« Une demande peut en cacher une autre » : Retour sur une intervention complexe

1 Déc, 2020
retour sur intervention

[lwptoc]

Souvent relayés comme des témoignages de réussites ou comme des exemples à suivre, les retours sur expérience positifs sont déjà l’objet de nombreux articles. A l’inverse, nous prenons ici le parti de partager une expérience difficile qui impose la remise en question. Mais c’est bien grâce à ce type d’expériences que nous apprenons !
Nous livrons ici le récit d’une intervention dans un établissement du médico-social, pris dans des difficultés et pour lequel nous avons mené une démarche d’écoute. Cet exemple nous permet de réfléchir à la nécessité de faire coïncider commande et demandes.

Retour d’expérience : des demandes plurielles derrière une commande unique

Plantons le décor : Notre cabinet est sollicité par deux personnes ayant des responsabilités transversales dans le siège d’une association du secteur médico-social, qui gère plusieurs établissements. Celles-ci s’inquiètent de problématiques grandissantes dans un lieu précis : des conflits récurrents, un « turn-over » important, des difficultés d’organisation, de planification et des tensions entre employés*, encadrants et direction.

Un contrat oral puis écrit est donc passé avec notre cabinet pour une intervention dans une logique de co-construction : il s’agit de renouer le dialogue entre les parties pour comprendre collectivement ce qui se passe et arriver ainsi à dépasser les difficultés.

Nous nous retrouvons là face à une commande, venant comme souvent du siège de la structure. Le dispositif d’un état des lieux co-construit est accepté avec une grande place laissée à la parole des équipes et de ses encadrants, afin d’arriver à une vision partagée des constats.

Un état des lieux co-construit est un dispositif d’intervention au cours duquel l’intervenant fait émerger des constats en respectant la diversité des points de vue des parties prenantes. Pour ce faire, des groupes de personnes travaillant ensemble au quotidien sont formés. D’autres entretiens sont menés avec la gouvernance, la direction et l’encadrement intermédiaire, avant que tous reprennent le dialogue à partir de la synthèse partagée par l’intervenant. Dit autrement, c’est une logique de regards croisés pour rendre possible la mise en discussion quand “tout semble bloqué” et que la méfiance est devenue la règle.

 

Sur le papier, l’intervention ne présente rien de complexe. Mais une fois engagés dans l’intervention, nous voyons arriver une diversité de demandes, « englobées » dans la commande explicitée au démarrage :

  • une demande du président de l’association d’améliorer les relations avec les familles des usagers de l’établissement,
  • une demande des cadres de proximité d’aider à faire reconnaître par le siège leur statut d’encadrant et les prérogatives qui y sont liées,
  • une demande des responsables des ressources humaines soucieux de stabiliser le dialogue social devenu tendu,
  • une direction peu accessible ne donnant rien à voir de sa propre demande,

Du côté des salariés au contact des usagers, l’intervention ne correspond pas à une demande exprimée. Elle semble à peine avoir été présentée et est confondue avec un audit. Notre présence n’est pas expliquée et forcément, face à ce vide, elle suscite de l’angoisse et de la méfiance : le tiers est en effet assimilé à un « envoyé du siège ».

Pourquoi différencier accompagnement et audit ? Un audit est une expertise, un jugement porté sur l’organisation du travail au regard de bonnes pratiques, c’est-à-dire de normes établies. Un accompagnement a pour but de comprendre les difficultés cachées derrière l’organisation de travail pour les dépasser, en se rapprochant du vécu de tous, et sans s’adosser à un référentiel préétabli. Cela nécessite de suspendre le jugement et d’accepter que chaque point de vue est légitime, et que chacun est en capacité de livrer son propre savoir sur la réalité du travail qu’il connaît bien. Ainsi, si l’intervenant est perçu comme un auditeur, il sera considéré comme un évaluateur jugeant le fonctionnement en se basant sur des critères qui lui appartiennent. nu va ici

 

Différencier « commande » et « demande »

Ce récit d’intervention nous permet de réfléchir à la différence entre les notions de « commande » et de « demande ». Le commanditaire d’une intervention exprime une commande englobant des demandes. Pour autant, le commanditaire n’est pas nécessairement le seul demandeur. Les autres demandeurs peuvent avoir des demandes liées ou non, différentes ou même contradictoires.

Le psychosociologue Christian Michelot définit la demande en tant « qu’acte par lequel on fait connaître à quelqu’un ce que l’on désire de lui ». Véronique Guienne-Bossavit, psychosociologue et professeure émérite en sociologie à l’Université de Nantes, distingue la demande en sociologie comme une attente, une aspiration ou une revendication, et en psychologie, comme une capacité à verbaliser, ou, dit autrement, « signifier un message en son nom propre et en direction d’un autre que soi-même ».

