Fonction managériale : de la méritocratie à la coopération

22 Mai, 2023
méritocratie

[SQVT 2023 – EDITORIAL] Les enjeux actuels tels que la compétitivité, l’adaptabilité, la transition écologique, l’éthique et la qualité de vie au travail complexifient les attentes vis-à-vis du management intermédiaire et exigent une diversification croissante des compétences. Les managers d’aujourd’hui doivent être capables de motiver, inspirer et maintenir la cohésion tout en traduisant la vision de l’employeur. Cette évolution a créé des attentes irréalistes envers les managers, les obligeant à posséder un large éventail de compétences et de qualités individuelles créant l’illusion d’une efficience managériale uniquement tributaire de la « réalisation du plein potentiel » de chaque individu. Ces approches isolent les individus, négligent les aspects collaboratifs et éludent toute remise en question des injonctions organisationnelles. Il est aujourd’hui essentiel de prendre conscience du caractère illusoire et pathogène de ce paradigme méritocratique pour renouer avec une pensée managériale collaborative plus propice à la co-construction d’une performance durable respectueuse de l’éthique, de l’intégrité des individus et de l’intérêt général.

Compétitivité et adaptabilité, transition écologique, considérations éthiques, qualité de vie au travail et égalités, transition numérique : nous vivons une ère où les transformations sociétales remodèlent le travail et se traduisent par une complexification des enjeux auxquels doit faire face tout employeur. Chacun de ces enjeux se traduit par une injonction supplémentaire à l’encontre du management qui se doit d’incarner les orientations stratégiques transverses, de s’y familiariser, de les transmettre et de les transposer dans la pratique.

Qu’il s’agisse de performance, de cohésion, de qualité de service ou de santé au travail, la ligne managériale intermédiaire est considérée comme la garante de la mise en œuvre des pratiques découlant de la vision des stratèges des organisations.

Les doctrines managériales du 21ème siècle ont ainsi peu à peu forgé l’image d’un manager combinant les compétences techniques, posturales et émotionnelles lui permettant de transposer dans les pratiques la volonté d’employeur tout en veillant au développement individuel et collectif des subordonnés et en garantissant leur bien-être et leur santé au travail.

Entre le contremaître du 19ème et le manager du 21ème siècle, il y a un monde. Le premier était sélectionné avant toute chose au titre de son expertise technique lui conférent une légitimité naturelle ainsi que de son sens de l’autorité et de la loyauté lui permettant de relayer à ses subordonnés les directives des « chefs » sans faillir ni réfléchir. Le second traite désormais de sujets d’une grande diversité et complexité où les enjeux humains prennent de plus en plus le pas sur l’expertise technique. Il doit motiver, inspirer, maintenir la cohésion, émuler, tout en veillant à traduire fidèlement et intelligiblement la vision globale d’employeur. Il doit aussi évaluer, acter les difficultés, agir avec réactivité face aux situations difficiles et être à l’écoute des « signaux faibles » pour prévenir le mal-être ou les ruptures de parcours. Il doit enfin se préserver, faire preuve de retenue et incarner au long cours une posture qui s’écrit en oxymores : recul et proximité, prise de parti et neutralité, ou bienveillance et autorité.

Cette somme invraisemblable de compétences et de qualités n’est pas attendue d’un collectif dans son ensemble, mais de chaque individu. Progressivement, une doctrine s’est insidieusement diffusée, laissant penser que chaque manageur est désormais tenu de développer et de posséder l’ensemble de ces qualités. Le manageur est désormais systématiquement jaugé à l’aune de critères exclusivement individuels mêlant indicateurs objectifs et « soft skills » tels que l’empathie, l’intelligence émotionnelle, la présence attentive ou le « courage managérial ». Même si l’injonction n’est pas toujours formelle, elle se diffuse de plus en plus dans des discours corporate où le manager idéal se standardise dangereusement et où l’empiètement de l’organisation sur la sphère intime est de plus en plus décomplexé.

Les exemples érigés en modèle pour « inspirer » les managers interrogent. La masse de programmes, séminaires, conférences et webinaires proposés aux managers multiplie les exemples issus du sport de haut niveau, des forces spéciales ou de l’entreprenariat de la tech, laissant croire que l’exception du contrôle absolu de soi et du succès sans faille est la norme attendue d’individus moyens. Des auteurs comme le sociologue Anthony Galluzzo démontrent pourtant à quel point il est aisé de déconstruire ce storytelling héroisant l’achèvement individuel en gommant les médiations et les réalisations collectives.

La superposition d’injonctions et d’attentes organisationnelles dont il est aisé de mesurer le caractère irréaliste n’a paradoxalement pas incité à réfréner les attentes que les organisations expriment vis-à-vis de leurs manageurs. Ces dernières ont au contraire épousé les doctrines méritocratiques faisant peser sur les individus la responsabilité d’atteindre le niveau d’attente prescrit par les organisations, sans en questionner le bien fondé, le caractère réaliste ou la dimension collective.

La pensée méritocratique porte en elle un double danger.

