Chercheur issu du Centre de gestion scientifique de l’École des Mines de Paris, Corentin Gombert consacre ses travaux à la démocratisation des organisations et aux structures qui souhaitent sortir du modèle hiérarchique traditionnel pour expérimenter des modes de fonctionnement plus participatifs.
Coordinateur de l’Agora DODES, il œuvre à travers ce collectif à rapprocher chercheurs, praticiens et citoyens autour de ces enjeux. À l’occasion de la parution de l’ouvrage collectif Démocratie(s) en action, qu’il a co-coordonné, Corentin nous présente ce livre, revient sur ce qui a inspiré ce travail collectif et met en lumière la richesse et la diversité des 67 contributeurs et contributrices qui y ont participé.
Le Blog QVT : En novembre prochain, l’ouvrage collectif « Démocratie(s) en action, 50 approches renouvelées de l’entreprise et du travail » va sortir : Qu’est ce qui a inspiré la création de cet ouvrage ?
Corentin Gombert : Depuis plus d’un an, avec l’AGORA D.O.D.E.S, nous échangeons collectivement autour de la démocratie en organisation. Ce qui ressort de ces discussions, c’est l’intérêt majeur que suscite ce sujet : il attire, il fait débattre.
En ce moment, la démocratie en organisation passionne. Mais chacun en parle à sa manière, avec des projections différentes. C’est à la fois très stimulant, car cela ouvre de multiples perspectives, et un peu problématique si les termes du débat ne sont pas mêmes.
On pourrait être tenté de donner une définition précise de la démocratie en organisation. Mais le risque, c’est qu’une telle définition soit ou trop large pour être réellement utile ou trop restrictive, et qu’elle fasse oublier de nombreux aspects. Par exemple, réduire la démocratie en organisation aux seules coopératives revient à passer à côté de toute une série de pratiques qui existent au-delà de l’univers coopératif, et même en dehors de l’ESS. Or, ces initiatives jouent un rôle essentiel et contribuent à créer une dynamique tout à fait intéressante face aux enjeux actuels.
Plutôt que de figer une définition unique, nous avons voulu refléter la diversité des approches, des expériences, des points de vue et des théories. Pour cela, nous avons lancé un appel à contributions en juillet 2024. L’idée était que chacun puisse partager une expérience, une pratique, un travail de recherche ou une réflexion sur la démocratie en organisation.
Nous avions donné seulement deux consignes : des textes courts (quatre pages maximum), pour pouvoir accueillir cette diversité, et des contributions concrètes.
Ensuite, chacun était libre de la forme : raconter l’histoire de son entreprise, interviewer un collègue, vulgariser des travaux de recherche… Nous avons même reçu une fiction imaginant une nouvelle forme d’entreprise en 2035. Cette variété de formats nous a permis de rassembler un recueil vivant et multiple.
Qui sont les contributeur.trice.s ? Et quels sont leurs apports ?
Très vite, nous avons suscité un réel engouement : beaucoup de personnes se sont manifestées. Tout le monde n’a pas poursuivi jusqu’au bout, mais un an plus tard, nous avons réuni 50 chapitres écrits par 67 contributeur.rice.s. C’est une belle réussite, avec une quasi-parité (37 hommes et 30 femmes) et une grande diversité de profils : chercheur·ses, chef·fes d’entreprise, syndicalistes, ouvrier·es, consultant·es …
Cette diversité, nous l’avons voulue et recherchée. Tout le monde n’est pas forcément à l’aise avec l’écriture, alors nous avons proposé d’autres formats, comme l’interview. Cela a permis, par exemple, de donner la parole à des ouvriers qui n’auraient peut-être pas été à l’aise d’écrire eux-mêmes.