Dans la relation d’intervention, les demandes sont souvent implicites et peuvent être masquées par l’importance de la contractualisation de la commande dans notre société (passage à l’écrit, objectifs, résultats, et méthodologie).

Or, ces demandes ne peuvent être ignorées sans prendre le risque de les voir ressurgir et polluer le travail qui est attendu, d’où la nécessité dans le travail d’intervention de mener une « analyse de la demande ».

Christian Michelot est un consultant psychosociologue, Véronique Guienne-Bossavit est professeur en sociologie et psychosociologue également. L’ambition de la psychosociologie est de reconnaître la complémentarité entre sociologie et psychologie. En réunissant les apports de ces deux disciplines, les consultants psychosociologues se donnent les moyens de penser les articulations entre le singulier et le collectif, entre l’individu et son environnement. Dans le monde professionnel, de pouvoir tisser des liens entre le psychisme individuel, les relations interpersonnelles, la dynamique d’une équipe, l’organisation du travail et son contexte, et les normes de l’institution inscrites dans une historicité. Jean Dubost, à l’origine docteur en psychologie, a beaucoup contribué au développement de la psychosociologie en France aux côtés de Guy Palmade au sein de l’ARIP (Association pour la Recherche et l’Intervention Psychosociologique). Il a d’ailleurs formalisé une méthode d’analyse de la demande en tant que processus que nous détaillerons ci-dessous.

 

Comment analyser la (les) demande(s) ? Méthode et exemple

Dans ce récit d’intervention, force est de reconnaître que nous aurions pu mener un cadrage plus ciblé au démarrage de l’intervention en :

  • partageant avec les commanditaires une première analyse de leur demande en partant des questionnements suivants :
    • Qui demande ? quelles sont les personnes qui verbalisent un problème…
    • Quoi ? quelles sont les questions soulevées, l’objet ou les objets faisant problème…
    • Sous l’influence de quoi ? quel est le contexte, les priorités du moment…
    • A qui ? quelle représentation ont-ils de l’intervenant et de son savoir-faire : un expert opérationnel, un formateur métier, un psychologue…
    • Avec quelle représentation du processus ? quelles sont les pistes de solutions déjà envisagées…
  • en prenant au sérieux la demande de la gouvernance d’améliorer la relation des professionnels avec les familles des usagers. Il a donc été nécessaire de rappeler que sur le fond, l’intervention avait pour bénéficiaires les salariés et non les usagers… en réalité il aurait surtout été utile d’interroger le comité de pilotage sur ce qui se cachait derrière cette question pour l’institution et sa cohésion institutionnelle, les familles étant une partie prenante de la gouvernance.

Mais il s’agit aussi, de garder ce travail d’analyse tout au long de l’intervention :

Jean Dubost a proposé une méthode d’analyse de la demande en tant que processus. Celle-ci n’est pas à considérer seulement comme un préalable à l’intervention, mais un processus qui se poursuit tout au long de cette dernière : c’est en effet sur le temps long que se transforment les enjeux et les situations.

Pour cela l’intervenant se doit de systématiser avec tous ses interlocuteurs un processus d’analyse avec les quatre mécanismes suivants :

  • Approfondir : faire exprimer, par le(s) demandeur(s), le contenu implicite des demandes. Dans notre exemple, les commanditaires souhaitaient comprendre les difficultés rencontrées dans leur établissement, comme une inquiétude sincère pour les personnes concernées mais aussi pour une alerte de plus en plus probable des autorités de tutelle engageant leur responsabilité.
  • Élargir : comprendre ce que recouvre la commande. Le consultant sera ainsi amené à rencontrer d’autres personnes pour approfondir sa compréhension et préciser les demandes. Dans notre exemple, il était capital de s’entretenir avec la direction de l’établissement, qui évitait l’entretien et dont la demande est restée inaccessible jusqu’à la fin.
  • Analyser : Il s’agit de chercher les résonances et les dissonances qui ressortent au travers des différentes demandes exprimées afin d’identifier les problématiques qui traversent toute l’institution. Ici, l’enjeu du vieillissement des usagers, un non-dit jamais mis en débat, avait pourtant des conséquences sur le travail et la posture de toutes les parties interrogées.
  • Interpréter : L’interprétation permet au consultant d’envisager des hypothèses en lien avec la commande qui lui a été faite et qu’il pourra, en situation d’intervention, vérifier en les soumettant aux personnes rencontrées. N’oublions pas qu’une hypothèse n’est jamais confirmée tant qu’Autrui ne l’accepte pas.

