La « courbe du deuil » de Kübler-Ross est un modèle privilégié pour décrire l’état émotionnel des personnes confrontées à un changement organisationnel. D’où vient ce modèle ? Et repose-t-il sur des bases scientifiques solides ? Cet article revient sur les origines de la courbe du deuil et en questionne la pertinence et les écueils.
Un modèle omniprésent
Quiconque a suivi une formation sur la conduite du changement aura été initié à la fameuse « courbe du deuil » qui explique les étapes du changement organisationnel et permet d’ajuster l’action et la communication managériale en conséquence.
La courbe du deuil, également connue sous le nom de modèle de Kübler-Ross, décrit les différentes étapes émotionnelles traversées par une personne confrontée à un changement organisationnel.
En premier lieu, les individus passent par une étape de choc et de sidération, suivie par une étape de déni de la situation de changement. Vient ensuite une phase de colère au cours de laquelle peut s’exprimer une attitude hostile face au changement et à ses porteurs. La colère laisse ensuite place à la phase de négociation où la personne tente de trouver des moyens de revenir en arrière ou de changer la situation. La cinquième étape est la tristesse caractérisée par la nostalgie, la passivité et le retrait. La sixième étape est l’acceptation, où la personne commence à accepter la réalité de la perte et à s’adapter à sa nouvelle situation.
Certaines versions du modèle ajoutent une septième étape de reconstruction ou d’acceptation au cours de laquelle la personne contribue activement à la transformation.
Le caractère visuel, accessible et intuitif du modèle a assuré son succès. Il est aujourd’hui utilisé dans le monde entier pour décrire le changement organisationnel et plus particulièrement pour lever les freins et les résistances qu’éprouveraient les travailleurs en situation de changement.
Aux origines, une histoire de soins palliatifs
La prépondérance du modèle de Kübler-Ross dans le consulting en conduite du changement mérite qu’on se questionne sur ses origines et son assise scientifique.
Rien ne prédestinait Elizabeth Kübler-Ross à devenir une des figures les plus citées des sciences du management. Née en 1926 et décédée en 2004, cette psychiatre et auteure suisse-américaine était surtout renommée pour son travail sur la mort et le deuil. En qualité de praticienne hospitalière, elle a tout au long de sa carrière accompagné des patients en fin de vie. Dans un article grand public à succès publié dans Life Magazine, elle exposa pour la première fois l’état émotionnel de ses patients en phase terminale. Le succès de cet article la conduisit à publier en 1969 un ouvrage, « On Death and Dying » (publié en français sous le titre « Les derniers instants de la vie ») ou elle décrivit pour la première fois l’état émotionnel de ses patients mourants à travers le modèle de la courbe du deuil et des différentes étapes qui la jalonnent.
Cet ouvrage n’était pas une publication scientifique : il s’agissait d’un livre destiné au grand public, dont les postulats découlaient d’observations et d’échanges avec les patients en phase terminale. Cela ne l’empêcha pas de connaître un immense succès international qui submergea l’auteure elle-même.
Il peut sembler curieux qu’une grille de lecture empirique de l’état émotionnel de patients en fin de vie soit adoptée par les praticiens de la conduite du changement au travail. Cette lente dérive s’explique en partie par le succès et le caractère intuitif du modèle. Forte de son succès littéraire, l’autrice postula que les états émotionnels du deuil décrits sa courbe du deuil pouvaient s’appliquer à d’autres types de pertes dans la vie. Dès les années 70, des spécialistes du développement personnel puis des sciences du management comme Adams et Elgin le reprendront pour en étendre le champ d’application au coaching, puis à la conduite du changement. Il sera ensuite diffusé plus largement par des majors du consulting comme le Boston Consulting Group. Les descendants de Kübler-Ross créeront parallèlement une fondation à son nom chargée de diffuser le modèle, désormais marque déposée rebaptisée « Kübler-Ross Change Curve » (courbe du changement de Kübler-Ross).
Trop beau pour être vrai ?
Il est aisé de comprendre le succès du modèle et sa large diffusion. Comme de nombreuses théories bancales et pourtant persistantes en sciences du management, il est graphique et intuitif et peut donc facilement être transmis. Il fait par ailleurs appel à une palette d’émotions assez large où chacun et chacune peut facilement s’identifier. Il nous conduit à pêcher par effet de halo, ce biais cognitif suscité par l’intuition et les premières impressions.
Là où le bât blesse, c’est qu’il n’a jamais été confirmé par des travaux scientifiques sérieux.
