Comprendre et dépasser le management méritocratique : entretien avec Thomas Malleson

21 Juin, 2023
management méritocratique

Le Blog QVT : Comment définissez-vous le concept de méritocratie ?

Dr Tom Malleson : La méritocratie est l’idée selon laquelle les gens obtiennent ce qu’ils méritent. Leurs revenus et statuts reflètent donc leur mérite. Les riches méritent d’être riches et les pauvres méritent d’être pauvres. Il s’agit donc d’une croyance puissante et profondément ancrée partout en Occident, mais peut-être plus particulièrement dans la société anglo-américaine. Une enquête récente a ainsi mis en évidence qu’aux Etats Unis, 56 % des républicains pensent que les pauvres sont pauvres parce qu’ils ne font pas assez d’efforts, et 66 % pensent que les riches sont riches parce qu’ils travaillent plus dur. C’est ça la méritocratie. Une citation de Herman Cain,  homme politique Américain, résume bien cette pensée : « Ne blâmez pas Wall Street, les grandes entreprises ou les grandes banques. Si vous n’avez pas d’emploi et que vous n’êtes pas riche, blâmez-vous ». Le postulat de base rendant la méritocratie crédible  est que les règles du jeu sont les mêmes pour tous. Tout le monde peut gagner et tout le monde peut perdre. La réussite ou l’échec dépend donc de la volonté individuelle et des efforts que l’on est prêt à consentir.

La notion de mérite a pris son essor dans le monde occidental après la Révolution française, avec l’idée qu’avec l’abolition du féodalisme, tout le monde pouvait réussir. La réussite, la richesse et l’ascension sociale étaient désormais ouverts à tous. Désormais, les gens pouvaient progresser non pas en fonction de leur lignée ou de leurs relations familiales, mais grâce à leur travail acharné. C’est ainsi que l’on a assisté, dans toute l’Europe, au cours des années 1800, à une lente démocratisation de la société menaçant l’hégémonie des élites économiques. Les philosophes, les penseurs et les économistes conservateurs ont donc commencé à trouver des justifications au maintien d’une forme de statut quo. Emil Boutmy, fondateur de Sciences Po, postulait ainsi que « les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie ».

En d’autres termes, il justifiait l’idée que les élites avaient besoin de freiner l’égalité en prétendant que les privilèges des élites étaient justifiés par leur plus grand mérite.  Peu à peu, les justifications comme la noblesse, le rang ou la fortune ont laissé place à une rhétorique centrée sur l’intelligence, le travail acharné ou l’aptitude à innover des élites. C’est ainsi que la méritocratie a lentement mais sûrement dévoyé l’idéal de gouvernance par le mérite en devenant un nouveau moyen de rendre acceptable l’inégalité.

Un siècle plus tard, cette forme de pensée est totalement intégrée dans nos sociétés capitalistes fondées sur des systèmes concurrentiels. Les notions de revenus et de contribution individuelle sont grandement intriquées dans les esprits et le discours général . En langage économique, on parle de productivité marginale. Les riches méritent leurs revenus parce qu’ils reflètent simplement la demande de la société pour ce qu’ils ont produit. Les économistes conservateurs soutiennent que les revenus de chacun, y compris ceux des milliardaires, sont mérités. Ils ne feraient que refléter leur activité, leur aptitude à répondre aux besoins et leur contribution au bien-être général.

De quels écueils est responsable la pensée méritocratique ? Et comment les mettre en évidence ?

La pensée méritocratique est responsable de trois principaux écueils. En premier lieu, l’absence d’égalité réelle des chances contredit totalement l’idéal méritocratique d’une compétition équitable. Plusieurs caractéristiques comme votre origine sociale, votre appartenance ethnique ou votre genre influent très significativement sur les opportunités qui vous seront ouvertes. Aux Etats-Unis, par exemple, le budget annuel moyen consacré à chaque élève à l’école primaire publique, essentiellement fréquentée par les plus pauvres, est de 3 000 dollars contre 40 000 dollars par an et par élève dans les écoles privées.

Toujours aux Etats-Unis, les enfants des plus riches ont 75 % plus de chances d’aller à l’université que les enfants de pauvres.

En France, ces inégalités sont moins spectaculaires, mais tout aussi significatives, et ont tendance à s’aggraver.