Quelle fin à cette intervention ?

C’est le contexte inédit de la crise sanitaire et le confinement de mars 2020 qui ont sonné la fin de l’intervention. Mais la difficulté ou l’impossibilité de poursuivre, en proposant soit de changer le format soit de replanifier, nous a définitivement convaincus que les conditions de pilotage – incombant aux commanditaires – et de conduite – nous incombant – n’étaient pas réunies pour reprendre ce travail.

Nous avons donc conclu notre accompagnement par un échange sur une synthèse des objets de travail qui avaient été identifiés à date et nos hypothèses ont été transmises aux commanditaires, ces derniers devant par la suite restituer cette synthèse aux salariés.

Que retenir ?

Tout ce qui se passe dans l’intervention est un reflet du fonctionnement habituel de l’institution. Dans « habituel », il faut entendre aussi tous les dysfonctionnements qui deviennent caractéristiques de l’organisation à force de se reproduire : ne pas arriver à contacter quelqu’un pour un entretien est une information qui nous donne un indice sur la place de cette personne dans l’institution ou sa posture dans le travail au quotidien. Bien sûr, il s’agit d’un indice et non d’une vérité en soi : l’indice reste toujours à vérifier comme dans un travail d’enquête.

C’est à l’intervenant qu’il revient de mettre à jour, d’expliciter, de faire miroir pour sortir ses interlocuteurs des routines et des tensions dans lesquels ils sont prises et les accompagner à prendre du recul. Mais l’intervenant doit toujours composer avec ce qu’il trouve devant soi et s’attacher à comprendre ce réel dans sa complexité. Il arrive parfois que son travail ne puisse pas se faire, à cause :

  • de facteurs externes, comme un temps d’intervention trop court, ou le surgissement d’événements,
  • de facteurs internes, en lien avec l’organisation qui empêche la planification, ou avec des résistances impossibles à travailler ou contourner,
  • de sa posture mal ajustée qui l’empêcherait d’écouter ou encore qui lui ferait prendre pour lui des critiques qui ne lui sont en fait pas adressées.

Mais alors, ça serait quoi une intervention réussie ? Cette intervention s’est arrêtée avec un goût d’inachevé, et l’impression que nous étions nous-mêmes pris dans les enjeux propres à l’institution. Il est difficile de savoir s’il y a eu prise de recul chez nos interlocuteurs lors du bilan, mais nous avons tout de même essayé de nous soustraire au rapport de force qui peut exister entre une structure et son conseil, pour mettre sur la table les empêchements et tenter d’y réfléchir conjointement de façon constructive.

Il arrive que la rencontre entre le consultant et les acteurs de l’organisation ne se fasse pas, car il n’y a pas de schéma défini dans des contextes difficiles : il y a une situation singulière à comprendre dans son contexte, avec la part d’incertitude ou de résistance que comprend ce contexte. Lorsque cette rencontre ne peut pas se faire, c’est alors vers un travail d’élucidation des empêchements que l’on peut s’orienter. En somme, s’interroger ensemble sur le pourquoi de l’impossibilité du travail.

(*) L’usage du genre masculin n’est pas utilisé pour discriminer mais uniquement pour alléger le texte

 

Les auteures :

Emilie Veyrat


Emilie Veyrat
, formatrice et intervenante sur les questions de santé et d’organisation du travail, a été diplômée du même Master TPICO en 2019. Elle développe une pratique d’intervention avec une orientation de clinique du travail.

 

Carole Dugragne


Carole Dudragne
est diplômée du Master 2 de psychosociologie et sociologie clinique (TPICO) de l’Université de Paris. En stage chez AD conseil, elle souhaite poursuivre sa professionnalisation dans le champ de l’intervention psychosociale.

 

Sources :

Amado (Gilles), Lhuilier (Dominique). – « L’activité au cœur de l’intervention psychosociologique », Bulletin de psychologie, vol. numéro 519, no. 3, 2012, pp. 263-276.

Dubost (Jean). – L’intervention psychosociologique, Paris, Presses universitaires de France, 1987.

Guienne-Bossavit (Véronique). – Être consultant d’orientation psychosociologique, Paris, L’harmattan, 1994.

Levy (André). – Sciences cliniques et organisations sociales, Paris, Presses universitaires de France, 1997.

Michelot (Christian). – « Demande » in Vocabulaire de psychosociologie, pp. 341-345, Paris, Érès, 2002

 

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