Le télétravail : les contraintes et les ressources – Entretien avec Jérémy Thomas

8 Fév, 2024

Jérémy Thomas effectue sa thèse depuis le mois d’octobre 2021 et étudie les « Contraintes et ressources professionnelles en télétravail : Leurs conséquences psychologiques »

Les études qui se sont intéressées aux effets du télétravail ont soit comparé des groupes de télétravailleurs versus de travailleurs site, soit analysé les effets de la fréquence de télétravail .

La limite dans ces études, c’est qu’elles considèrent qu’il n’y aurait qu’une façon de télétravailler, alors qu’en réalité le vécu du télétravail peut différer d’un secteur à un autre, d’une organisation à une autre, voire d’un individu à un autre.

C’est pour cela que Jérémy Thomas trouve plus pertinent de s’intéresser aux contraintes et aux ressources de travail car en fonction de son propre sentiment d’isolement par exemple, on n’aura pas le même vécu du télétravail : un fort sentiment d’isolement devrait entraîner une santé psychologique plus dégradée (Job Demands-Resources, de Demerouti et al. 2001).

Le blog QVT : Le télétravail est-il une source de stress ?

Jérémy Thomas : Quand on demande aux télétravailleurs ce qui est contraignant dans le télétravail, l’une des premières réponses est souvent la question de l’isolement social (Kossen et van den Berg, 2022)​​. En effet, être éloigné par nature de ses collègues et de sa hiérarchie, peut être souvent pesant pour eux sur le plan relationnel. Ce qu’ils rapportent de négatif, c’est l’aspect informel, ce n’est pas tant les relations centrées sur le travail : les discussions de couloir, les temps formels et/ou informels que l’on va passer avec ses collègues par exemple. Dans la littérature scientifique, elle est abordée comme l’une des principales contraintes du télétravail, surtout pendant la pandémie de Covid-19 (Kossen & van den Berg, 2022). Dans ce cas particulier, il s’agissait d’un télétravail à 100% non choisi, les moments informels n’existaient pas.

Pour identifier les contraintes et les ressources, Jérémy Thomas s’est entretenu avec de nombreux télétravailleurs. Il constate que c’est le télétravail à 100% qui crée le phénomène d’isolement social. Le télétravail hybride, comme deux jours par semaine, permet de garder un contact physique avec l’entreprise. C’est l’équilibre idéal pour compenser ce manque d’interaction sociale (Spilker et Breaugh, 2021).

Cependant, il faut nuancer cette question de l’isolement avec celle de la fréquence de travail (Spilker et Breaugh, 2021). Il y a des caractéristiques individuelles qui viennent modérer les conséquences néfastes de l’isolement social. Certains télétravailleurs introvertis considèrent ce travail à distance comme bienfaiteur. Ils ne sont pas contraints de subir ces interactions au quotidien. Il y a d’autres personnes qui rapportent la question des conflits. Effectivement, le télétravail permet de s’éloigner des relations conflictuelles entre collègues.

Comment réussir à gérer l’enjeux de déconnexion ?

Cet enjeux est ce qu’on a appelé les attentes de disponibilité accrues, c’est-à-dire le sentiment de devoir être accessible et disponible en dehors de ces horaires de travail. Il ne s’agit pas toujours d’attentes  réelles de la part de l’organisation. Certes, il y a des cas où

la hiérarchie et/ou les collègues attendent une réponse à un mail en dehors des horaires de travail, on parle des normes de segmentation au sein de l’organisation. Cependant, ce sont parfois des attentes imaginées de la part des travailleurs quant à leur productivité. Par exemple, certains vont s’empêcher de faire des pauses pour être en capacité de répondre au chat. La superposition des sphères entre la vie privée et la vie professionnelle amène à une difficulté de déconnexion. A contrario, le travail sur site oblige à prendre les transports, qui agissent comme un «sas» qui permet de passer de son rôle professionnel à son rôle personnel, et donc à la déconnexion. Jérémy Thomas explique que c’est ce flou avec la frontière privée qui peut empêcher la déconnexion.

En psychologie du travail et des organisations, la tendance est d’analyser les effets de manière collective, mais il y a toujours des caractéristiques individuelles à prendre en compte. Il y a des personnes, qui par exemple, ont des préférences de segmentation, c’est-à-dire, qui préfèrent une distinction claire entre leur vie privée et leur vie professionnelle. D’autres, qui se plaisent à intégrer les deux (Kreiner 2006). Pour ce type de personnes, répondre à un mail tardivement n’est donc pas une contrainte. On note également des différences de perception et de ressenti au niveau du cadre familial entre une personne avec ou sans enfant par exemple.

À qui revient la possibilité de gérer sa journée de télétravail ?

