Laïcité au travail : Genèse d’un corpus législatif – Entretien avec Daniel Boitier

6 Déc, 2023

Daniel Boitier est professeur de philosophie, auteur et co-anime le groupe de travail “laïcité”  de la Ligue des Droits de l’Homme. Ce groupe a une fonction réflexive et informative à la fois pour les élus au comité national ainsi que pour les différentes sections. Dans ce contexte, chacun peut avoir une compréhension éclairée de la laïcité. Ce travail d’élaboration s’inscrit dans ce qui détermine les actions de la LDH, c’est-à-dire les résolutions des différents congrès. Sur la laïcité, on compte au moins une dizaine de résolutions depuis quatre ans.

“Sur la laïcité, tout le monde croit tout savoir”

“Nous ne sommes pas des juristes, bien que nous ne soyons pas ignorants; bien que l’ignorance laïque, nous paraît un des maux du temps.  Nous avons une connaissance de l’état de droit et d’autre part, notre effort peut être utile. Aussi bien, par exemple, à un employeur s’ il s’adressait à nous, par manque de compréhension de ce qui se joue, à la fois théoriquement et historiquement dans la laïcité”.

Qu’est-ce que le principe de neutralité dans le droit du travail ? 

Il y a dans le code du travail un article qui permet d’inscrire le principe de neutralité dans le règlement intérieur des entreprises :

Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché.”

Art.L321-2-1

Il s’agit là d’un article qui s’inscrit dans la logique de la loi Travail de 2013 relative à la sécurisation de l’emploi. Il ouvre des périls de contravention ainsi que des périls pour les employeurs. 

Effectivement, il expose ce que l’on peut faire mais aucunement ce que l’on “ne doit pas faire”. Cet usage du verbe “pouvoir” concerne et interroge les employeurs et leur marge de manœuvre sur ce “peut”. C’est du principe de neutralité qu’il est question. Dans ce cas, il est difficile d’aborder ces questions en réduisant le principe de laïcité au principe de neutralité. En omettant par le même temps, l’existence du principe de non-discrimination.

Qu’est-ce qui rend ce principe complexe à la compréhension ?

Pour mieux comprendre ce principe, il faut se recentrer sur deux jurisprudences essentielles de la Cour de justice de l’Union européenne de 2017. Ces deux décisions sont intéressantes, mais extrêmement restrictives. L’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne prévenait à l’époque, en mettant en garde sur ce règlement intérieur. Il alertait en expliquant que ce principe ne pouvait pas reposer sur des stéréotypes ou des préjugés relatifs à une religion ou aux convictions religieuses en général. En posant ces mots, il rappelait la complexité du cadre et le travail à fournir en direction des responsables d’entreprises, des managers, et des collaborateurs croyants. Il s’agissait là d’un avertissement pour un bon usage de l’inscription dans le règlement intérieur.

Le principe de neutralité s’est constitué de manière juridictionnelle assez tardivement. Il n’y a pas de référence à la neutralité dans la loi de 1905. D’ailleurs Jean Jaurès disait “je n’aime pas la neutralité”. 

Comment s’est introduit cette espèce de prédominance du principe de neutralité au point qu’on confond la laïcité et la neutralité ? 

On ne peut pas réduire le principe de laïcité au principe de neutralité. L’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui est quand même pour nous en France la base dit “Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, y compris religieuses, pourvu que leur manifestations ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.” Dans l’esprit de la République, il s’agissait de dire que la liberté est la base et que les restrictions viennent ensuite. Autrement dit un principe de liberté et une limitation au principe de liberté.On voit que quand on parle de laïcité, on parle d’injonction et d’ordre public.

Poursuivons avec ce que disent les articles un et deux de la loi de 1905. On garde la même structure que l’article 10 de la DDHC, mais on distingue une précision : 

L’article dispose que “ La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.” La phrase sur la liberté de conscience est marquée d’un point, signifiant qu’elle n’a pas de limite et garantie du libre exercice des cultes dans le cadre de l’ordre public. 

Quant à l’article 2, il introduit le principe suivant : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites aux dits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. Les établissements publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l’article 3. 