Le second écueil de la pensée méritocratique réside dans le fait qu’elle dénie le caractère collectif de la production de richesse. Qu’auraient été les trajectoires d’un Bill Gates ou d’un Elon Musk dans une société sans ressources ? Le philosophe Michael Sandell en donne un bon exemple en décrivant la trajectoire des gourous de la tech, présentés comme des exemples de réussite individuelle. Dans les faits, ils sont le produit d’une cellule familiale privilégiée, d’un système éducatif solide, d’une communauté sûre, puis d’un vaste réseau collaboratif de compétences techniques et scientifiques qui ont contribué aux

Leur réussite est également tributaire d’une infrastructure politique et juridique très favorable à la privatisation et à la monétisation de la propriété intellectuelle. Elle doit également beaucoup à un système fiscal très favorable à la défiscalisation de l’investissement et à la rétribution de l’actionnariat. Tous ces droits ont permis à une minorité de conserver l’essentiel des bénéfices réalisés par des milliers de travailleurs, en les privant de la visibilité qu’ils auraient mérités.

Le troisième écueil de la méritocratie est plus profond et philosophique. Le fait que certaines personnes travaillent très dur ou soient très talentueuses justifie-t-il qu’elle soient rétribuées pour cela ? C’est une question controversée, mais personnellement, je pense que non, parce que lorsqu’on y réfléchit bien, on s’aperçoit que le fait de posséder un talent  –  travailler dur, être innovant ou avoir le sens de l’humour –  est profondément influencé par la chance. Aucun d’entre nous ne se réveille un jour en se disant qu’il va choisir d’être très énergique ou très intelligent. Aucun d’entre nous ne choisit de souffrir de fatigue chronique ou d’être handicapé. Certains se réveillent le matin avec beaucoup d’énergie, d’excitation et d’enthousiasme. Certains se réveillent dans la douleur, la dépression ou la fatigue, et cela échappe en grande partie à notre contrôle.

Il n’y a pas de règles du jeu universelles régissant les corps et les esprits. Partant de ce principe, la pensée méritocratique revient récompenser certaines personnes parce qu’elles ont plus de talent ou plus d’intelligence que d’autres. C’est arbitraire et injuste, n’est-ce pas ? C’est pourquoi je considère la méritocratie comme une sorte de capacitisme. Ce terme désigne un jugement de valeur similaire au racisme ou au sexisme selon lequel les personnes qui ont la chance d’avoir un corps plus fort ou un intellect plus efficient devraient avoir une vie meilleure. Plutôt que de voir le monde sous l’angle de ce que chacun mérite en raison de ses talents, nous devrions considérer davantage ce dont les gens ont besoin.

Howard Zinn, un célèbre historien américain disait : « Donnez aux gens ce dont ils ont besoin. De la nourriture, des médicaments, de l’air pur, de l’eau pure. Des arbres et de l’herbe agréable. Quelques heures de travail, plus d’heures de loisirs. Mais ne demandez pas qui le mérite. Chaque être humain le mérite. Je pense que c’est juste. Je pense que les gens devraient se voir garantir les choses dont ils ont besoin pour vivre et mener une bonne vie parce qu’ils sont des êtres humains, et non en raison de ce que leur corps est capable de faire. »

Vous citez les figures mythifiées des grands patrons de la Silicon Valley. Dans la pensée managériale, ces figures  sont mythifiées et érigées en exemples. Par exemple, Elon Musk est présenté comme un génie aux capacités hors normes et travaillant 120 heures par semaine. Ce type de mythe est souvent présenté à des manageurs et des travailleurs normaux comme un exemple à suivre. Qu’en penser ?

La plupart des organisations du travail, tant dans le secteur public que dans le secteur privé, imprégnées d’un discours méritocratie. L’idée commune de la progression dans la hiérarchie passe par le fait de développer ses compétences, de travailler plus dur, d’obtenir plus de diplômes, et ainsi de suite. Bien sûr, il y a une part de vérité dans ce postulat. Et il est évidemment logique que les managers et les cadres supérieurs essaient de promouvoir les personnes qui ont des compétences et du talent et qui font bien leur travail. Il est tout aussi acceptable que les organisations essaient de recruter des personnes qui ont beaucoup de mérite. Ce dont les managers doivent être conscients, c’est que les individus ont des possibilités très différentes d’exceller. Certains travailleurs ont beaucoup plus d’opportunités de formation, de meilleurs réseaux, de solides mentors ou des recommandations que d’autres n’auront jamais.  Cela produit un gâchis où chaque organisation a beaucoup de potentiel inexploité au bas de l’échelle de la hiérarchie.

