Travailler avec un trouble bipolaire : retour sur expérience

8 Juin, 2023
trouble bipolaire

La bipolarité est une maladie mentale chronique qui concerne entre 1% et 2,5% de la population française, soit entre 650 000 et 1 650 000 individus. Ce trouble est généralement diagnostiqué entre 15 et 25 ans. Reconnue comme une maladie mentale, la bipolarité est selon l’OMS, classée à la 6ème place mondial des handicaps. On compte 3 types de troubles bipolaires : le premier correspond à une alternance de phases maniaques plus puissantes que la phase dépressive qui survient après. Le type 2 s’oppose, avec des phases dépressives bien plus importantes que les phases hypomaniaques et le dernier se rapporte à des cycles courts qui alternent entre dépressions et phases maniaques, on l’appelle le trouble cyclothymique.

Les conséquences de la bipolarité sur la vie au travail sont multiples. Outre les contraintes imputables à la pathologie proprement dite, les malades souffrent du manque d’acceptation social pour la pathologie.

Pour mettre ces difficultés en lumière, nous partageons l’expérience de Jérémy, un homme de 36 ans atteint de troubles bipolaires. Il a accepté de partager son expérience.

Le Blog QVT : De quel type de trouble bipolaire souffrez-vous ?

Je suis bipolaire de type 1. C’est une forme caractérisée par des périodes d’hypomanie, c’est-à-dire des espèces de montée délirante aiguë et de dépression entrecoupée de périodes asymptomatiques sans qu’il y ait de manifestations franches. J’ai fait deux crises dans ma vie, séparées de dix années.

De quelle manière a été diagnostiqué votre maladie ?

J’ai eu un mauvais diagnostic la première fois puis un bon diagnostic à 32 ans. Donc j’ai su que j’étais bipolaire de type 2 à ce moment-là. Le premier diagnostic, c’était « bouffée délirante aiguë ». Le praticien a sans doute été induit en erreur à cause d’un épisode de consommation de stupéfiant que je lui ai rapporté. Je souffrais en réalité d’une crise maniaque mal diagnostiquée.

Comment s’est déroulée votre vie en entreprise sans avoir eu au préalable connaissance de ce trouble ?

Durant ces années, j’ai travaillé à la télévision dans diverses chaînes connues du service public comme France TV, TF1 et le groupe Canal. Je me suis aperçu rétrospectivement que la vie en entreprise et surtout à la télévision n’est pas du tout adaptée aux maladies psychiques.
L’organisation managériale mène au stress qui induit une angoisse permanente. En plus, j’étais intermittent du spectacle, donc tu as l’impression que tu vas tout le temps perdre ton travail. L’adaptation au milieu représente également une difficulté. Il y a un manque. On ne reconnaît pas le mérite. On ne reconnaît pas les efforts donc il y a cette sensation constante de fuite vers l’avant, vers le travail et c’est très anxiogène.

Comment avez-vous tenté de vous adapter à cette sphère de travail ?

Il faut prendre sur soi. Donc à un moment donné, on accumule une sorte d’énergie et puis un jour tu t’énerves contre ton manager ou contre quelqu’un. Et c’est typiquement dans ce genre d’entreprise, qu’il ne faut pas le faire parce que tu peux être viré à n’importe quel moment. Il n’y a pas de sécurité de l’emploi donc c’est très particulier.

L’employeur de l’époque n’ayant pas connaissance de votre trouble, le cas inverse aurait pu changer le cours de votre expérience ?

Pour ce qui est de la bipolarité, je crois qu’ils ne sont vraiment pas renseignés, ils ne posent pas de questions, ils ne sont pas au courant et pour tout ce qui « a trait à la folie », généralement pour les gens, c’est du domaine du choix. C’est-à-dire que tu choisis de venir parce que tu es malade, si tu es malade. Alors que la bipolarité, c’est une maladie qui vient par derrière, c’est-à-dire elle apparaît, elle disparaît. Les crises maniaques qui sont des crises de montée, qui s’appellent hypomaniaque, ce sont des crises où t’as l’impression d’avoir les tous pouvoirs. Tu as plein de projets en même temps et tu as l’impression que c’est naturel. Donc il y a une motivation qui vient en toi alors que c’est une montée d’énergie négative provenant de la maladie. Et à la télévision, c’est quand même très compliqué parce que justement, il y a ce stress permanent et cette inadaptation complète à cette maladie.

Des membres de votre équipe avaient remarqué des comportements hors du commun à votre égard ?

Oui, ce que je faisais, c’était que par exemple, je n’allais pas trop manger avec eux. Enfin, je m’entendais bien avec mes collègues, j’avais des bonnes relations avec eux, mais il me fallait des moments de coupure totale. C’était un moment pour moi qui me permettait d’aller respirer, de pouvoir me remettre, et je pense que ça a mal été interprété, donc ça en fait partie.

