Les typologies de handicap : un étiquetage vide de sens ? 

5 Nov, 2024
typologies de handicap

EDITORIAL SEEPH 2024 – La loi de 2005, a redéfini le handicap par l’altération durable d’une ou plusieurs fonctions. Pour rendre cette notion accessible, une classification en « familles de handicap » a été adoptée. Si cette catégorisation vise à simplifier la sensibilisation et à orienter les aides, elle crée aussi des effets indésirables en réduisant le handicap à des taxinomies hasardeuses en favorisant la stigmatisation et les réponses stéréotypées à des besoins divers. Revenir à l’esprit initial de la loi de 2005 en repensant le handicap selon les limitations fonctionnelles permettrait de mieux prendre en considération la diversité et la réalité des situations individuelles, pour des réponses plus justes et adaptées aux parcours unique de chaque personne.

A l’origine : un glissement sémantique dévoyant l’esprit originel de la loi handicap

“Constitue un Handicap, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant.”

C’est ainsi que la La loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées du 11 février 2005 définit le handicap. Cette définition traduit une volonté d’élargissement du champ du handicap à tout état de santé significativement et durablement altéré, pour rompre avec les représentations du handicap centrées sur la mobilité réduite ou les déficiences lourdes.

Dès la promulgation de la loi du 11 février 2005, un glissement sémantique s’est opéré chez la majorité des acteurs traitant du handicap : la notion de “fonction” décrite dans la toi a très rapidement été assimilée à une catégorisation des handicaps par “typologies”  ou “familles”. Cinq grandes familles ont ainsi été théorisées : les handicaps moteurs, les handicaps sensoriels, les handicaps psychiques, les handicaps cognitifs, parfois associés aux déficiences intellectuelles,  et les maladies invalidantes. Cette grille de lecture admet des variantes, apportant parfois un peu plus de finesse à certaines catégories. Il n’en demeure pas moins qu’elles dérivent toutes de ce modèle originel.

Variantes de présentations sur les familles de handicap

Ces classifications du handicap par famille offrent un avantage certain : elles constituent une grille de lecture simplificatrice permettant de sensibiliser facilement à la diversité des situations de handicap, de penser des dispositifs d’aide et d’accompagnement par typologies de handicap ou de générer des statistiques fondées sur cette classification.

Là où le bât blesse, c’est que la catégorisation des situations de handicap par familles dévoie l’esprit de la loi de 2005 et s’écarte sensiblement de la réalité du handicap, au point de nuire aux besoins des personnes en situation de handicap.

Les familles de handicap : un biais de stéréotypie aux conséquences délétères

Aujourd’hui, la majorité des situations de handicap au travail sont imputables à des pathologies multifactorielles. Chaque pathologie est susceptible d’altérer plusieurs fonctions. Une pathologie invalidante comme le cancer pourra ainsi avoir des incidences sur des fonctions physiques, métaboliques, psychiques ou cognitives, au même titre qu’une pathologie considérée comme psychique. 

La catégorisation des handicaps par famille nous éloigne de ce niveau de granularité en forçant une taxinomie stéréotypée générant plusieurs biais. Certaines contraintes sont ainsi admises arbitrairement pour des familles de handicap et non pour d’autres. Dans un support de sensibilisation aux familles de handicap, l’AGEFIPH explique à titre d’exemple que “le handicap psychique n’affecte pas la capacité intellectuelle de la personne”. Cette assertion hasardeuse est totalement contredite par les travaux cliniques qui démontrent de nombreuses conséquences cognitives pour la plupart des pathologies psychiques. Dans ce même document, il est expliqué que “les personnes handicapées moteur (sic) rencontrent des difficultés à se déplacer, conserver ou changer de position, effectuer certains gestes. Elles ont parfois des difficultés à oraliser.”  On retrouve dans cette famille un mélange de symptômes (lombalgie) de troubles (TMS), de pathologies (AVC) ou de signes cliniques (malformations). 

Cette confusion entre causes, manifestations et conséquences est fréquente dans ce type de classification. 

Infographie sur les familles de handicap – AGEFIPH

La catégorisation du handicap par familles a plusieurs conséquences délétères. 

Premièrement, elle esquisse un tableau stéréotypé de prétendues familles dont les conséquences seraient homogènes et similaires pour les personnes qui en relèveraient.  Les individus sont arbitrairement placés dans des catégories où les difficultés qu’elles éprouvent sont généralisées. Il en découle des solutions de compensation stéréotypées ne répondant pas à leurs besoins dans leur particularité et leur exhaustivité.

La catégorisation des handicaps par typologies entretient par ailleurs la représentation erronée de handicaps plus difficiles à prendre en charge que d’autres, comme l’idée reçue que le handicap 

“moteur” serait plus facile à objectiver et compenser que le handicap “psychique”. Cette approche contribue par conséquent à la stigmatisation des nombreuses personnes souffrant de troubles psychiques dont les solutions de compensation sont pourtant proches de nombreuses autres pathologies socialement mieux acceptées.

