Il est assez largement admis chez les praticiens de la santé au travail que les démarches d’évaluation et de prévention des risques psychosociaux sont un moyen « d’objectiver » ces derniers.
Il n’en demeure pas moins que les spécialistes de l’évaluation des RPS sont régulièrement confrontés à des parties prenantes remettant en question des constats en raison de leur caractère « subjectif ».
Peut-on prétendre qu’une évaluation des RPS est une démarche objective ? Et est-ce cette prétendue objectivité qui doit fonder sa qualité et sa fiabilité ?
Casser l’antagonisme entre objectivité et subjectivité
Dans nos représentations, un glissement sémantique nous conduit à amalgamer la notion d’objectivité avec celle de réalité tangible et insensible, là où la subjectivité renvoie à une vision du monde biaisée par l’émotion, le manque de hauteur ou la quête de bénéfices secondaires. Une évaluation des risques psychosociaux gagnerait par conséquent à poursuivre une valence objective, la subjectivité compromettant sa fiabilité et son caractère « fiable ».
L’objectivité définit le fait d’exister « indépendamment de l’esprit pensant ». Elle qualifie également « une personne impartiale, dénuée de parti pris dans ses opinions, dans ses jugements ». A l’inverse, la subjectivité se rapporte à « tout ce qui est au-dedans du sujet pensant, tout ce qui est ce sujet même ».
A la lumière de cette définition, il est aisé de concevoir le caractère doublement subjectif ou « intersubjectif » d’une démarche d’évaluation des risques psychosociaux.
Premièrement, par le recueil de perceptions, d’émotions, d’avis et de besoins, l’évaluation des risques psychosociaux cherche ontologiquement à mettre en lumière les subjectivités qui se trouvent au-dedans de chaque sujet au sein d’une organisation du travail.
Deuxièmement, et quels que soient les outils qualitatifs et quantitatifs mis en œuvre, la synthèse de ces subjectivités que constituera le diagnostic final est le reflet d’un parti-pris du praticien en charge de recueillir, de décoder, de consolider et de restituer cette subjectivité.
Certes, entre ces deux pôles de subjectivité, les outils d’évaluation des risques psychosociaux, parfois issus de référentiels scientifiques, sont censés garantir la fiabilité du diagnostic. Mais permettent-ils d’en affirmer l’objectivité ? Et doit-on considérer ce caractère objectif comme une finalité ?
Les risques psychosociaux : un construit issu de l’expression subjective
Les facteurs de risques psychosociaux tels qu’ils ont progressivement été définis dans le corpus institutionnel et législatif français renvoient par nature à la consolidation de perceptions individuelles. Des concepts comme les « exigences émotionnelles », ou « l’insécurité de la situation de travail » sont forcément ressentis différemment chacun d’entre nous au prisme d’innombrables facteurs façonnant nos individualités comme nos traits de personnalité, nos expériences, notre état émotionnel ou notre système de valeurs.
Il n’en demeure pas moins vrai que les perceptions subjectives qui définissent les RPS sont à l’origine de troubles cliniques ou de dysfonctionnements organisationnels tangibles. Le débat n’est donc pas de savoir si ce qui est ressenti est « fiable », « vrai » ou « vérifiable ». A partir du moment où une contrainte est ressentie de façon intense et durable, elle menace la santé et doit à ce titre être considérée.
La diversité et la variabilité des perceptions individuelles a par ailleurs un caractère relatif. Dans des contextes habituels, la palette des subjectivités individuelles reflètera naturellement une grande diversité d’états mentaux, d’émotions, d’opinions ou d’aspirations. Dans des contextes soumis à de fortes contraintes, l’expérience montre que les subjectivités convergent et que les perceptions s’harmonisent dans l’expression d’une détresse. La dialectique entre la subjectivité individuelle et la contrainte exercée par le travail est à ce titre intéressante : notre système perceptif est le reflet de la diversité de nos subjectivités dans des contextes salutogènes, mais se transforme en un instrument de mesure relativement homogène, estompant le bruit de fond des différences interindividuelles, dans des contextes pathogènes.
L’instrument de mesure : un médiateur à l’objectivité relative
Il existe plusieurs grilles de lecture des risques psychosociaux. La plupart des diagnostics combinent des approches quantitatives (questionnaires, échelles de mesure, etc.) et qualitatives (entretiens, observations de l’activité, etc.).
Les outils quantitatifs sont généralement considérés comme garants d’une meilleure objectivité. Ils permettent en effet une mesure chiffrée et garantissent la fiabilité des concepts évalués lorsqu’ils sont issus de démarches de validation statistique permettant de tester leur « qualité psychométrique ».
Il est toutefois nécessaire de rappeler que le caractère quantitatif d’un outil n’en fait pas un instrument de mesure « objectif » au sens épistémologique.
Les outils les plus robustes sur le plan statistique expliquent au mieux soixante à soixante dix pour cent du construit qu’ils sont censés mesurer (on parle de pourcentage de la variance expliquée). Autrement dit, chaque concept est loin d’être réductible à l’instrument censé le mesurer.
Les outils qualitatifs s’appuient eux aussi sur des grilles de lecture issues de champs théoriques fondamentaux. Le matériau qualitatif n’en demeure pas moins la résultante d’une interaction entre l’évaluateur et le sujet. Chacune de ces parties est animée par des finalités, des attentes, des freins ou des appréhensions qui influent forcément sur la nature du corpus recueilli.
