Du burn-out psychologique au burn-out global : introduction à la pensée de Pascal Chabot

30 Avr, 2024
Burn out

Ce que le travail signifie et ce qu’il fait aux individus sont étroitement liés aux représentations collectives et aux structures sociales qui l’encadrent. Lorsque nous réfléchissons à la qualité de vie au travail, il importe donc d’accorder de l’attention au contexte global qui façonne notre rapport au travail. C’est ce que nous faisons dans cet article qui se penche sur le cas du burn-out, au travers de la perspective du philosophe Pascal Chabot. Nous y abordons sa notion de « burn-out global », qui part de la souffrance individuelle pour traiter d’un épuisement généralisé engendré par le capitalisme. Ce faisant, nous dépassons le cadre managérial et le cadre organisationnel pour identifier des facteurs impactant les conditions de travail.

Une pathologie de civilisation

Dans Global burn-out, Pascal Chabot nous livre une vision du burn-out puisant tant dans la philosophie que dans les sciences sociales.

« Car cette femme qui pleure au volant de sa voiture, ou ce cadre paralysé devant son ordinateur, sont les prototypes des plus fidèles adhérents aux valeurs du XXIe siècle. Éduqués, diplômés, travailleurs enthousiastes, ils sont les soutiens zélés des modes de vie contemporains. C’est par leur ardeur au travail, plus de quarante heures par semaine, que le système tient en place. Et ce sont pourtant eux qui craquent. » (p.13)

Il rejette les idées reçues mettant en avant une forme de paresse, un manque de volonté de travailler, en notant que les personnes frappées de ce mal-être sont précisément celles qui sont le plus investies dans leurs tâches.

Cette tendance du burn-out à toucher les personnes les plus appliquées au travail est aussi relevée par Marie Pezé, docteure en psychologie et responsable du réseau Souffrance et travail. Elle ajoute que le burn-out atteint davantage les femmes, ce qui rejoint les chiffres de Santé publique France sur la souffrance psychique en lien avec le travail. Marie Pezé décèle une influence de la contrainte pour les femmes de s’insérer dans une organisation du travail « pensée par les hommes et pour les hommes ». Des traces de l’architecture masculine du travail dont elle nous parle peuvent notamment s’observer dans un manque de reconnaissance des métiers du care, l’omniprésence du plafond de verre ou encore la prépondérance des femmes dans les régimes de travail à temps partiel.

Bien loin d’un sous-investissement dans le travail, Pascal Chabot situe au contraire les causes profondes du burn-out dans une suradaptation à un système non seulement économique, mais aussi sociopolitique, qui consume les travailleuses et les travailleurs. L’auteur caractérise le phénomène de « pathologie de civilisation ».

« Les maladies de civilisation sont des troubles miroirs où se reflète ce qui est trop difficile à accepter. Le burn-out est le nom contemporain de ce trouble. Malaise dû à l’excès, au stress, à la perte de sens, au diktat de la rentabilité, à la difficulté de porter des valeurs humanistes dans un système technocratique, il est le révélateur des aspects sombres de l’organisation contemporaine du travail. » (p.113)

Chabot observe que la responsabilité de cette inadaptation entre les individus et les injonctions qui pèsent sur leurs épaules est souvent attribuée soit aux individus eux-mêmes, soit à la société. Il déduit de cette opposition qu’il y aurait d’un côté des personnes qui ne seraient pas en mesure de répondre à des pressions extérieures, et de l’autre côté des logiques sociales toutes-puissantes qui dirigeraient les comportements individuels, sans leur laisser de marge de manœuvre.

Chabot propose quant à lui de décaler le regard en considérant le burn-out comme une maladie de la relation, une relation entre l’individu et le social. Il se positionne entre les deux pour affirmer que les aspirations des individus vont de pair avec la promesse d’une société qui les émanciperait, mais que la relation échoue quelque part entre les deux.