En outre, la recherche à tout prix d’une classification des personnes en situation de handicap en familles arbitraires conduit à des aberrations statistiques. Comme nous l’expliquions dans un précédent article, les nombreuses classifications des situations de handicap par typologies souffrent de réels problèmes de fiabilité et constituent de ce fait des socles erronées pour l’aide à la décision.

Revenir à l’esprit de la loi de 2005 en fondant la description du handicap sur les limitations fonctionnelles

Admettre que chaque situation de handicap est unique ne signifie pas que nous devons nous détacher de toute grille de lecture. Au contraire, le retour à l’esprit initial du texte de la loi de 2005 nous invite à penser chaque situation de handicap au prisme des limitations fonctionnelles qu’elle implique à un instant donné chez une personne donnée.

Plutôt que de catégoriser les handicaps – et par corollaire les personnes en situation de handicap – il est possible de décrire chaque situation de handicap à travers une grille de lecture plus fine des limitations fonctionnelles qu’implique son état de santé. 

La classification des limitations fonctionnelles, très dense, nous invite à repenser notre conception de la bonne santé et du handicap : même en “bonne santé”, de nombreuses personnes connaissent au moins une limitation fonctionnelle, avec des répercussions très variables sur le quotidien en fonction de chacun. Nous nous situons tous sur un continuum multidimensionnel de la santé, avec des curseurs qui varient selon les familles de limitations fonctionnelles, mais également qui varient en fonction des périodes et évènements de nos vies. On ne passe pas de la bonne santé au handicap, ou de la norme à l’exceptionnalité, dans une approche catégorielle. On évolue sur un continuum de la plus ou moins bonne santé.

En adoptant une description du handicap à travers une grille de lecture des limitations fonctionnelles, nous pourrions apporter des réponses précises à chaque personne au regard de ses besoins réels. La stigmatisation associée à certaines familles de handicap, à commencer par le handicap psychique, disparaîtrait également. En effet, en adoptant une approche par limitations fonctionnelles, il deviendrait aisé de constater que les limitations induites par certaines pathologies psychiques (troubles de l’humeur, fatigabilité, troubles mnésiques, etc.) peuvent être très proches de celles qui découlent de maladies invalidantes ou de certaines lésions cérébrales. 

Près de deux décennies après l’entrée en vigueur de la loi handicap de 2005, il serait temps de de renouveler nos grilles de lecture et de permettre à chaque personne de se positionner en fonction de ses limitations et de ses besoins. 

En renouvelant nos grilles de lectures,  nous gagnerions à intégrer deux impensés dans le champ du handicap : la douleur et la fatigue. Ces deux symptômes sont associés à la majorité des pathologies handicapantes et imposent de nombreuses limitations dans la vie quotidienne. Ils restent pourtant peu pris en considération dans le travail d’évaluation fonctionnelle et de compensation du handicap, alors que leurs conséquences sur la vie quotidienne sont majeures.

En comparaison avec l’approche par familles de handicap, l’approche centrée sur les limitations fonctionnelles implique naturellement un degré de complexité plus élevé. Cette complexité doit être admise comme le reflet de la réalité. Nous devons à nos pairs en situation de handicap l’acceptation de cette complexité qui reflète leur réalité au quotidien et la diversité de leurs besoins. Il s’agit en somme de regarder le handicap pour ce qu’il est, et non de le réduire à une expression simplificatrice nous donnant une illusion de maîtrise. 

Accepter cette complexité implique une évolution dans les approches, les outils et les compétences de nombreux professionnels intervenant dans le champ du handicap (professionnels de l’insertion, du maintien dans l’emploi, de l’évaluation fonctionnelle, etc.). Une telle évolution ne saurait être impulsée sans une mobilisation collective de l’ensemble des parties prenantes, à commencer par les acteurs institutionnels en charge de la définition des politiques publiques sur le handicap au travail.

A l’occasion de la SEEPH 2024, le Blog QVT se consacre à la déconstruction de l’approche par typologies de handicap. Suivez notre programmation spéciale et notamment notre webinaire consacré à cette question.

Illustration : Kasimir Malevitch, Les Sportifs – 1930-31

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Clémence Souchet et Fadi Joseph Lahiani

Clémence SOUCHET est psychologue du travail et des organisations. Elle a accompagné des EA, ESAT et établissements médicaux sociaux à la mise en place de dispositifs de prévention de la santé des travailleurs.

Fadi Joseph LAHIANI est psychologue du travail et des organisations. Il a accompagné de nombreux employeurs dans la mise en œuvre de solutions de compensation du handicap et a développé des outils d’évaluation fonctionnelle des déficiences psychiques et cognitives.

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