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En 2017 déjà, l’administrateur de la santé publique États-Unis parlait d’une « épidémie de solitude » qu’il fallait traiter sans tarder. Cette problématique déjà préoccupante s’est considérablement aggravée suite aux restrictions sociales imposées par la pandémie de COVID-19.
En effet, malgré l’apport des nouvelles technologies de l’information et de la communication, la généralisation du télétravail pendant la pandémie a aggravé le délitement du lien social.
Le sentiment de solitude qui en résulte peut générer chez les salariés de la frustration ainsi qu’une dégradation de la qualité de vie au travail et de la performance. Alors comment caractériser la solitude au travail ? Quels sont ses effets ? Et comment la prévenir ?
Comment définir la solitude au travail ?
La solitude au travail peut être définie comme « un sentiment désagréable ressenti par un employé en raison de relations sociales insatisfaisantes sur le lieu de travail. » (Anand & Mishra, 2021, p. 2125). Plus précisément, la solitude renvoie à « l’évaluation affective subjective des employés et leurs sentiments quant à la satisfaction de leurs besoins d’affiliation par les personnes et les organisations avec et pour lesquelles ils travaillent » (Ozcelik & Barsade, 2018, p. 2345).
Le besoin d’affiliation représente selon la théorie de l’auto-détermination l’un des trois besoins fondamentaux de l’être humain (Ryan et al., 2008). Il renvoie au sentiment de sécurité généré par son affiliation perçue et les relations sociales entretenues avec autrui. C’est le sentiment d’être apprécié, valorisé et respecté et de pouvoir compter sur les autres. Ainsi, c’est la frustration psychologique de ce besoin d’affiliation, tant sur le plan de la quantité que de la qualité des relations, qui est à l’origine de ce sentiment de solitude.
Le sentiment de solitude au travail renvoie donc avant tout à une expérience subjective. Cela signifie qu’il existe une variabilité interindividuelle (c’est-à-dire qu’il varie d’un individu à l’autre) et intra-individuelle (c’est-à-dire qu’il varie dans le temps pour une même personne). Cela signifie aussi qu’une personne physiquement entourée peut tout de même se sentir seule.
Quelles sont les conséquences de la solitude au travail ?
Cacioppo et Hawkley (2009), professeurs en neurosciences de l’université de Chicago, ont élaboré le regulatory loop model of loneliness expliquant les effets délétères de la solitude sur les individus.
Selon ces chercheurs, lorsque les salariés estiment que leur besoin d’affiliation est insatisfait et que leur contexte de travail leur procure un sentiment de solitude, ils perçoivent un besoin aigu de sécurité psychologique. Ils vont alors développer une hypervigilance sociale. Concrètement, cela se traduit par une attitude sur la défensive à l’égard des relations interpersonnelles. Les individus jaugeront en permanence si leurs relations satisfont leur besoin d’affiliation et atténuent leur solitude. Ainsi, ils seront davantage susceptibles d’interpréter négativement les comportements d’autrui, à percevoir le monde comme menaçant, à développer une anxiété sociale. Autrement dit, le sentiment de solitude peut entraîner un cercle vicieux de dégradation des relations interpersonnelles et d’apparition progressive de comportements de retrait.
Au-delà de ce modèle théorique, plusieurs travaux scientifiques ont mis en évidence les effets négatifs de la solitude sur la santé psychologique des collaborateurs. En effet, celle-ci est associée à une augmentation des émotions négatives, du stress, de l’épuisement émotionnel et des symptômes dépressifs (Anand et Mishra, 2021 ; Hawkley & Cacioppo, 2010 ; Ozcelik & Barsade, 2018).
Deux autres scientifiques américains, Ozcelik et Barsade, ont observé quant à eux en 2018 que la solitude était associée à une moindre performance professionnelle en raison de ce fameux manque d’affiliation perçu au travail. Enfin, l’étude publiée en 2017 par Peng et ses collaborateurs a démontré que ce sentiment était également associé à une baisse de la créativité au travail.