Or, entre les deux, nous trouvons le travail et ses institutions. Si burn-out il y a, c’est bien en raison d’un engagement dans des activités laborieuses qui, elles, ne tiennent pas leurs engagements. L’organisation du travail peut alors être vue comme le maillon faible entre l’individu et la société. D’autant plus qu’elle va jusqu’à affecter les conditions nécessaires d’existence des populations.

Burn-out : de l’humain à la planète

Un processus que nous pouvons associer à l’émergence du burn-out est celui de la déshumanisation. Si des personnes font l’expérience de la déshumanisation dans leur travail, c’est avant tout parce que l’humain n’est pas au cœur des préoccupations. Il est une ressource parmi d’autres, ce que concrétise l’appellation « gestion des ressources humaines ». Or, ce qui est nommé « ressource » dans notre société est implicitement voué à subir un traitement particulier : l’exploitation. Le burn-out peut ici être rapproché d’un équivalent chez les salarié·es du Jour du dépassement, qui avance d’année en année. Plus vite on exploite les ressources à disposition, qu’elles soient humaines ou non, plus vite on atteint le dépassement de leurs limites.

Ainsi, dans un même mouvement, l’humain n’est pas seulement déshumanisé, il est aussi naturalisé, nous dit le sociologue Jason W. Moore dans son livre « Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital ». D’après Moore, l’humain est mis sur un pied d’égalité avec les ressources naturelles, qui sont elles-mêmes utilisées à outrance pour satisfaire des besoins jamais assouvis. Ce que met en évidence Pascal Chabot, c’est que dans ce système, l’humain n’est pas la fin, il est le moyen. Il lui apparait dès lors forcé de sans cesse s’adapter à d’autres fonctions, sans jamais pouvoir se réaliser lui-même.

Dans son livre, Pascal Chabot mobilise l’élément du feu pour étendre la notion de burn-out à la planète, sujette au réchauffement climatique. En suivant la logique capitaliste cherchant à maximiser tous les rendements, les êtres humains ne seraient pas les seuls touchés par un épuisement, ce serait également le cas des non-humains et de la Terre. Pour Pascal Chabot, tant les uns que les autres servent en effet de combustibles brûlés pour faire tourner l’économie capitaliste.

Cela se traduit aujourd’hui par le dépassement de six des neuf limites planétaires.

Chaleur humaine et froideur technologique

La quasi-totalité des forces laborieuses et de l’environnement sont en ce sens mis au service d’une finalité : l’accumulation de capital. Des dynamiques instaurées pour poursuivre cette finalité comme la concurrence mondialisée, la dématérialisation ou encore l’accélération sociale décrite par Hartmut Rosa dans le livre « Accélération. Une critique sociale du temps », sont autant d’éléments favorisant la perte de sens, l’épuisement et le décrochage.

Le développement des technologies dictant le rythme à leurs usagers prolonge la métaphore thermique de Chabot.

« Quand on exige d’une personne qu’elle opère avec perfectionnisme mais sans question, on est souvent inconsciemment guidé par le désir de la faire ressembler à une machine, fiable, polyvalente et sans état d’âme. […] L’objet technique étant un exemple de réussite, il sert de plus en plus de terme de comparaison dont il s’agirait de se rapprocher. Dans bien des contextes professionnels, dire de quelqu’un qu’il travaille comme une machine s’apparente à un compliment. » (p.64)

Aux yeux de Chabot, face à la chaleur des émotions humaines, la raison instrumentale des machines présente une froideur propice à évacuer le sens du travail. C’est d’autant plus le cas selon lui lorsque l’on considère que, si elles sont pensées au départ pour aider l’humain, dans de nombreux contextes l’humain semble être au service des technologies.

Prises séparément, les technologies sont autant de créations impressionnantes qui résolvent des problèmes pratiques. Rassemblées, Chabot explique qu’elles forment un milieu technique complexe et évolutif qui demande une grande capacité d’adaptation. Il souligne que cette contrainte de l’adaptation va jusqu’à nous faire perdre le contrôle d’un bien précieux : notre temps.