Les seules études réalisées sur le changement et aboutissant à des représentations graphiques vaguement similaires concernent l’évolution de la performance, avec un creux désormais démontré et imputable à l’effet d’apprentissage.
Considérée à tort comme une vérité, la courbe du deuil peut conduire à de nombreux écueils lorsqu’elle est utilisée abusivement comme outil d’accompagnement du changement.
Ce modèle banalise ainsi l’émotion négative face au changement en proposant une grille de lecture standardisée et prévisible des réactions émotionnelles de chaque individu, qui conduit à penser que l’émotion négative est inéluctable d’une part, et qu’elle est passagère d’autre part.
La courbe du deuil a ainsi été utilisée par de nombreux opérateurs du conseil ou de la formation pour inciter les managers à considérer les difficultés exprimées face au changement comme un état passager et acceptable.
En outre, le modèle de Kübler-Ross est présenté comme une universalité indépendante de la nature du changement.
Partant de là, l’expression d’une souffrance ou d’une difficulté face à un changement contraire à l’éthique ou dégradant la santé ou les conditions de travail peut être considéré sous le même angle que toute autre situation de transformation.
La négativité n’est que « résistance », elle peut être étiquetée et manipulée pour accélérer l’arrivée des individus aux phases de résignation et d’acceptation.
Dans de nombreuses version de la courbe du deuil, le passé est ainsi qualifié de facto de négatif et le futur de positif, quelle que soit la nature du changement.
Dans le cas médiatisé des suicides chez France Télécom, les écueils managériaux imputables à l’utilisation abusive de la courbe du deuil ont été longuement documentés. Dans un article paru dans The Conversation, Valéry Michaux, Enseignante-Chercheuse à la Neoma Business School détaille ainsi ces abus ayant conduit à minimiser la souffrance réelle de nombreux salariés. Elle s’étonne par ailleurs de la persistance du modèle au sein de cabinets de conseils qui continuent à l’utiliser « parce qu’il est pratique ».
Que nous enseigne le succès de la courbe du deuil ?
Il est regrettable qu’un modèle empirique développé pour décrire les stades émotionnels face à la mort prospère un demi siècle plus tard au point de devenir la grille de lecture privilégiée pour décrire le changement organisationnel. Pyramide de Maslow, forced ranking, ikigai, soft-skills … les praticiens du conseil en management sont friandes de modèles visuels, intuitifs, et faciles à transmettre. Ces grilles de lecture ne reposent sur aucun socle scientifique véritable, mais elles séduisent car elles répondent à un besoin croissant de simplicité et se centrent sur la transformation individuelle sans remettre en question le contexte organisationnel dans lequel les individus évoluent. Ils s’intègrent parfaitement dans le paradigme méritocratique faisant peser sur l’individu la responsabilité de s’adapter.
Les grilles de lecture scientifiques, pourtant nombreuses, rebutent en revanche par leur complexité et leur caractère trop contextuel qui exclut la généralisation.
L’exemple de la courbe du deuil rappelle l’ensemble des parties prenantes des sciences du management à leurs responsabilités. Perçus comme des experts, les praticiens (cabinets de conseil, organismes de formation) doivent garantir la pertinence et la robustesse des méthodes qu’ils promeuvent et propagent. La persistance de pratiques hasardeuses souligne ainsi l’absence d’un mécanisme de régulation déontologique engageant pour ces professionnels malgré leur haut niveau de responsabilité. Il appartient par ailleurs aux organisations et aux individus consommateurs de conseil en management de ne pas prendre pour argent comptant toute représentation, aussi séduisante et intuitive soit-elle, et d’oser questionner le socle scientifique des méthodes proposées par les « experts ».
Il appartient enfin à la recherche fondamentale en sciences du management de redoubler d’efforts pour vulgariser et propager les nombreux modèles scientifiquement éprouvés. La littérature scientifique propose ainsi de nombreuses grilles de lecture fiables pour décrire les états émotionnels en situation de changement.
La psychologie sociale propose ainsi des grilles de lectures fiables pour décrire et accompagner les transitions de vie comme les modèles de Schlossberg et de Heppner. D’autres approches issues du champ de l’économie ou de la psychologie décrivent les enjeux psychosociaux liés au changement organisationnel (modèle des phases de préoccupation, modèle de la disposition au changement, etc.).
Ces approches sont certes plus complexes, mais elles ont le mérite de reposer sur un corpus théorique et des protocoles expérimentaux garantissant une meilleure fiabilité.
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