Faut-il dans ce cas discréditer les outils et les méthodes d’évaluation des risques psychosociaux ? Non, bien entendu. Le caractère subjectif du matériau n’enlève rien à sa qualité et le caractère relatif des instruments de mesure utilisés ne délégitime en rien le solide socle fondamental dont ils sont issus.
Nous pouvons en revanche tirer deux enseignements de cette prise de recul.
Premièrement, il est plus approprié de considérer les outils d’évaluation des risques psychosociaux comme un véhicule permettant de mettre en lumière les subjectivité plutôt qu’un instrument promettant une illusoire « vérité » objective.
Deuxièmement, les qualité complémentaires des différentes grilles de lecture quantitatives et qualitatives, nous enjoignent à les superposer et les croiser pour contrôler au maximum les biais et fiabiliser le diagnostic.
Le praticien : de l’objectivité prétendue au parti-pris revendiqué
Il est nécessaire de bien comprendre le processus qu’opère le praticien pour transformer l’expression brute de subjectivités individuelles en un état des lieux homogène considérant l’organisation comme un tout et permettant de quantifier l’exposition aux risques psychosociaux et de formuler des recommandations.
Ce processus se compose de nombreuses étapes. Chacune de ces étapes est le théâtre d’expressions subjectives.
En premier lieu, la consolidation des données est forcément guidée par des arbitrages conduisant le praticien à retenir des constats et à en exclure d’autres. Certes, les outils de mesures représentent une précieuse aide à la décision pour choisir les thématiques les plus importantes, ou les situations de travail les plus significatives. Mais qu’est-ce qui fera in fine qu’un graphique représentant un résultat chiffré figurera ou non dans un rapport ? Ou qu’un verbatim sera rapporté au détriment d’un autre ? Cette sélection sera nécessairement en partie guidée par l’expression de la subjectivité du praticien.
En second lieu, l’interprétation des constats est également un acte hautement subjectif. Qu’est-ce qui fait que l’on considère qu’à partir d’un score donné, le résultat chiffré d’un questionnaire reflète un risque impliquant une priorité d’action supérieure ? Ou qu’une situation de travail doit être traitée avant une autre ? Là aussi, certaines grilles de lecture scientifiques, comme le modèle J D-R par exemple, représentent une précieuse aide à la décision en permettant de hiérarchiser différents facteurs et de poser des liens de cause à effet. Mais l’acte du praticien reste hautement empirique et reflète forcément son avis ou ses finalités.
Enfin, les recommandations émises au regard du constat posé constituent un troisième lieu d’expression subjective. Pourquoi considérer qu’un travail sur les fiches de postes résoudra une mesure dégradée de la clarté des rôles ? Ou que la formation des managers modèrera un sentiment de manque de reconnaissance ? Ici aussi, il est utile de prendre conscience que la formulation des recommandations n’est pas le fruit d’un processus objectif, mais plutôt l’expression d’un parti-pris.
Pour le praticien, prendre conscience de la superposition de ces processus subjectifs dans son travail d’évaluation puis de restitution de l’expression des travailleurs permet de se recentrer sur ce qui fait la qualité de son diagnostic. Plutôt que de revendiquer une hypothétique objectivité, il est plus réaliste « d’objectiver sa subjectivité », c’est-à-dire de prendre conscience des partis-pris présidant à ses choix, de les assumer et de les expliciter.
Loin de décrédibiliser le praticien, cet examen de conscience le renforce et rappelle la finalité de son intervention dans le cycle de vie d’une organisation : il n’est pas là que pour décrire, mais pour aider à transformer les dynamiques internes et les conditions de travail en esquissant un futur désirable. Et bien plus que le constat, le parti-pris revendiqué est l’outil adapté pour donner corps à ce dessein.
Conclusion
Le pédagogue Marc Romainville considère que la subjectivité est « consubstantielle à tout acte évaluatif ». Dans le champ des risques psychosociaux, ce postulat se vérifie entièrement. Cette prise de conscience ne doit pas décrédibiliser les démarches d’évaluation des risques psychosociaux. Elle nous rappelle en revanche que la qualité d’une démarche ne se mesure pas à l’aune d’une prétendue objectivité, mais à notre capacité à accepter, assumer et maîtriser les différents espaces de subjectivités dont elle est faite.
En outre, l’acceptation de la subjectivité pleine et entière qui caractérise une démarche d’évaluation des risques psychosociaux ne l’exclut pas du champ scientifique. Elle ouvre au contraire le champ aux prises de conscience nécessaires pour ne pas tomber dans le piège de l’obstacle épistémologique. Ce concept théorisé par le philosophe Gaston Bachelard décrit les biais venant se placer entre le désir de connaître et l’objet étudié, comme « l’obstacle verbal » où l’on croit expliquer un phénomène en le nommant.
Pour dépasser ces obstacles, Bachelard nous enjoint à réaliser une catharsis intellectuelle et affective, à réformer nos esprits, à réfuter tout argument d’autorité et laisser notre raison inquiète. Cet enseignement est précieux dans le champ de l’évaluation des risques psychosociaux. Plutôt que de céder à la facilité de faire croire que l’on sait et que l’on va objectiver, il nous guide vers le chemin où l’on apprend à manier notre subjectivité au service de partis-pris conscients.
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