L’effet conjugué des évolutions législatives et de la prise de conscience sociétale autour des questions de harcèlement moral et sexuel conduit de plus en plus d’employeurs à recueillir les signalements internes et à mettre en œuvre des enquêtes internes permettant de guider la décision d’employeur suite aux faits.
Il n’existe pas aujourd’hui de standards déontologique ou méthodologique présidant à la conduite de ces enquêtes qui peuvent aussi bien être conduites par des acteurs internes ou externes de l’entreprise.
Cette absence de cadre peut donner lieu à de nombreux écueils susceptibles d’altérer la qualité du recueil des données, de distordre les faits ou de porter préjudice à certaines parties.
Mêmes si ces enquêtes ont une finalité interne, le fait que certaines situations de harcèlement présumé soient judiciarisées rend par ailleurs possible l’utilisation des rapports et procès verbaux d’enquête dans le cadre de processus judiciaires au civil et au pénal. La responsabilité d’employeur étant engagée, il est essentiel que ces démarches reposent sur des protocoles solides.
Dans cet article, nous partagerons les incontournables méthodologiques et déontologiques présidant à la mise en œuvre d’enquêtes sur des faits de harcèlement présumé.
Finalités de l’enquête harcèlement : qualifier les faits et les comprendre
L’enquête sur des faits de harcèlement présumé fait systématiquement suite au signalement d’agissements susceptibles de relever du champ du harcèlement. Les agissements signalés forment naturellement le cœur de l’investigation dont l’objectif est de qualifier les faits, en expliquant s’ils relèvent ou non du harcèlement au regard du droit applicable et de la jurisprudence.
L’enquête tient également compte du contexte global dans lequel ont eu les faits. Des éléments comme la culture d’entreprise, les pratiques managériales ou les rapports sociaux peuvent ainsi apporter un éclairage intéressant sur les facteurs ayant facilité ou non l’occurrence des faits. Cette analyse du contexte ne change cependant rien à la qualification des faits : un fait de harcèlement est ontologiquement défini par les agissements de la personne qui le commet, quelle que soit son intentionnalité ou le contexte dans lequel elle évolue. L’analyse contextuelle apporte en revanche un éclairage intéressant et peut moduler les suites disciplinaires ou préventives à donner à l’enquête.
Il est en somme utile de dissocier l’analyse objective des faits, base de leur qualification, et l’analyse contextuelle qui facilitera leur compréhension et leur interprétation sans pour autant infléchir la qualification posée.
Basée sur le principe du contradictoire, l’enquête n’aboutit pas forcément à l’établissement d’une vérité absolue et peut conclure à l’impossibilité d’affirmer ou d’infirmer la réalité des agissements faisant l’objet de l’investigation. La démarche reste un outil d’aide à la décision qui peut déboucher sur une nécessité de parti pris. Par exemple, dans le cas de faits supposés de harcèlement sexuel, l’absence de certitude au terme du processus d’enquête conduit certains employeurs à privilégier la protection de la victime présumée, là où d’autres privilégieront le principe de présomption d’innocence. Dans tous les cas, la décision arrêtée à l’issue d’une enquête contiendra toujours une part subjective susceptible d’être contestée et comportant donc une part de risque assumée.
La décision d’employeur ne doit donc pas être motivée par la seule recherche d’évitement du risque, mais plutôt par la recherche de la solution la plus juste et la plus protectrice de l’intégrité des différentes parties prenantes.
Cadre déontologique de l’enquête harcèlement
Contrairement à d’autres formes d’investigation comme les diagnostics des risques psychosociaux, la démarche d’enquête porte sur des faits nominatifs et contextualisés mettant en jeu des acteurs bien identifiés. Le principe de confidentialité ne peut donc être totalement garanti, en particulier pour les auteurs ou autrices des signalements, les victimes présumées lorsqu’elles ne sont pas à l’origine du signalement et les personnes visées par les signalements.
L’employeur devra substituer au principe de confidentialité un principe de discrétion et de protection, permettant aux différentes parties prenantes d’être à l’abri de toute pression ou représailles pendant et après l’enquête. Des mesures de protection adaptées pourront ainsi être proposées (télétravail, congé, mobilité temporaire, etc.).
L’enquête gagnera par ailleurs à être conduite avec célérité : il s’agit en effet d’un processus anxiogène et éprouvant pour l’ensemble des parties, voire pour leurs collectifs de travail.
L’enquête harcèlement doit en outre être régie par le principe de symétrie pour garantir sa totale impartialité : toute donnée partagée avec une partie doit l’être avec les autres protagonistes. Tout traitement avantageant une partie, comme le fait d’avoir connaissance d’éléments de façon exclusive, contrevient à ce principe et fragilise le processus.