Cet article aborde le principe de séparation entre les Églises et l’État. Cette loi ne parle pas de neutralité mais de séparation. L’article s’achève sur un alinéa concernant la liberté de culte. Pourquoi prendre en charge les aumôneries ? Pour respecter le principe premier de l’article 1, puisque les aumôneries garantissent le libre exercice des cultes dans les lieux fermés. Quand on réduit la laïcité à la neutralité, on nie la loi de 1905 et on oublie que l’article 1 de la Constitution ne protège pas les religions mais les croyants. On néglige également que ce précepte punit ceux qui interrompent un culte par violence, et à l’inverse la confusion de l’exercice du culte et l’exercice politique. Autrement dit, le principe de séparation assure la liberté de conscience et garantit la liberté de culte, tout en garantissant une neutralité de l’État, de ses fonctionnaires et assimilables. Si la neutralité peut-être fondée dans la loi de 1905 ou en être son prolongement, elle correspond donc à celle de l’État. En d’autres termes, confondre laïcité et neutralité, c’est oublier que le principe de laïcité est un principe de liberté. C’est oublier tout le cadre anti-discriminatoire. Rappelons que dans le code pénal est puni toute personne qui discrimine, comprenant le motif des convictions religieuses.

Les règles en entreprise ne sont pas pas séparables de l’ensemble des principes déjà abordés. Il faudrait tout de même ajouter l’Art.9 de la Convention européenne des droits de l’homme séparer en deux temps, pour prétendre à une exhaustivité du concept laïque.

“Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.“

On constate que le deuxième alinéa n’est pas du tout en contradiction avec le principe de laïcité française, puisqu’il est limité par l’ordre public, ainsi que par la sécurité. Ce qui est coutumier, c’est que les libertés publiques trouvent leurs limites dans le droit des autres, comme le disait déjà la DDHC. Si on est imprudent, qu’on réduit la laïcité à la neutralité, et qu’on étend la neutralité au-delà de l’État, on prend le risque d’être discriminatoire. La neutralité ne peut être considérée comme un principe absolu.

Quel est le ressenti des collaborateurs croyants ?

Si il y a un ressenti difficile chez les collaborateurs croyants, c’est qu’ils défendent d’abord leur liberté individuelle, leur liberté de conscience ainsi que leur liberté de culte. Ils peinent à comprendre que cette liberté de conscience et de culte trouve sa limite dans la neutralité de l’État et dans celle du Code du travail. 

Jusqu’à cet article 1321-2-1, on ne pouvait pas porter un foulard sur son lieu de travail pour des raisons de sécurité. Quand les personnes travaillaient devant une machine, on pouvait limiter son droit d’expression religieuse pour des raisons de sécurité, pour des raisons d’hygiène ou pour des raisons de santé. Ce sont trois critères d’ordre public classique dans le travail. Dans le cas d’un client qui ne veut pas travailler avec une femme voilée, si l’entreprise cède à la pression, on dépasse ces trois critères. Ainsi, on prend le risque d’avoir une procédure et de laisser le juge comme unique décideur. De nouvelles notions s’introduisent ici. Le terme “restreignant” ne veut pas dire que l’on peut interdire toutes expressions. Quant aux restrictions, elles sont justifiées par l’exercice des libertés, des individus ou encore des nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise. Et le bon fonctionnement de l’entreprise est une notion qui peut donner lieu à des discussions. La notion de “proportionnée au but recherché” s’oppose à une généralisation absolue. Dans le cas où l’expression d’un collaborateur déplaît à l’entreprise, alors celle-ci prend le risque de s’exposer à une procédure qui discutera autour de son règlement intérieur. 

Il faut cesser d’envisager la laïcité comme un instrument punitif. Il faut l’envisager comme un instrument de liberté qui permet aux liberté des uns et des autres de se réaliser. Si on commence à la réduire à l’injonction c’est une catastrophe. Ce qui est en train de se passer dans les lycées et collèges, avec l’idée de mesurer les robes comme c’est en ce moment, il s’agit là d’une réduction au principe d’injonction. A partir de là, si vous avez à faire, par exemple à des adolescents, et que vous jouez ce jeu avec eux, ils vont aussi y jouer et vous n’en finirez pas. 

Comment l’affaire Baby Loup a introduit une nouvelle conception de la laïcité avec une prédominance de la neutralité ?

Pour comprendre cette affaire, on peut se référer à un livre important qui a été publié en 2014 chez LGDJ, un éditeur spécialiste du droit : l’affaire Baby-Loup ou la nouvelle laïcité

La maison d’édition présente un ouvrage rédigé par deux juristes dont  une autrice, Stéphanie Hennette Vauchez, qui intervient à  la Vigie de la laïcité. Cette structure privée associative remplace aujourd’hui l’Observatoire de la laïcité. Dans le livre, Vincent Valentin et sa consoeur abordent cette affaire polémique par le prisme d’une affaire judiciaire symptomatique des mutations introduites par une nouvelle conception de  la laïcité. Le sociologue Luc Boltanski, lui, parle de ce qu’il appelle une “forme affaire”, c’est à dire d’abord  d’un jeu médiatique, qui s’est transmuté en jeu politique puis en demandes de lois. 