Il s’agit d’une responsabilité partagée. Il y a une responsabilité de la part de l’employeur, comme éviter de solliciter les employés en dehors des horaires de travail. Rappeler également que le télétravail est encadré par des accords et des chartes. Cette formalisation permettra aux concernés, d’intégrer la notion de déconnexion. De même, l’employeur doit mettre en place des formations RPS et QVCT, dès lors qu’il déploie le télétravail dans sa structure.

Pour ce qui est des employés, il est nécessaire de mettre en place des règles individuelles comme faire des pauses et ne pas se contraindre à rester devant son écran pour prouver sa disponibilité. Par ailleurs, ce type de comportement induit une responsabilité de l’employeur. C’est à lui de faire preuve d’un management soutenant avec des retours réguliers, des remerciements lorsque le travail est fait, prouvant ainsi sa confiance envers l’employé.

Est-ce que ce mode de travail à distance laisse plus d’autonomie aux employés ?

L’autonomie est une ressource essentielle du télétravail. Ce n’est pas l’autonomie de manière générale, mais plus un type particulier d’autonomie, on parle de la flexibilité. Les télétravailleurs rapportent souvent qu’ils sont en capacité d’organiser leur journée de travail comme ils l’entendent. Ils effectuent leurs différentes tâches, à leur propre rythme et y intègrent des tâches personnelles. Cette flexibilité permet un équilibre entre vie professionnelle et personnelle.

Les études scientifiques montrent que ces transitions entre la vie professionnelle et la vie personnelle peuvent être tantôt positives, tantôt négatives (Delanoeije et al. 2019). Tout dépend là encore, des caractéristiques personnelles de chacun et des préférences. Certains individus usent de cette flexibilité pour aménager leurs horaires au mieux pour favoriser le temps personnel, d’autres pour travailler davantage.

Jérémy Thomas explique que la possibilité de pouvoir être flexible est une ressource mais la façon de l’appliquer peut parfois être négative, dans le cas où l’on ne se pose pas de limites.

Est-ce que des employeurs usent d’outils malveillants ?

Dans l’imaginaire collectif, on pense que pleins d’employeurs malveillants utilisent ces outils de contrôle alors que dans la pratique c’est rarement le cas. Grâce aux entretiens menés, il est observé que les employeurs ont tendance à faire confiance à leur équipe. La pandémie a eu pour effet de montrer que le télétravailleur était aussi performant que sur site.

Cependant, cet outil de contrôle, pourtant à bannir, reste une réalité pour certains travailleurs. Dans le cas de l’utilisation d’un outil de ce type, il paraît évident qu’il ne faut aucunement l’utiliser comme un moyen de contrôle sur l’équipe. Mieux vaut favoriser le management soutenant que le management contrôlant. L’OMS dévoile que le contrôle procure un effet néfaste sur le plan de la santé psychologique, mais également celui de la performance des employés mis sous pression.

L’autonomie est un besoin fondamental pour les individus et les employés, donc il faut la privilégier au maximum (de Deci & Ryan). Par ailleurs, le piège en tant qu’employeur, c’est d’user d’un management d’indifférence, c’est-à-dire ne pas être présent. Un manager qui ne réagit pas, et n’interagit pas, ce sont des comportements qui s’observent généralement dans le cadre du télétravail. Effectivement, cette distance physique naturelle qu’impose le télétravail, induit la présence du manager via des feedbacks réguliers. On parle une fois de plus, d’un management soutenant qui va venir stimuler l’autonomie, la compétence ainsi que le sentiment d’appartenance, et d’affiliation sociale. Cette équation a pour résultat le bien-être des employés (Huyghebaert-Zouaghi et al. 2022)

Peut-on parler d’un bouleversement de la productivité au sein de l’organisation ?

Il est certain que le télétravail modifie totalement les interactions et le travail en équipe. Ce changement nécessite de repenser l’ensemble de l’organisation par le biais de nouvelles procédures.

A contrario de la question de déconnexion qui peut mettre en lumière un aspect négatif des outils numériques, ici le constat est que les nouvelles technologies sont un atout majeur pour le travail à distance. Elles permettent de travailler dans des conditions quasi normales avec des fonctionnalités de partage essentielles à l’esprit d’équipe. En ce sens, les outils technologiques sont un soutien et permettent de maintenir la productivité.

Désormais, une habitude s’est installée chez les travailleurs, ils deviennent alaise avec les outils à disposition contrairement à la période de pandémie. Cependant, il persiste des catégories de populations en difficulté notamment en raison d’un écart intergénérationnel.

Certaines organisations mettent en place des routines autour d’un télétravail hybride avec les réunions en présentiel et le télétravail pour des tâches qui demandent plus de concentration. Effectivement, la concentration qu’apporte le télétravail depuis chez-soi est une vraie ressource pour les travailleurs. En évitant les distractions liées à la vie de bureau, le télétravail offre la possibilité d’être plus productif. Le chercheur note une autre ressource en lien avec les nouvelles technologies, c’est ce qu’on appelle l’efficacité des interactions virtuelles. Concrètement, ce sont les outils numériques qui recréent du lien social.