Le principe de symétrie se traduit également dans la méthodologie d’investigation : les faits sur lesquels les différentes parties seront amenées à s’exprimer devront être les mêmes, présentés de la même façon et dans le même ordre. Il est fréquent que l’audition des différentes parties prenantes porte à la connaissance des enquêteurs des faits nouveaux. S’ils sont retenus, ils devront être présentés de façon égale aux personnes visées par les signalements et aux victimes présumées pour respecter le principe du contradictoire.
Enfin, l’application du principe de symétrie repose également sur la prévention des conflits d’intérêt. Qu’ils soient internes ou externes, les enquêteurs devront être exempts de tous liens de proximité avec l’ensemble des parties prenantes (ex. : relation hiérarchique, travail au sein d’une même équipe, appartenance à une même instance représentative, etc.).
D’autres incontournables déontologiques doivent être respectés au cours de chaque enquête harcèlement. Les parties prenantes devront ainsi être informées de leurs droits, des démarches juridiques qu’elles peuvent entreprendre à titre individuel en parallèle du processus d’employeur, des mesures de contestation possibles à l’issue de l’enquête et des mesures de soutien à leur disposition.
Précisons également qu’une audition dans le cadre d’une enquête n’est en aucun cas un entretien à caractère disciplinaire. Le fait d’y être assisté n’est donc pas obligatoire. Il peut cependant être utile de laisser la possibilité aux personnes qui le souhaitent d’être accompagnées par un tiers observateur, afin de les rassurer et de démontrer le caractère objectif de la démarche.
Une personne convoquée à une audition est également en droit de refuser de s’exprimer sur les faits. L’employeur fondera dans ce cas sa décision à partir des versions recueillies.
Enfin, nous déconseillons absolument toute confrontation directe entre les protagonistes d’une situation. Une enquête interne n’est pas un travail de police ou de justice et ne doit en aucun cas porter atteinte à l’intégrité des personnes concernées ou remettre en question leur probité.
Eléments de méthodologie
Il existe de nombreux partis pris méthodologiques dans la conduite des enquêtes sur les situations de harcèlement présumé. Cette diversité d’approches est utile car elle peut répondre à des besoins et des contextes hétérogènes.
Il est en revanche utile de rappeler quelques incontournables qui fondent selon nous la solidité d’un travail d’enquête.
La qualification des faits, cœur de la démarche, doit reposer uniquement sur les faits analysés selon le principe du contradictoire et au prisme du droit applicable et de la jurisprudence. Une qualification des faits pertinente expliquera ainsi ce qui permet de retenir ou d’infirmer certains agissements et en quoi ils sont constitutifs ou non de harcèlement. Ce travail de qualification doit être déconnecté des éléments subjectifs de contexte qui doivent être analysés en parallèle, sans altérer le regard de l’enquêteur sur les faits.
Un agissement constitutif de harcèlement sexuel devra par exemple être qualifié comme tel, qu’il ait lieu dans un environnement banalisant le sexisme ou dans un contexte d’entreprise le réprouvant. L’analyse du contexte sera en revanche utile pour éclairer l’employeur sur l’intentionnalité, ou les éléments organisationnels ayant facilité le passage à l’acte.
La synthèse d’enquête doit par ailleurs strictement dissocier trois éléments : les faits proprement dits (agissements, évènements, propos, etc.), l’interprétation que l’enquêteur fait de ces faits (ex. : qualifier un propos de violence ou d’outrage sexiste) et l’avis de l’enquêteur sur les faits (ex. : considérer que cet agissement est inacceptable et doit être sanctionné). Toute confusion entre faits, interprétation et avis rendra en effet les constats discutables et facilitera la contestation de l’analyse.
Suites de l’enquête harcèlement
Certains intervenants considèrent que l’enquête doit s’arrêter à la qualification et à l’analyse des faits, et qu’il revient à l’employeur de définir les suites à donner. Nous pensons qu’au contraire qu’il revient à l’enquêteur de faire des préconisations précises sur quatre champs complémentaires :
- Les suites disciplinaires (sanctions, rappels à l’ordre, etc.)
- Les suites managériales (accompagnement, formation, coaching, etc.)
- Les suites préventives (organisation, processus à développer, méthodes de travail, etc.)
- Les mesures de soutien (soutien psychologique, soutien juridique, etc.)
Le fait de formuler des recommandations précises permet en effet de contourner le biais de proximité où il est parfois délicat pour les décideurs de prononcer des sanctions importantes à l’égard de personnes connues. Les décisions peuvent être ainsi présentées comme une suite logique du travail d’enquête mené de façon impartiale, et non comme une décision discrétionnaire d’employeur.
Auteur
Fadi Joseph Lahiani, psychologue du travail et des organisations |
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