Souvent qualifiées par leurs détracteurs de « boîtes de Pandore » ou de « bureau des pleurs », les démarches d’évaluation des risques psychosociaux cristallisent de nombreuses inquiétudes. On leur reproche entre autres d’encourager une critique non constructive des institutions, de contribuer à la dégradation du climat social en mettant l’accent sur les dysfonctionnements, ou encore de dépeindre les réalités au prisme d’un miroir déformant exagérant les situations de travail négatives.
D’autres critiques portent sur l’utilité des démarches d’évaluation des risques psychosociaux, arguant qu’elles se contentent d’évaluer les organisations sans apporter d’améliorations tangibles.
Certains sont enfin persuadés que les démarches de prévention des risques psychosociaux sont sous-tendues par une idéologie considérant par définition le travail comme un objet pathogène. Elles seraient donc par nature une forme d’instruction à charge, dont la portée punitive à l’égard de l’employeur ne fait guère de doute.
Le contre-argumentaire des praticiens de la prévention des risques psychosociaux est souvent centré sur les enjeux majeurs de santé au travail et de performance durable associés à ces risques. Leurs conséquences sont en effet documentées, et de très nombreuses études démontrent leur impact croissant sur la santé des travailleurs et la performance des organisations. Au nom de cet enjeu, la remise en cause des démarches de prévention des risques psychosociaux ne serait donc pas admissible.
Pourtant, et même si l’enjeu sanitaire et économique est incontestable, les critiques formulées à l’égard des diagnostics des risques psychosociaux méritent d’être écoutées. Elles ne relèvent pas seulement du fantasme ou de la mauvaise foi, mais pointent vers des risques qu’il est nécessaire de mettre en lumière pour mieux les comprendre et les maîtriser.
Deux grandes familles de risques méritent en particulier d’être analysées : les risques liés à la méthodologie d’intervention et les risques plus contextuels liés à la dynamique des organisations.
Les risques liés à la méthodologie d’intervention
Un diagnostic des risques psychosociaux revient à recueillir les perceptions d’un collectif, à les synthétiser et à les interpréter. Il ne s’agit en aucun cas d’une transcription de la réalité du travail dans son ensemble. Le recueil des perceptions est adossé à une grille de lecture qui induit volontairement un recueil ciblé sur des thématiques précises.
Si la grille de lecture se contente de questionner les professionnels à propos du pathos, de « ce qui ne va pas au travail », il est tout à fait logique que la tonalité de la synthèse finale soit négative.
Or, les grilles de lecture les plus employées en France, à commencer par le modèle dit « Gollac », sont ainsi bâties. Dans une logique de prévention, elles se focalisent sur les facteurs de risques et s’intéressent peu aux ressources et aux liens de causalité entre les différents facteurs.
Pourtant, la recherche fondamentale démontre que l’appréhension de la santé psychologique au travail passe par des modèles globaux, contrebalançant les risques et les ressources et posant des liens de cause à effet précis entre les différents facteurs. Le modèle « JD-R » (job-demands resources) fait ainsi partie des grilles de lectures les plus consensuelles au sein de la communauté scientifique internationale. Il reste malheureusement très peu transposé par les praticiens en prévention des risques psychosociaux en France. L’emploi de grilles de lecture moins partiales, plus holistiques et mieux nourries des apports récents de la recherche fondamentale conférerait sans doute plus d’objectivité aux constats.
La méthode d’analyse, d’interprétation et de restitution des données mérite également d’être questionnée.
Dans le cadre des enquêtes quantitatives (questionnaires RPS), force est de constater que de nombreux praticiens ne proposent pas de protocoles rigoureux d’analyse statistique des données, instaurant de fait un doute à propos de la fiabilité de leurs conclusions. Toute institution qui choisira de mettre en œuvre une démarche d’évaluation des risques psychosociaux au travers d’un questionnaire gagnera ainsi à questionner de façon approfondie les méthodes d’analyse quantitative qui conditionnent l’objectivité des constats.
Les protocoles qualitatifs (entretiens individuels ou collectifs, analyse de l’activité, etc.) ne sont également pas exempts de biais. Même si ce type de recueil est par essence subjectif, plusieurs bonnes pratiques permettent d’en réduire les effets pervers :
- Systématiquement précéder les enquêtes qualitatives par une enquête quantitative, afin de poser des hypothèses de travail adossées à une mesure chiffrée des phénomènes mesurés.
- Utiliser des méthodes d’échantillonnage garantissant une réelle représentativité des panels de collaborateurs auditionnés.
- Employer des grilles de lecture semi-directives précises et des méthodes d’animation rigoureuses, notamment dans le cas des entretiens collectifs.
- Confronter les témoignages des travailleurs à des faits, issus notamment d’une analyse documentaire rigoureuse et d’un travail sur les indicateurs corrélés aux RPS (RH, SST, etc.).
L’analyse des données recueillies doit également obéir à des règles strictes. L’analyse croisées de l’ensemble du jeu de données recueillies gagne à être privilégiée, afin de construire des situations de travail mettant en perspective l’ensemble des données quantitatives et qualitatives.
L’interprétation des données par situations de travail et la recherche de liens de cause à effet au travers de méthodologies adaptées (ex. arbre des causes) garantira enfin une objectivité plus forte que la simple restitution brute de témoignages (ex. : verbatims), où le choix des éléments à charge ou à décharge ne dépend que du bon vouloir de l’évaluateur.
Les risques liés à la dynamique des organisations
Le diagnostic des risques psychosociaux n’est pas un mauvais outil, mais il n’est pas le couteau suisse de la qualité de vie au travail qu’on a voulu en faire. C’est avant tout une démarche longue, qui a une portée essentiellement exploratoire et préventive. Les mesures de prévention qui en découlent sont à envisager dans une temporalité allant de quelques mois pour les mesures tertiaires à plusieurs années pour les mesures primaires.
Dans un contexte de crise aigüe, mettre en œuvre un diagnostic des risques psychosociaux est donc hasardeux. Premièrement, la mesure des perceptions effectuée de façon ponctuelle révélera forcément des résultats dégradés. Autrement dit, on ne fera que confirmer la crise déjà identifiée et connue. Deuxièmement, la temporalité longue des plans d’actions issus d’une démarche de prévention des RPS ne sera pas adaptée au besoin d’action immédiate requis par un contexte de crise.
L’outil diagnostic est par conséquent inadapté aux situations d’urgence appelant à des solutions immédiates. Dans ces contextes, il est préférable de privilégier des démarches de médiation ou d’écoute ascendante.
Le diagnostic des risques psychosociaux est également peu approprié aux organisations à haut niveau de maturité, ayant déjà mis en œuvre plusieurs cycles d’évaluation et souhaitant s’inscrire dans une amélioration durable de la qualité de vie au travail. Pour ces organisations, il est bien plus profitable d’internaliser une compétence collective d’auto-évaluation et d’amélioration continue au travers d’approches dites intégratives.
Conclusion
Lorsqu’on se donne le temps de comprendre les réserves formulées à l’égard des diagnostics des risques psychosociaux, ces dernières nous révèlent de nombreux biais qui questionnent la fiabilité ou l’utilité de ces démarches. Ces biais remettent partiellement en question les pratiques d’évaluation actuelles qui sont trop souvent tombées dans le stéréotype méthodologique.
Considérées sous un angle constructif, ces critiques deviennent autant d’opportunités d’amélioration des protocoles d’évaluation et de prévention des risques psychosociaux. Il tient donc aux praticiens de s’en saisir afin de proposer des approches meilleures.
Illustration : Pandora – John William Waterhouse (1986)
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