Nous avons aussi beaucoup accompagné les auteurs. Chaque texte faisait l’objet d’une relecture par trois personnes : Eline Vivet-Maladry, Joseph Lahiani et moi-même — ce qui permettait d’apporter des regards différents et complémentaires. Eline, également chercheuse sur la démocratie, est davantage spécialisée dans les grandes entreprises et le digital, tandis que Joseph, président d’AD Conseil — un cabinet spécialisé dans la QVCT et acteur de l’ESS et psychologue du travail — apportait son expertise basée sur le terrain. Ce n’était pas un processus de sélection, mais mécanisme d’accompagnement, pour que chacun et chacune puisse trouver sa voix dans ce recueil.
Concernant les apports, on a des formats variés : des essais classiques, des vulgarisations de travaux scientifiques, mais aussi des présentations de pratiques concrètes, comme le fonctionnement d’un comité d’éthique. D’autres chapitres reposent sur des témoignages d’entreprises, de grandes structures comme Upcoop, ou d’exemples marquants comme Duralex. On y trouve aussi des récits de transformation, par exemple une entreprise devenue Scop racontant son parcours. Enfin, certaines contributions prennent une forme plus fictionnelle, comme cette histoire autour d’un conseil des castors imaginé dans une « société coopérative d’intérêt général »… un statut qui existait depuis peu en 2035 ! Tous ces apports ont ensuite été regroupés en différentes parties selon leur nature.
Nous avons comme grandes thématiques :
- Les liens et apports réciproques entre l’entreprise et la cité,
- Les dynamiques autogestionnaires,
- L’individu et ses rapports au travail,
- Différentes formes juridiques qui encapsulent les dynamiques démocratiques,
- L’évaluation et la mesure de la démocratie dans les organisations,
- Les liens à l’autorité,
- le dialogue social,
- Le potentiel fourni par le digital,
- Les questions de santé au travail et de système de santé,
- La transition sociale et la transition écologique
En quoi la démocratisation en entreprise est-elle une réponse aux défis sociaux, écologiques et organisationnels d’aujourd’hui ?
Aujourd’hui, notre société est arrivée à un tournant. Tout le monde en a conscience : nous vivons dans un équilibre instable, fragilisé par des polycrises sociales, environnementales, sanitaires et sociétales.
À titre personnel, je considère que le capitalisme libéral n’est pas en mesure d’y répondre. Ce n’est pas son objet, et il s’accommode difficilement à la démocratie. Dès lors que la démocratie se dresse comme un frein à ses logiques, elle devient un problème, comme on l’observe aux États-Unis. Ses intérêts ne coïncident pas avec ceux de la société : comment imaginer qu’il favorise la transition écologique si cela suppose sobriété et décroissance ? Qu’il réduise les inégalités alors qu’elles sont au cœur de son fonctionnement ? Ou qu’il donne plus de voix aux travailleurs et travailleuses si cela va à l’encontre de l’intérêt des apporteurs de capital ?
À l’inverse, la démocratisation au travail me semble une piste crédible car elle permet de rendre les travailleurs davantage souverains. C’est une bonne candidate pour répondre à cette problématique actuelle parce que les travailleurs sont représentatifs de l’ensemble de la société alors que les actionnaires n’en représentent qu’une petite minorité . Tout le monde n’est pas actionnaire. Par contre, tout le monde est travailleur. Ils n’ont aucun intérêt à accentuer les inégalités ou à détruire leur cadre de vie. Un ouvrier chez Duralex n’a aucune raison de polluer la rivière voisine, puisqu’il vit sur sa rive. De plus, les travailleurs s’accommodent bien mieux de la sobriété que d’une course infinie à la croissance.
Cela rejoint les grands enjeux sociaux et environnementaux actuels, mais aussi ceux de la qualité de vie au travail. Or, celle-ci se dégrade : les indicateurs sont très mauvais, au point que le travail est devenu, selon moi, une véritable question de santé publique, le « mal » travail est presque comparable à une épidémie. C’est un sujet prioritaire, à la fois politique et économique.
Et accessoirement, une interrogation vieille de plus d’un siècle reste d’actualité : peut-on être souverain dans la cité et sujet dans l’entreprise ?
Comment éviter que la démocratie au travail reste un idéal théorique et devienne une pratique réelle et durable ?