Le deuxième point dont les managers doivent être conscients est que le mérite n’est pas neutre. Ce n’est pas une entité objective et mesurable. Par exemple, en définissant le mérite comme une capacité de travail hors-norme, nous excluons les aidants, majoritairement des femmes.

En considérant le mérite à travers l’éloquence ou l’aisance, nous privilégions des élites ayant eu accès à des codes dont bien d’autres sont exclus, à commencer par les minorités ethniques.

Si nous jugeons encore le mérite à travers l’autonomie, nous excluons les personnes en situation de handicap ou ayant un besoin d’assistance en raison de leur état de santé. En somme, ce que l’on considère comme un bon travailleur sera toujours biaisé. Cela ne veut pas dire que les managers ne doivent pas penser au mérite, mais plutôt qu’ils doivent y réfléchir de manière critique et en tenant compte de l’inclusion, de l’éthique et de l’équité, de sorte que talents et qualités des personnes défavorisées par les standards du mérite soient considérées.

La pensée managériale actuelle est très attachée au concept de « soft skills ». Les managers se voient proposer des programmes destinées à améliorer leurs compétences émotionnelles, les aider à adapter à toutes les situations, à être créatifs, ou encore à résister au stress. Cette conception de la performance est détachée du savoir-faire technique et résolument centrée sur l’individu. Elle omet la part contextuelle et collective de la performance. Est-il pertinent de l’associer aux écueils méritocratiques ?

Je pense que les compétences non techniques sont, à bien des égards, des outils utiles et importants à avoir dans la boîte à outils de tout manager. Mais je pense que l’élément clé est que le succès d’une organisation est avant tout un projet social fondé sur la collaboration. Il n’est jamais le fait d’individus. La performance ne peut être résumée à une somme de talents individuels. Lorsque l’on commence à mesurer le succès d’une organisation en fonction de ce que fait un individu seul et que l’on ne tient pas compte de la façon dont cet individu est imbriqué dans une culture organisationnelle plus large, il est difficile d’évaluer le succès de l’organisation.

Le discours méritocratique est par ailleurs responsable de l’émergence de cultures toxiques. Il favorise l’idée que quelle que soit votre position dans l’organisation, vous méritez d’y être. Si vous êtes au sommet, c’est parce que vous êtes excellent et si vous êtes au bas de l’échelle, c’est parce que vous êtes mauvais et que vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même.

Cette idée est terrible pour les relations sociales parce qu’elle encourage une forme de condescendance et d’arrogance verticale. Au bas de l’échelle, les gens regarderont vers le haut et ressentiront du ressentiment et de la frustration. Dans son ouvrage « La tyrannie du mérite », Michael Sandell souligne très précisément cet écueil. Sur un plan sociétal, l’hubris méritocratique explique en grande partie  la montée des populismes. De nombreux travailleurs ont ainsi vu leur pouvoir d’achat salaires stagner ou même se détériorer au cours des 40 dernières années dans un contexte de dérégulation, d’affaiblissement du dialogue social et du poids syndical et de déconsidération des métiers de seconde ligne .

Malgré les écueils imputables à la pensée méritocratique, de nombreuses personnes y restent très attachées, y compris parmi celles qui en sont victimes. Comment expliquer ce paradoxe ?

Plusieurs éléments permettent de comprendre pourquoi la pensée méritocratie reste florissante. La première est l’aspect évident du pouvoir de classe : les personnes et les entreprises riches et puissantes défendent souvent leurs privilèges en disant qu’elles le méritent. Et évidemment, si vous êtes riche, si vous avez du succès, et que vous faites partie d’une élite économique ou managériale, vous pouvez vous ériger en modèle en vous attribuant le mérite de votre réussite. Les chefs d’entreprises qui font partie des leaders d’opinion dans le corps social croient profondément en la méritocratie parce qu’elle sert leurs intérêts.

La concentration du pouvoir médiatique aux mains d’intérêts favorables à la méritocratie doit également être considérée. Au Canada, lors des élections législatives de 2011, 90 % des journaux ont soutenu les conservateurs. Et de fait, la plupart de ces médias sont aux mains d’une poignée de riches entrepreneurs favorables à ces thèses. En outre, la pensée méritocratique entre en résonnance avec avec le sens de la responsabilité individuelle. Le versant positif de la pensée méritocratique flatte l’égo car il survalorise notre aptitude à réussir et la prédominance de nos qualités individuelles.

