Dans des environnements de travail de plus en plus complexes, l’évaluation des risques émergents et des atteintes multifactorielles qu’ils génèrent est un enjeu clé de la prévention. Ces risques professionnels restent cependant difficiles à verbaliser et à objectiver dans le cadre de démarches participatives associant les employés. La méthode « body and hazards mapping » offre une alternative intéressante pour dépasser ces difficultés tout en préservant la qualité de l’évaluation des risques et son caractère participatif.
Limites des approches préventives classiques face aux risques professionnels émergents
Dans de nombreux environnements de travail, les risques professionnels se complexifient. Initialement centré sur la prévention des atteintes aigues (accidents, maladies liées à l’exposition à un agent ciblé, etc.), le travail des préventeurs évolue de plus en plus vers l’évaluation et la prévention de risques plus complexes dits émergents dont la combinaison génère des atteintes physiques et psychologiques souvent multifactorielles apparaissant de façon progressive au travers d’un processus d’usure professionnelle.
Les troubles musculosquelettiques, première cause de maladie professionnelle en France, en sont la meilleure illustration.
Cette évolution des enjeux de prévention met les préventeurs face à un double défi. D’une part, ils doivent adapter les méthodes d’évaluation des risques professionnels pour favoriser une entrée par situation de travail et permettant de prendre en considération la complexité des risques émergents.
D’autre part, il est essentiel de préserver le caractère participatif de l’évaluation des risques professionnels. La participation des employés au processus d’évaluation est en effet essentielle pour identifier la réalité des enjeux et créer une dynamique collective de prévention allant au-delà du simple recensement des risques. Or, plus une situation est complexe, plus elle est difficile à conceptualiser et à mettre en mots. Verbaliser des activités intégrées comme des automatismes quotidiens n’est pas chose aisée, et à fortiori lorsque l’environnement de travail est caractérisé par des contraintes difficiles à objectiver (cadences, exigences émotionnelles, insécurité perçue, etc.) ou lorsque la culture professionnelle ne prédispose pas au recul sur son propre travail.
La méthode « body and hazard mapping » (littéralement : cartographie du corps et des risques) promue par l’agence européenne pour la sécurité et la santé au travail constitue une alternative méthodologique intéressante pour dépasser ces difficultés. Il s’agit d’une démarche participative d’évaluation et de prévention des risques professionnels permettant empiriquement de poser des liens de cause à effets entre les situations de travail et les atteintes physiques ou psychologiques que ces situations occasionnent chez les employés.
Reposant sur la représentation graphique, la méthode permet de contourner les difficultés lexicales compliquant la conceptualisation de situations de travail complexes ou d’atteintes difficiles à expliquer.
Le processus d’évaluation a lieu en trois étapes : une première étape de cartographie corporelle des atteintes, une seconde étape de cartographie des situations de travail associées aux atteintes et une dernière étape d’identification collective des mesures de prévention.
Première étape : la cartographie corporelle (« body mapping »)
La cartographie corporelle est un temps collectif dédié à l’identification des impacts du travail sur la santé physique et psychologique des employés. A l’aide d’une silhouette de face et de dos, chaque salarié indique à l’aide de points colorés les atteintes qu’il associe au travail. Celles-ci se décomposent en cinq sous-catégories symbolisées par un code couleur :
- Le rouge pour des douleurs physiques
- Le bleu pour des coupures et des brûlures
- Le vert pour des maladies somatiques
- Le noir pour les symptômes et sensations physiques associés au stress
- Le jaune pour toute autre atteinte difficilement classable
Chaque employé indique ses propres atteintes sur une silhouette qui permet, au terme du processus d’évaluation, de cibler les récurrences indiquant une dégradation homogène et partagée de la santé du collectif d’employés en raison de facteurs professionnels.
Exemple de « body mapping » permettant d’identifier des atteintes récurrentes
Seconde étape : la cartographie des situations à risques (« hazards mapping »)
A l’aide d’un plan de l’unité de travail, les employés vont lors de cette seconde étape identifier les situations de travail à l’origine des atteintes récurrentes. Cette étape de l’évaluation est réalisée collectivement, avec l’aide de l’évaluateur qui se positionne comme un animateur et non comme un expert. Ce dernier guide le travail participatif de cartographie
- en reprenant les atteintes récurrentes identifiées lors de la première phase de l’évaluation
- en demandant aux salariés de les associer à des situations de travail précises
- en explicitant ces situations de travail pour mieux identifier les axes de prévention (fréquence, marges de manœuvre, etc.).
Cette cartographie est réalisée à l’aide du même code couleur que lors de la première phase. D’autres indicateurs colorés peuvent être ajoutés pour caractériser des risques ou des contraintes plus spécifiques et affiner l’évaluation (port de charge, actions répétitives, contorsions, etc.).
Exemple de « hazards mapping » permettant d’associer les atteintes à des situations de travail
Troisième étape : l’identification des mesures de prévention
L’identification des mesures de prévention découle naturellement des deux premières étapes : le fait de cerner les situations de travail associées aux atteintes récurrentes permet d’amener naturellement la discussion sur le terrain des actions de prévention.
L’animateur du groupe de travail pourra ainsi questionner l’ensemble des employés participant à l’évaluation sur les mesures à mettre en œuvre, qu’elles soient d’ordre matériel ou organisationnel.
Le fait d’avoir ciblé des situations de travail précises facilitera l’identification participative de solutions concrètes et favorisera l’adhésion du collectif à ces nouvelles pratiques. Il sera par exemple plus aisé de modifier certains gestes ou une répartition des tâches si le collectif d’employés est à l’origine de ces transformations.
Quels points de vigilance ?
La méthode « body and hazards mapping » présente de nombreux avantages. Elle permet d’associer de nombreuses atteintes multifactorielles à des risques complexes, tout en favorisant le caractère participatif et accessible de l’évaluation des risques professionnels.
Sa pertinence et la qualité des plans de prévention qui en découlent dépendent toutefois de deux facteurs clés.
Premièrement, il est essentiel que l’animateur des groupes d’évaluation soit perçu comme neutre et légitime et que l’évaluation se déroule dans un cadre déontologique formel garantissant la confidentialité des données et les caractères bienveillant et constructif de la démarche. L’animation des groupes d’évaluation et de prévention gagne à ce titre à être réalisée par des binômes paritaires.
Les deux étapes de l’évaluation impliquent en effet que chaque salarié dévoile des difficultés liées à la santé et au travail, ce qui n’est possible que dans un climat de confiance où la finalité de la démarche est claire et rassurante.
Il va sans dire qu’un engagement fort de l’employeur en faveur de cette approche participative est essentiel pour en garantir le succès.
Deuxièmement, il est important que les animateurs des groupes de travail n’adoptent pas une posture d’expert ou de sachant. Leur rôle est en effet de faciliter le travail de groupe et de guider les employés et non d’orienter leur expression. De cette posture dépend la fiabilité de l’évaluation et le consensus qui facilitera le partage des enjeux de prévention.
Auteur : Fadi-Joseph LAHIANI, Psychologue du travail et des organisations
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