Et puis souvent, les managers ne font pas d’efforts sur leurs nerfs, ils peuvent s’énerver, mal te parler, tu peux mal le prendre. Après ce qui est bien à la télévision, c’est que ce ne sont pas des projets sur le long terme. Tu travailles à la journée donc au moins quand tu as fini, c’est pour de bon, tu ne rentres pas chez toi avec des projets dans la tête, à part si ce sont des projets personnels que tu as à côté. Disons que c’est quand même un environnement qui peut déclencher.

Pourriez vous partager un événement marquant de votre vie au travail ?

Durant la période du Covid, j’ai demandé à un responsable de partir parce qu’il y avait des gens infectés à l’étage supérieur, au-dessus en montage. Nous, on était en infographie. Je lui ai demandé si je pouvais partir, car j’avais peur pour mes parents. Il a accepté. Plus tard, il est parti à la retraite et la nouvelle responsable m’a dit que j’avais fait un abandon de poste. Ils n’avaient pas communiqué entre eux, donc j’ai vraiment ressenti cette espèce d’injustice. Et c’est en partie, à cause de cette injustice-là que j’ai plongé dans ma deuxième crise. En plus du COVID et de l’enfermement, j’avais perdu mon travail pour des broutilles. Ça a été hyper dur à gérer et c’était encore une énième preuve qu’ils ne sont pas du tout adaptés. Enfin, il me semble que tu ne fais pas ça à quelqu’un. Si tu lui dis quelque chose, tu t’y tiens et il n’y a pas de changement de scénario où on m’explique que j’ai fait un abandon de poste. Donc cet évènement m’a déclenché une crise parce que c’était injuste et que ça s’est passé dans le milieu du travail.

L’autre moment marquant qui a changé ma perception de la vie en entreprise, c’est le jour où j’ai rencontré Jean. C’était un collègue qui faisait tout le temps des blagues. Et c’était très fatigant parce que permanent. Il essayait tout le temps de prendre la main sur ce que je faisais, de me montrer alors que je comprenais déjà ce qu’il fallait faire. J’ai essayé de prendre sur moi mais je l’ai presque vécu comme du harcèlement parce qu’il ne s’arrêtait jamais et c’était extrêmement oppressant. À un moment j’ai craqué, je me suis énervé, il est allé voir le responsable et je me suis fait renvoyer. Et cet évènement a participé aussi à ma deuxième crise. Ça s’est ajouté à l’anecdote d’avant. Tu perds ton travail pour des broutilles encore une fois et tu ne sais pas comment le gérer. Ce sont des sources de revenus conséquentes et ça te fait changer de vie du jour au lendemain et pour un bipolaire, le risque ce sont les gros changements dans la vie. Il faut avoir cette capacité à pouvoir tenir ses nerfs et ne pas s’emporter. Et le pire c’est que quand on s’emporte on ne le sent même pas donc il faut essayer de se mettre dans des situations de sécurité. En conséquence, j’ai stoppé la télévision, maintenant je me suis mis en indépendant. Ça marche un peu mieux, avec des hauts et des bas mais au moins je peux gérer mon temps. J’ai mon propre bureau avec d’autres personnes et je n’ai pas la pression de l’entreprise qui je sens est inadapté à mon caractère et mon individu. Je pourrais tenter à nouveau mais il faudrait que l’entreprise soit très saine et que je puisse communiquer de ces choses-là avec un RH mais ce n’était pas le cas à la télé.

L’avis du Blog QVT :

Comme l’explique Jérémy, le retard de diagnostic l’a pénalisé au cours de sa vie en entreprise. On estime en moyenne à 10 ans le temps passé entre le premier épisode d’un malade et l’instauration d’un traitement adapté. C’est la méconnaissance de cette maladie psychique de la part des médecins, qui les amènent à confondre les symptômes de la bipolarité à ceux de la dépression. Aujourd’hui, on estime que 40% des personnes considérées comme dépressives souffrent de bipolarité sans avoir reçu aucun diagnostic probant.

Plus largement, environ 3 millions de personnes souffrent de troubles psychiques sévères en France. Malgré ce chiffre, les entreprises s’avèrent inaptes à accueillir au sein de leurs locaux, des personnes atteintes de ce type de troubles.

L’expérience de Jérémy est utile, car elle démontre que la maladie psychique n’empêche en rien de poser un regard objectif et lucide sur sa situation de travail.

Elle démontre par ailleurs que les évènements déclenchant des crises ou une aggravation de la pathologie relèvent de dysfonctionnements organisationnels et managériaux. Autrement dit, les mesures de compensation de la déficience psychique sont la plupart du temps les mêmes que pour favoriser la qualité de vie au travail de tous les employés.

Enfin, l’expérience de Jérémy est très représentative de celle de nombreux travailleurs en situation de déficience psychique qui sont perçus comme une contrainte et vivent souvent des ruptures de parcours. Il trouve in fine une solution en adoptant un statut d’indépendant plus précaire, là où les organisations du travail mériteraient d’être plus inclusives.

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Joseph Lahiani

Lucrèce VALENCE

Journaliste pour le Blog QVT

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