« Il est d’ailleurs étrange de penser que notre civilisation a produit de nombreux objets techniques destinés à nous faire gagner du temps et que, pourtant, nous trouvons fréquemment que nous manquons de temps, au point que nous devons aller plus vite, courir et nous agiter, simplement pour continuer à exister » (p.60)

En devant respecter une foule de normes temporelles composées de calendriers, réunions, délais et horaires, l’humain est perçu par le philosophe comme étant « dépossédé de sa vie », sous le joug temporel constant de son activité professionnelle.

« L’heure est partout, le temps nulle part. Le terme deadline résume combien morbide notre temporalité est devenue. » (p.60)

Conclusion

Il semble vain de chercher à atténuer les risques psychosociaux au travail sans combiner les solutions déjà mises en œuvre à l’échelle des collectifs de travail avec une remise en question à plus grande échelle du rôle de l’économie, de sa temporalité, de la place de l’humain dans la biosphère, ou encore des missions d’une entreprise. Si des initiatives émergent ici et là pour valoriser des missions plus respectueuses des êtres humains et non humains, elles subissent toutefois le poids d’un système duquel elles ne peuvent s’extraire tout à fait.

Il s’agit dès lors de prendre en compte le contexte général du travail pour mieux répondre à ses défaillances. Bien qu’une approche à court terme et centrée sur les individus est nécessaire pour soutenir les personnes épuisées par leur travail, la psychologisation des rapports de travail s’accompagne trop souvent d’une dépolitisation empêchant de réelles avancées dans la qualité de vie au travail. Reconsidérer le modèle sociétal dans lequel nous vivons est un premier pas vers une organisation du travail plus saine. À partir de là, les missions des entreprises doivent être questionnées et leurs modèles de gouvernance sont amenés à être repensés, tout comme les politiques économiques qui les accompagnent. Sans cela, les perspectives de meilleures conditions de travail seront toujours fortement limitées.

Références 

Aubouin Bonnaventure, J. (4 février 2022). Déshumanisation organisationnelle : quand « Les Temps modernes » restent d’actualité. https://adconseil.org/le-blog-qvt-deshumanisation-organisationnelle-quand-les-temps-modernes-restent-dactualite/

Chabot, P. (2013). Global burn-out. PUF.

Delézire, P., Homère, J., Garras, L., Bonnet, T., Chatelot, J. (2024). La souffrance psychique en lien avec le travail à partir du Programme de surveillance des maladies à caractère professionnel : résultats des enquêtes transversales 2013 à 2019 et évolution depuis 2007. Bull Épidémiol Hebd., (5) : 92-103. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2024/5/2024_5_3.html

Global Footprint Network (2024). About Earth Overshoot Day. https://overshoot.footprintnetwork.org/about-earth-overshoot-day/

Mauger, B. (4 avril 2024). Les femmes, premières victimes du burn-out : « Du jour au lendemain, je n’ai plus réussi à lire ni à tenir une conversation avec mes enfants ». https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2024/04/04/premieres-victimes-du-burn-out-les-femmes-s-entraident-du-jour-au-lendemain-je-n-ai-plus-reussi-a-lire-ni-a-tenir-une-conversation-avec-mes-enfants_6225869_4497916.html

Moore, J. W. (2015). Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital. Verso.

Rosa, H. (2013). Accélération. La Découverte.

Souffrance et travail. https://www.souffrance-et-travail.com/

Stockholm Resilience Centre (2023). Planetary boundaries. https://www.stockholmresilience.org/research/planetary-boundaries.html

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Joseph Lahiani

Thibault Crismer

Thibault CRISMER est doctorant au laboratoire IRISSO de l’Université Paris Dauphine-PSL et associé au groupe de travail TED de l’UCLouvain. Ses recherches, menées dans le cadre d’une thèse Cifre portée par AD Conseil, visent à concevoir une mesure de l’état démocratique des organisations du travail.

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