Comment percevoir l’état émotionnel de ses employés ?

On a pu identifier les problèmes de communication qui sont créés par les outils numériques à différents niveaux. Par exemple, le mail peut être source de mauvaises interprétations. Pour cause, il manque les éléments verbaux et non verbaux qui sont présents au sein de l’entreprise : les réactions faciales, les postures physiques, les intonations, etc. Ce problème se pose moins en visioconférence mais le sentiment de ne pas accéder à la totalité de ce que son collègue pense, peut persister.

Ce sont des éléments à prendre en considération qui nécessitent aussi de repenser les relations interpersonnelles. C’est une responsabilité du manager de s’assurer qu’il n’y a pas de mauvaise interprétation, en s’adonnant à des commentaires clairs, compréhensifs, et constructifs, cela renvoie une fois encore au management soutenant (Day et al. 2012) 

Comment évaluer le travail à distance ?

Le télétravail a changé et continue de faire changer la manière d’évaluer. Désormais l’employeur accède principalement au résultat final. Le fait d’être à distance de son employé, induit que l’employeur ne peut être présent tout au long du processus et cela va créer un changement dans le mode d’évaluation. En présentiel, on peut davantage s’attarder sur le processus, c’est-à-dire les différentes étapes nécessaires à la production finale, plutôt que directement à la production finale. Dans la littérature scientifique, l’évaluation du résultat est perçue négativement puisque le processus correspond à environ 90% du travail alors que le résultat à environ 10% de l’effort total fourni.

Selon le chercheur, c’est une différence à prendre en considération. Il paraît nécessaire de s’intéresser davantage au processus global qui peut durer des mois, ne serait-ce que pour la question du sens et de la reconnaissance au travail. 

Peut-on parler d’inégalités sociales ?

Le télétravail peut impliquer des différences et des formes de fracture sociale à différents niveaux. Premièrement, ceux qui télétravaillent et ceux qui ne télétravaillent pas ou plutôt qui ne peuvent pas télétravailler.

Aujourd’hui, on parle du télétravail comme si c’était la nouvelle modalité de travail, alors que 50% des travailleurs ne sont pas en capacité d’en faire. Effectivement, un ouvrier dans l’industrie ne peut échapper au travail en présentiel. C’est un mode de travail essentiellement dédié au secteur tertiaire. Certes, cela devient une nouvelle modalité de travail pour une population donnée mais pour l’autre moitié, la question ne se posera jamais.

En ayant cette réalité à l’esprit, on observe une forme d’injustice entre ces deux modes de travail.

Deuxièmement, on note une différence entre les personnes qui télétravaillent dans de bonnes conditions et celles qui n’ont pas la possibilité de le faire dans de bonnes conditions. Durant la Covid-19, on a pu être témoin de personnes qui télétravaillaient dans un environnement peu favorable voir catastrophique (avec en plus l’obligation de se confiner). Les études dévoilent de vraies différences en fonction des lieux d’habitations des personnes concernées, de la vie familiale ou encore de l’accès aux outils numériques performants. 

Il faut prendre ces éléments en considération pour être en mesure, en tant qu’employeur, d’apporter un soutien à ce niveau-là. 

Jérémy Thomas observe que le soutien organisationnel compte parmi l’une des ressources principales. Effectivement, un soutien matériel doit être mis à disposition afin d’avoir les outils nécessaires pour pouvoir faire son travail dans les conditions les plus proches possible du travail en présentiel. Cela peut se traduire par du mobilier de bureau, un soutien financier par rapport aux frais liés au mode de travail à distance (énergie, électricité). Aujourd’hui, avec les accords de télétravail, les charges sont normalement intégrées.

Les études montrent aussi la nécessité d’un soutien psychologique pour les employés qui en auraient besoin, des télétravailleurs qui se sentent seuls, et qui sont plus exposés au type de contraintes telle que l’isolement social.

Ce soutien prend la forme d’un minimum de vigilance, par l’accompagnement de la hiérarchie, vis-à-vis des potentielles souffrances que pourraient traverser les employés. Dans les grandes entreprises, il existe des lignes téléphoniques ou bien des psychologues accessibles au sein de l’entreprise. Ces ressources impliquent en premier lieu de former les managers face à ces signaux d’alerte.

Choisi ou imposé ?

La question cruciale est sûrement le choix du télétravail. Si on laisse le choix aux employés, dans la mesure du possible, ils trouveront l’équilibre nécessaire à leur bien-être. 

Lors de ces entretiens, Jérémy Thomas a constaté que certains interrogés répondaient que le mode de travail à distance leur était imposé.

Il arrive effectivement que la hiérarchie encourage de manière plus ou moins explicite le télétravail. C’est pourquoi, il est préférable de formaliser ce choix et de préciser que ça n’impacte aucunement l’organisation.

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Joseph Lahiani

Lucrèce Valence

Journaliste pour le blog QVT

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