Premièrement, elle fait peser la responsabilité de la réussite sur les seuls individus. Partant du principe qu’un manager performant cumule par définition l’ensemble des qualités techniques, cognitives et émotionnelles requises, il tient à chacun d’œuvrer individuellement à atteindre son « plein potentiel ». En creux, cette approche fait peser la responsabilité de l’échec managérial sur l’individu incapable de s’améliorer suffisamment pour être à la hauteur d’une attente sans cesse revue à la hausse. La majorité des formations et accompagnements managériaux participent aujourd’hui à ce paradigme. Ils axent leurs apports sur la seule nécessité de se transformer individuellement pour répondre à l’injonction organisationnelle, dans une perspective de performance individuelle convertissant en faiblesses les puissants garde-fous que sont nos doutes ou nos retenues. Cette pensée isole : l’amélioration ne passe que par soi et l’incapacité à atteindre les canons attendus devient synonyme de faiblesse et d’insuffisance. L’amélioration est vécue comme un culpabilisant chemin de croix se résumant à une compétition se coupant des autres.

Pour servir ses doctrines, la pensée méritocratique s’est parée d’atours scientifiques, dévoyant l’enseignement de nombreuses disciplines à commencer par la psychologie positive et en faisant au passage un énorme marché. Le parcours de Martin Seligman, fondateur de la discipline, en est un symbole édifiant.  En épousant les codes de la psychologie positive, la pensée méritocratique s’est drapée d’une rhétorique associant « succès », « bonheur », et « réalisation de soi ». Ce positivisme forcé a conduit à une insidieuse association des émotions négatives à une forme d’échec et d’inaptitude à l’amélioration. Ces émotions négatives sont pourtant salutaires pour nous aider à définir nos limites et préserver l’intimité et dans laquelle nous devrions pouvoir vivre nos expériences.

La pensée méritocratique nous détourne en second lieu de toute remise en question du dictat primordial à l’origine de l’injonction. L’attendu organisationnel est-il réaliste, éthique ou bien fondé ? Sert-il les intérêts à long-terme de l’organisation ? Respecte-t-il l’intégrité des individus ou de l’environnement ? La pensée managériale méritocratique laisse rarement de la place à de telles considérations, réservées aux « décideurs ». Comme l’illustre brillamment l’historien Yohann Chapoutot à travers son étude de cas sur les doctrines managériales issues des totalitarismes, le manager du 21ème siècle est « libre d’obéir ». Il lui revient de trouver les ressources pour atteindre des objectifs qu’il contribuera rarement à définir ou à réajuster et sur le sens desquels il ne pourra pas influer.

Las, la fausse promesse d’élévation et d’émancipation débouche trop souvent sur l’éternelle injonction à faire plus, à devenir meilleur, ou à distordre ses valeurs pour vivre positivement l’insupportable.

La pensée méritocratique est un non-sens. La dangereuse dérive vers les « soft skills » qu’elle imprime impose des attentes empiétant de plus en plus sur la sphère intime des individus et faisant de sentiments de détresse ou de rejets sains face à l’inacceptable des « axes de progrès » à combler. Il s’agit d’une fabrique de l’acceptabilité par la stigmatisation des individus.

L’amélioration collective et contributrice à l’intérêt général est fille de la coopération qui naît dans l’acceptation de nos limites et la confiance dans les pairs à qui nous saurons dire nos difficultés sans crainte, et avec qui nous pourrons œuvrer ensemble pour les pallier.

Dans sa « Tyrannie du mérite », le philosophe Michael Sandel explique que « Si je suis responsable de mon succès, les moins chanceux sont responsables de leurs échecs. C’est cette logique qui rend la méritocratie si dangereuse pour le collectif. Avec une conception aussi catégorique de la responsabilité, il m’est difficile de m’imaginer à la place des autres. » La méritocratie entretien ainsi l’illusion de l’individu tout puissant, là où l’expérience et la science démontrent que la performance durable ne se mesurent qu’à l’aune de l’interaction collective. Un groupe humain n’a jamais vocation à être constitué d’individus déconnectés et uniformément parés de leur perfection prescrite. C’est au contraire un agglomérat de caractéristiques complémentaires, dont la diversité et la richesse se mesurent à l’aune des degrés de liberté qui nous sont accordés pour être. 

Remettre en question l’injonction méritocratique permet enfin de reprendre le pouvoir sur la prescription originelle de nous réapproprier les frontières de la normalité. Il n’appartient pas à des groupes restreints de « top managers » de décider de façon discrétionnaire ce qui est réaliste, acceptable, ou éthique. Et il n’appartient pas aux organisations de codifier et d’imposer ce que chacun d’entre nous doit intimement ressentir dans certaines situations. L’humanisation du management passe par le fait de renouer avec une pensée collaborative où les lignes rouges de la fonction sont posées collectivement et où les limites individuelles cessent d’être vues comme des faiblesses pour redevenir le miroir de notre diversité et le point de départ de nos collaborations.

Pour sensibiliser à ces enjeux, nous avons décidé de consacrer cette semaine de la qualité de vie au travail à la mise en lumière des écueils et des dangers de l’excès méritocratique appliqué à la pensée managériale. Nous tenterons de lui substituer des alternatives issues de la pensée collaborative.

Nous vous donnons donc rendez-vous du 19 au 23 juin prochain pour découvrir les contenus exclusifs de notre SQVT 2023.

SQVT 2023

Joseph Lahiani

Fadi Joseph LAHIANI

Psychologue du travail et des organisations, Président d’AD CONSEIL

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