Lors de cette affaire, cette femme qui intervenait dans une structure privée adressée aux enfants, en portant un voile avait été licenciée. La Haute autorité de luttes contre les discriminations et pour l’égalité avait envisagé ce licenciement comme une discrimination, ce qui avait donné lieu à une polémique d’envergure. Cette affaire avait donné lieu à une première décision, un appel en Cour de cassation, puis une deuxième décision. 

Ce livre écrit par les deux juristes lient cette affaire Baby-Loup avec ce qui se passe depuis près 20 ans et qui prend son origine dans le rapport Baroin de 2003. François Baroin introduit l’idée de la nécessité de nouvelles lois. Ce rapport à d’ailleurs opposé la laïcité et les droits de l’homme. Il appelle à la création d’une nouvelle laïcité proposée dans le débat public. Cette nouvelle laïcité s’articulant avec la sécularisation. Ce dernier signifiant la disparition du religieux dans l’espace public. C’est un mouvement historique. Certains le pensaient incontestable, aujourd’hui rien n’est moins sûr puisque réapparaissent, dans la société, des dimensions religieuses qui avaient été oubliées ou semblaient dépassées. 

Le risque de la sécularisation, c’est qu’elle fait de la laïcité ce que la laïcité n’est pas, c’est à dire un instrument contre les religions. La thèse de nos deux juristes, c’est que cette manière de confondre sécularisation et laïcité visait particulièrement les musulmans. Ce qui est intéressant dans le livre, c’est qu’il met en rapport la question de la religion et le rapport au droit du travail. Par exemple, le jugement dit de rébellion, du 27 novembre 2013, cherche à ouvrir les voies vers la constitution de crèche comme entreprise de tendance laïque.

Cette volonté de créer des entreprises à tendance laïque n’a pas abouti. Sauf que cela faisait partie de la volonté d’étendre la laïcité, étendre le principe de neutralité au-delà des entreprises de droit public et de l’étendre aux entreprises de droit privé. À partir de là, ce qu’on peut noter,  ce sont les risques discriminatoires en particulier chez les femmes musulmanes portant un foulard. Mme Vauchez parle d’une “double peine” pour ces femmes, en les éloignant du travail et du monde social. L’ouvrage est une réflexion sur la question de la laïcité, la question des valeurs impliquées et savoir s’il s’agit d’un principe de liberté. Notons la dernière phrase du livre qui était un avertissement :

“Si les partisans de la nouvelle laïcité, connaissent au terme de cette affaire un échec quant à l’extension généralisée des obligations de neutralité aux personnes privées. Nul doute que leur combat contre la liberté religieuse, en particulier contre les musulmans, et leur volonté de séculariser tout l’espace social, se poursuivra par le recours à d’autres moyens”

Année 2000

C’est bien ce à quoi on assiste depuis ces 20 dernières années, avec l’extension de la neutralité à l’ensemble de l’espace, avec la confusion d’ailleurs, de l’espace public et de l’espace du déplacement. Puisque certains veulent étendre la neutralité jusque dans l’espace appelé improprement “public”. Puisque la notion d’espace public est une notion juridique récente. 

Finalement, le problème se présente lorsqu’on oublie que la notion de neutralité n’est pas séparable de celle de laïcité, mais n’est pas séparable non plus de celle de lutte contre les discriminations. On peut le montrer de manière globale en articulant autour de la loi de 1905 et de ce qui fait l’esprit de la déclaration des droits de l’homme de 1789. À l’instar, en montrant l’histoire sur ces vingt dernières années. 

Sources :

https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2015-3-page-481.htm

https://www.clesdusocial.com/un-arret-de-la-cour-de-justice-de-l-union-europeenne-sur-les-signes-religieux-en-entreprise

https://www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/Autres%20pages/C_20170315_0001.pdf

https://www.ufal.org/laicite/signes-religieux-en-entreprise-la-justice-de-lunion-europeenne-precise-sans-guere-innover/

https://www.ufal.org/laicite/neutralite-religieuse-a-lentreprise-un-petit-pas-de-la-justice-europeenne/

https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2021-2-page-351.htm#no3

editionsatelier.com/boutique/accueil/360-en-finir-avec-les-idees-fausses-sur-la-laicite-9782708254176.html(ouvre un nouvel onglet)

Image d’Aristide Briand, prix Nobel de la Paix et anticlérical modéré qui participe à la loi de 1905 aux côtés de Jean Jaurès.

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Joseph Lahiani

Lucrèce Valence

Journaliste pour le blog QVT

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