[EDITORIAL] La majeure partie des handicaps sont considérés comme invisibles. Ces situations sont considérées comme difficiles à objectiver et nourrissent de nombreux stéréotypes à l’égard des personnes qui en souffrent. Pourtant, des méthodes, des outils et des approches existent pour mieux cerner les conséquences du handicap invisible au travail et mieux répondre aux besoins des nombreuses personnes qui en sont atteintes. A l’occasion de la SEEPH 2023, nous avons fait le choix de mettre en lumière ces enjeux.
Face à des handicaps nombreux et variés, des réponses institutionnelles stéréotypées
La majorité des handicaps sont invisibles. Plusieurs sources somme l’AGEFIPH ou l’APF s’accordent pour estimer que sur les 12 millions de personnes en situation de handicap en France, plus de 9 millions sont atteintes d’un handicap invisible.
En l’absence d’indications sur la méthode dont ce chiffre a été obtenu, il doit être pris avec précaution comme beaucoup d’autres données dans le champ du handicap. Il n’en demeure pas moins que cette tendance est confirmée par de nombreuses sources institutionnelles. L’assurance maladie nous apprend ainsi que les affections psychiques sont en augmentation constante depuis 2011, malgré la réduction de la sinistralité du travail. Selon l’ANACT, les maladies chroniques évolutives sont également en augmentation significative parmi la population salariée du fait de la combinaison de plusieurs facteurs comme le vieillissement de la population active ou l’évolution de la nature des contraintes professionnelles et sociales. 15 % des actifs travailleraient ainsi avec une affection chronique.
Ces tendances sanitaires paraissent en décalage avec la perception générale du handicap. Le baromètre 2021 de la perception de l’emploi des personnes en situation de handicap de l’AGEFIPH révèle ainsi que moins de 10 % de la population sait que 80 % des handicaps sont invisibles.
Ces situations de handicap, bien que fréquentes, suscitent encore de nombreuses difficultés. Elles sont considérées comme difficiles à objectiver et leurs conséquences sur le quotidien mal prises en considération. Les personnes qui en souffrent restent stigmatisées. Elles font face à de nombreux préjugés comme le manque de volonté, la faiblesse ou la recherche d’excuses pour se défiler face au travail. Beaucoup vivent leur handicap de façon isolée, sans oser en faire part, ou sans même associer leur état de santé au champ du handicap par manque d’information.
Les réponses institutionnelles restent timides. Les méthodes d’évaluation et de compensation du handicap invisible restent balbutiantes. De nombreux acteurs persistent à les considérer comme un tout homogène et à proposer des solutions simplificatrices sans réelle portée. Dans son guide de l’accompagnant des personnes souffrant de handicaps invisibles, le FIPHFP se contente par exemple de recenser des solutions stéréotypées comme le télétravail ou la formation de l’encadrement, sans donner de clés permettant de différencier la situation de chaque personne, de comprendre ses besoins et de bâtir des solutions fondées sur une évaluation précise de son état de santé et de ses conséquences sur le travail.
Qu’entend-on par handicap invisible ?
L’expression « handicap invisible » renvoie à tout état de santé chronique affectant durablement la vie quotidienne, mais non perceptible de prime abord comme d’autres handicap comme les déficiences motrices ou sensorielles.
Ce terme est donc un fourre tout englobant des états de santé très divers. On peut ainsi y inclure des affections psychiques (syndrômes dépressifs, troubles anxieux, troubles bipolaires, psychoses, etc.), des troubles cognitifs dont souffrent certains accidentés ou des personnes ayant subi des AVC, des maladies chroniques invalidantes (cancers, SIDA, maladies cardio-vasculaires, affections ostéo-articulaires non visibles comme les troubles musculo-squelettiques, etc.) ou encore des troubles DYS (dyslexie, dyspraxie, dyscalculie, etc.)
Cette énumération est loin d’être précise ou exhaustive. En outre, certains troubles peuvent se chevaucher ou s’additionner. La probabilité de développer un trouble psychique est ainsi plus importante chez les personnes souffrant de maladies invalidantes évolutives.
Pour une même pathologie, chaque situation individuelle est unique. Le champ du handicap et son impact sur la vie quotidienne variera ainsi en fonction de la qualité de la prise en charge, de l’appropriation par la personne de son état de santé et de ses symptômes, de sa capacité à les mettre en mots, et bien entendu des contraintes auxquelles elle fera face dans sa vie personnelle et professionnelle.
Il est par conséquent très important d’individualiser l’appréciation de chaque situation de handicap en se détachant de nos velléités classificatrices et de la tentation de solutions de compensation stéréotypées.
Comment évaluer le handicap invisible ?
L’invisibilité du handicap ne tient pas tant à la pathologie dont souffre une personne qu’à notre capacité à mettre en lumière ses conséquences sur la vie quotidienne.