Comment prévenir le sentiment de solitude au travail des collaborateurs ?
L’ostracisme, qui renvoie au fait d’être mis à l’écart du groupe social, constitue bien entendu un facteur de risque du sentiment d’isolement au travail (Li et al., 2019). Il est donc nécessaire que les encadrants soient vigilants à l’intégration de chacun de leurs collaborateurs dans la dynamique collective.
Les travaux démontrent également que la solitude au travail est réduite lorsque les salariés ont le sentiment qu’il y a un climat de confiance, de soutien et de respect mutuel avec leur supérieur (Arslan et al 2020 ; Pen et al., 2017). Ainsi, il est essentiel que les encadrants portent suffisamment d’attention aux besoins et aux attentes de leurs collaborateurs et adoptent un leadership spécifique pour chacun d’entre eux.
Par ailleurs, le sentiment de solitude diminue avec l’augmentation de la fréquence de communication avec le supérieur (Arslan et al 2020). Une communication personnalisée et régulière peut aider à pallier ce sentiment et ce notamment en situation de télétravail prolongée. Pour ce faire, il peut être utile d’instaurer une fréquence d’échange sur un/des créneaux choisis à l’avance.
Conclusion
Parce que « l’épidémie de solitude » est déjà déclarée et que le recours au télétravail se poursuit et s’amplifiera sans doute dans les années à venir, il est important de mettre en place des actions adaptées pour protéger la santé psychologique des professionnels des effets néfastes de la solitude au travail. La préservation du lien social entre collaborateurs représente l’un des défis auxquels les organisations doivent désormais faire face.
Auteure
Julia Aubouin Bonnaventure, chargée de recherche appliquée chez AD Conseil et docteure en psychologie du travail et des organisations au laboratoire Qualipsy de l’Université de Tours. Ses travaux portent sur l’étude des effets des pratiques organisationnelles sur la santé psychologique, les attitudes et les comportements des travailleurs.
Bibliographie
Anand, P., & Mishra, S. K. (2021). Linking core self-evaluation and emotional exhaustion with workplace loneliness : Does high LMX make the consequence worse? The International Journal of Human Resource Management, 32(10), 2124‑2149. https://doi.org/10.1080/09585192.2019.1570308
Cacioppo, J. T., & Hawkley, L. C. (2009). Perceived social isolation and cognition. Trends in Cognitive Sciences, 13(10), 447‑454. https://doi.org/10.1016/j.tics.2009.06.005
Hawkley, L. C., & Cacioppo, J. T. (2010). Loneliness Matters : A Theoretical and Empirical Review of Consequences and Mechanisms. Annals of Behavioral Medicine, 40(2), 218‑227. https://doi.org/10.1007/s12160-010-9210-8
Li, Y., Mao, J-Y., & Xu, M. (2019). Need to Belong under Attack: Workplace Ostracism Brings Workplace Loneliness and Damaged Performance. Academy of Management Annual Meeting Proceedings, 1, 1-1. https://doi.org/10.5465/AMBPP.2019.16709abstract
Ozcelik, H., & Barsade, S. G. (2018). No Employee an Island : Workplace Loneliness and Job Performance. Academy of Management Journal, 61(6), 2343‑2366. https://doi.org/10.5465/amj.2015.1066
Peng, J., Chen, Y., Xia, Y., & Ran, Y. (2017). Workplace loneliness, leader-member exchange and creativity : The cross-level moderating role of leader compassion. Personality and Individual Differences, 104, 510‑515. https://doi.org/10.1016/j.paid.2016.09.020
Ryan, R. M., Huta, V., & Deci, E. L. (2008). Living well : A self-determination theory perspective on eudaimonia. Journal of Happiness Studies, 9(1), 139‑170. https://doi.org/10.1007/s10902-006-9023-4
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