Comment dépasser les écueils de la pensée méritocratique ? Et connaissons nous des contextes ou des institutions qui fonctionnent autrement ?

Certains changements passent par la transformation à petite échelle des organisations du travail. D’autres impliquent des évolutions sociétales beaucoup plus importantes et chronophages.

A petite échelle, je pense que nous devons encourager les managers que l’égalité des chances est loin d’exister et que le mérite n’est pas un instrument de mesure neutre. En pratique, cela signifie que les bons managers doivent s’efforcer d’offrir des opportunités aux travailleurs qui n’en ont pas eu dans le passé et de fournir un soutien supplémentaire aux travailleurs défavorisés. Cela signifie aussi qu’il faut constamment prendre en considération les exclus par les canons dominants du mérite et être curieux des qualités qu’apporte leur différence.

À plus long terme, il est clair que nous avons besoin de règles du jeu plus équitables dans la société en général, mais nous avons besoin d’un changement de culture qui s’éloigne de la méritocratie vers plus d’humilité. Nous devons reconnaître que nos différences, nos compétences, nos forces et nos faiblesses sont en grande partie tributaires d’éléments aléatoires et arbitraires.

De même qu’il n’est pas acceptable que certains d’entre nous aient une vie meilleure que d’autres parce qu’ils ont la peau blanche ou les yeux bleus, il n’est pas admissible que certaines personnes aient une vie bien meilleure que d’autres parce qu’elles ont des gènes et un corps ou des aptitudes qui les rendent plus intelligentes ou plus énergiques.

Une fois cette part d’arbitraire reconnue, un monde avec des inégalités aussi réduites que possible devrait être l’objectif.

Partant de ce principe, un bon manager a deux rôles. Il a son rôle fonctionnel, c’est-à-dire qu’il doit positionner la meilleure personne à chaque poste. Le mérite est à ce titre important. Mais cette dimension fonctionnelle doit être complétée par un volet d’éthique managériale. Cela vaut pour moi en tant qu’enseignant. Mon rôle fonctionnel consiste à enseigner et noter mes étudiants au regard de leur mérite. Mais si je ne fais que cela, j’estime être en échec car je défavorise et exclus de nombreux étudiants qui ont un énorme potentiel. Beaucoup de mes élèves sont issus de milieux défavorisés. Ils souffrent plus fréquemment de problèmes de santé mentale et n’ont pas toujours les codes, les outils et les moyens de réaliser un travail de qualité.  C’est en leur apportant le soutien adéquat que leur potentiel se développera vraiment. J’ai donc une responsabilité éthique à exercer en accordant une attention et des efforts supplémentaires à mes élèves défavorisés.

J’essaie également de minimiser les différences de notes, sans pour autant nier la différence objective entre le travail des étudiants.

Ces principes gagneraient à être appliqués au monde du travail, tant en réduisant l’écart des salaires que l’écart de notation dans le cadre d’évaluations individuelles. Il faut cesser de manquer de respect à ceux qui sont au bas de l’échelle et d’adorer ceux qui sont au sommet pour respecter tout le monde de manière plus égale.

Créer des entreprises inclusives implique ainsi une meilleure gestion des différences, qu’elles soient liée aux aptitudes naturelles, à la santé, à l’origine, au genre ou aux compétences et talents. Mais votre idée est très intéressante parce qu’elle me fait penser à ces entreprises qui ont une structure d’entreprise. Une manière corporative de communiquer sur l’inclusivité et qui ne sont pas capables

Quelles pratiques managériales alternatives conseillez-vous ?

Les managers pourraient prêter davantage attention à la formation, au mentorat et à la transmission de compétences. Il s’agit de créer des cultures managériales plus attentives aux différences de chacun, aux besoins qu’elles impliquent.

Sur un plan plus structurel, il serait utile de faire évoluer lentement nos organisations et nos lieux de travail vers des gouvernances plus démocratiques. Ce n’est pas quelque chose qui va se produire du jour au lendemain, mais il existe différentes voies pour y parvenir. Il s’agit de développer des organisations où chaque personne peut s’exprimer et être entendue,  mais aussi où elle se sent profondément investie dans la réussite de l’entreprise, ce qui est favorable à la performance collective.

En somme, il s’agit de  créer des espaces de travail certes efficaces et fonctionnels, mais aussi plus justes.

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Propos recueillis par Fadi Joseph LAHIANI

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