entre le statut d’une personne et son exemption des règles communes.
Cela nous permet également de souligner l’intérêt de contre-pouvoirs et de dispositifs permettant à toute personne d’être entendue et considérée indépendamment de son statut, sans subir de pression ou être menacée d’exclusion. Ce marqueur rappelle enfin l’intérêt de cultures professionnelles fondées sur l’exemplarité et invite à la prise de recul sur la construction collective des modèles individualisés de réussite.
De la dépendance professionnelle à l’emprise
Certains champs professionnels se caractérisent par des relations de dépendance très forte entre hiérarchiques et subordonnés. C’est le cas par exemple de la dyade que forment les doctorants et leurs directeurs, ou de la relation entre les parlementaires et leurs assistants.
Ce type de relation va au-delà du lien hiérarchique classique : l’encadrant dans ces cas de figure n’est pas substituable. Il a un droit de vie et de mort sur le parcours professionnel du subordonné. La relation professionnelle est en outre cloisonnée et le travail s’opère dans une sorte de huis clos peu perméable aux interférences externes. L’affaire qui a récemment secoué le Smithsonian Tropical Research Institute illustre parfaitement ce cas de figure.
Sans être dangereux par nature, ce type de relation constitue un terreau favorable à l’émergence de rapports de domination qui représentent un facteur de risque. Il invite à la vigilance et nous encourage à mieux former et accompagner les encadrants comme leur subordonnés lorsque la situation de dépendance professionnelle est importante. Ce cas de figure invite également les institutions concernées à penser des dispositifs et des instances de suivi permettant à des tiers régulateurs d’intervenir en cas de besoin.
Ritualisation et culture de l’exception : lorsque l’intérêt supérieur de l’organisation prévaut sur les règles communes
Certaines organisations se structurent autour de cultures, de rites et de codes fortement différenciants. Y appartenir confère un statut social particulier et exercer ces rites ou épouser ces codes construit la fidélité et l’esprit de corps. Cette culture de la différence et de l’exception vient souvent en justification à une finalité particulière, conférant à l’organisation un statut supérieur au champ commun. C’est par exemple le cas des forces armées, de certaines grandes écoles ou de certains corps publics d’élite.
Il n’est pas question ici de nier le caractère exceptionnel de certains corps professionnels. En revanche, leurs marqueurs culturels induisent des biais collectifs lorsque l’intérêt supérieur du groupe prend le pas sur l’intérêt général. Dans ces organisations, l’occurrence de violences sexistes et sexuelles et les conséquences qui en découlent (enquêtes, médiatisation, etc.) peuvent être collectivement vécues comme une intrusion menaçant le groupe qui fait alors corps pour se préserver de l’atteinte extérieure. Ce type de repli favorise le silence : les personnes s’exprimant en qualité de victimes ou de témoins peuvent être perçues comme une menace pour le collectif.
Ici aussi, le caractère exceptionnel de certaines organisations invite à penser des dispositifs de prévention adaptés afin de préserver des cultures et des rituels porteurs de sens sans en faire l’instrument de violences.
Concentration du pouvoir et caractère discrétionnaire de la décision
L’occurrence d’un fait de violences sexiste ou sexuelle au sein d’une organisation met nécessairement les dirigeants face à des arbitrages. Les décisions à prendre sont évidemment difficiles et mettent les décideurs face à d’épineuses questions. Quel parti prendre ? Et quel niveau de sanction adopter si les faits sont avérés ?
Dans les cas où les faits sont commis par des personnes proches des dirigeants en charge de l’arbitrage, le biais de proximité rend encore plus difficile la décision. Le fait de connaître une personne nous conduit naturellement à atténuer notre jugement en le tempérant avec la connaissance que nous avons d’elle. L’empathie s’opère alors vis-à vis de la personne mise en cause au détriment de la victime.
Ce biais peut facilement être constaté à chaque affaire médiatisée où des personnes en position d’arbitrer ou de sanctionner ont cherché à atténuer la responsabilité d’auteurs de faits dont ils étaient proches en brandissant l’argument de la moralité ou de la bonne conduite dont ils pouvaient attester. L’affaire Andrew Cuomo où l’ancien gouverneur de l’Etat de New York fut mis en cause par plusieurs femme illustre bien ce réflexe des pairs.
Ces biais mettent en évidence l’intérêt de dispositifs de traitement des signalements impartiaux prémunissant les décideurs des conflits d’intérêt. Il est ainsi nécessaire de séparer les acteurs chargés d’établir les faits, de les qualifier et de proposer des sanctions ou des mesures conservatoires proportionnées des personnes qui doivent valider ces mesures et en endosser la responsabilité.
Conclusion
La question des cultures d’entreprise propices aux violences sexistes et sexuelles est complexe et nécessite une approche nuancée.
Il est crucial de reconnaître que ces cultures ne sont pas le résultat d’une singularité, mais plutôt le produit d’une combinaison de différents facteurs. Les cinq marqueurs culturels que nous avons présentés en constituent des exemples.
Sans dédouaner chaque individu de ses responsabilités, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail nécessite un effort collectif et une remise en question des normes, des mécanismes culturels et des pratiques organisationnelles. C’est de cette manière que nous pourrons construire des environnements de travail où la parole de chaque personne est entendue et où l’intégrité humaine n’est pas bafouée au nom d’un quelconque particularisme.
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