Même s’il est plus facile d’appréhender les besoins d’une personne malvoyante ou en fauteuil roulant, il est tout à fait possible d’évaluer et d’objectiver les besoins d’une personne souffrant d’une pathologie moins perceptible. Mais pour cela nous devons nous ouvrir à de nouvelles approches.
Pour les professionnels de l’évaluation et de la compensation du handicap, il est nécessaire de développer des compétences pour évaluer de nombreuses facettes du handicap que nous ne faisons que survoler. Cette évolution est tributaire de deux savoir-faire distincts mais complémentaires.
Premièrement, il est essentiel d’améliorer l’évaluation fonctionnelle des conséquences directes et périphériques des pathologies dites invisibles. Cela passe par un meilleur outillage pour explorer les conséquences cognitives, relationnelles, émotionnelles ou encore sociales de chaque situation.
En second lieu, et pour ne pas se contenter de ne pas résumer le handicap à l’état de santé de la personne, nous devons développer et généraliser les méthodes permettant d’évaluer les contraintes de l’environnement de travail susceptibles de poser problème au regard de l’état de santé. Il existe à ce titre de nombreux outils pour objectiver les contraintes cognitives (demande immédiate, attention partagée, interruptions, etc.), les contraintes émotionnelles (exposition à la détresse, à la violence, cacher ces émotions, devoir convaincre, etc.), relationnelles (travailler en équipe, manager) ou temporelles (horaires, planification, rythmes, etc.).
C’est seulement à travers ce fin croisement de la contrainte et de la contre-indication, de l’environnement et de l’état de santé, qu’il sera possible d’objectiver chaque situation et d’identifier des besoins de compensation sur-mesure.
Les outils d’évaluation fonctionnelle et d’évaluation des contraintes de l’environnement ne manquent pas. Leur usage n’est malheureusement pas développé chez les professionnels du handicap au travail. Lorsqu’ils sont utilisés, l’absence de bases méthodologiques communes et de grilles de lecture partagées ne permet pas aux différents professionnels de croiser leurs regards et d’assurer la cohérence et la continuité de l’accompagnement.
Changer d’approche pour cesser d’invisibliser le handicap
Aux écueils méthodologiques viennent s’ajouter les contraintes psychosociales auxquelles sont confrontées les personnes en situation de handicap invisible.
Ces pathologies restent pour les employeurs et les collègues source de gêne. On ne sait trop comment les aborder et en parler.
Selon l’AGEFIPH, près de 80 % des salariés et des employeurs considèrent qu’il est difficile d’intégrer un collègue en situation de handicap psychique ou cognitif.
Cette perception stigmatisante encourage peu les personnes handicapées à faire état de leurs difficultés.
Notre regard sur ces déficiences fait par ailleurs porter sur les personnes qui en sont atteintes une charge supplémentaire : on attend d’elles qu’elles explicitent leurs difficultés et leurs besoins. Or, de nombreuses personnes atteintes de maladies psychiques, invalidantes ou de troubles cognitifs ont développé ces troubles au cours de leur vie et sont loin d’en être des expertes. Elles les apprivoisent au quotidien, se confrontent peu à peu à leurs symptômes, des limites nouvelles, et manquent parfois de mots pour expliciter des contraintes complexes. Par conséquent, nous devons cesser d’attendre des personnes en situation de handicap invisible qu’elles expriment des besoins de compensation clés en main.
Une situation de handicap reste la résultante de la rencontre d’un état de santé et d’un environnement. Objectiver cette dyade est une responsabilité collective.
Au niveau des entreprises, une forme d’inversion de la charge doit être pratiquée. Plutôt que d’attendre d’une personne qu’elle s’exprime sur un état de santé qu’elle maîtrise peu ou prou, dans un environnement peu réceptif, il est temps d’apprendre à objectiver les contraintes que le travail génère et de développer la compétence de les expliciter et de s’enquérir de leurs conséquences sur la santé de chacun.e.
Il s’agit en somme de développer des environnements de travail où la mise en paroles de la santé n’est plus taboue, et où la pathologie cesse d’être un aléa problématique et devient un paramètre naturel, prévisible et accepté.
En parallèle, il est nécessaire de renforcer le versant psycho-éducatif de la prise en charge des personnes atteintes de handicaps invisibles pour les aider à mieux apprivoiser leurs difficultés, leurs limites et leurs besoins et les aider à les mettre en mots.
C’est par ce changement d’approche que nous nous donnerons les moyens de répondre aux besoins de millions de personnes qui vivent leur handicap dans l’isolement. Ce jour venu, nous réaliserons collectivement qu’un handicap n’est invisible – ou invisibilisé – qu’aux yeux de celles et ceux qui ne se donnent pas les moyens de le voir.
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