Un premier frein tient aux idées reçues. On entend souvent que « la démocratie en entreprise, ça ne marche pas », que « c’est réservé aux petites structures », ou encore que « l’entreprise et la démocratie n’ont rien à voir ». Ces représentations créent un frein culturel fort. Pour le dépasser, il faut montrer, preuves à l’appui, que c’est possible. L’exemple d’UpCoop, une entreprise de 9 000 salariés ayant enclenché une véritable dynamique démocratique, montre bien que la taille ou le sérieux économique ne sont pas des obstacles.
Mais il existe aussi des risques réels, bien documentés depuis une cinquantaine d’années, regroupés sous le terme de « dégénérescence démocratique ». Elle se matérialise par :
- Les tensions internes : la démocratie suppose du débat, et donc du conflit. Mais si ce conflit n’est pas bien canalisé, il peut mener au délitement voir de l’éclatement du collectif. J’ai pu observer des entreprises où des groupes de travailleurs, incapables de trouver un équilibre, ont fini par disparaître, laissant place à un camp dominant. Quand certaines voix ne peuvent plus s’exprimer, les principes mêmes de liberté, égalité et souveraineté s’affaiblissent.
- L’oligarchisation : le pouvoir tend à se concentrer entre les mains d’une minorité, appelée « caste managériale ». Ce n’est pas toujours voulu, mais cela découle du fait que certains disposent des compétences et de la légitimité pour décider, et finissent par concentrer l’essentiel des responsabilités. Sans outils pour élargir la participation, le risque que la démocratie recule est important.
- La lourdeur organisationnelle : penser la démocratie uniquement comme un idéal politique sans tenir compte des réalités économiques peut fragiliser l’entreprise. Si chaque décision suppose dix réunions et une assemblée générale, l’organisation risque de devenir trop lente et de mettre en danger sa pérennité économique.
Face à ces risques, deux principes essentiels me semblent nécessaires pour une pratique réelle et durable :
- La démocratie en organisation ne se décrète pas : elle se vit et s’outille. L’élan militant (« décidons d’être démocratiques ») ne suffit pas. Il faut descendre concrètement dans l’organisation du travail, mettre en place des dispositifs pratiques, adaptés à l’activité.
- Il ne s’agit pas d’organiser “la démocratie”, mais d’organiser démocratiquement l’activité.
Autrement dit, il ne suffit pas de créer des instances ou des statuts pour dire qu’une organisation est démocratique. Si la démocratie ne touche pas l’activité réelle, elle risque de rester un idéal théorique ou une façade symbolique.
Ces deux principes impliquent plusieurs corollaires :
- La démocratisation d’une organisation ne se résume ni à des statuts ni à une vision idéalisée d’un « patron cool ».
- C’est une dynamique collective, centrée sur le travail, qui doit être portée par les travailleurs eux-mêmes. Elle ne peut pas être imposée « par le haut » (la direction) ou apportée « de l’extérieur » (les consultants).
- Elle suppose de donner aux salariés de vraies capacités de construire leur organisation. Ces dernières sont appréciables en termes de temps, de légitimité, d’espaces, de compétences, d’informations disponibles. Autrement dit, de créer des espaces de participation. On parle ici d’encapacitation des travailleurs, soit de les rendre capables d’être souverains ce qui nécessite parfois des parcours de formation et d’accompagnement à la souveraineté.
En somme, la démocratie au travail ne peut pas être une prescription extérieure : pour devenir réelle et durable, elle doit être vécue de l’intérieur, ancrée dans l’organisation du travail et portée par celles et ceux qui le font vivre au quotidien.
Y a-t-il des projets associés à la sortie de l’ouvrage pour prolonger la réflexion ? Et comment pouvons-nous soutenir ce projet ?
L’ouvrage paraîtra le 7 novembre prochain, mais l’objectif est surtout d’en faire un levier de débats et de rencontres. Avec 67 contributeurs répartis en France, en Belgique, en Suisse et au Portugal, nous voulons organiser des temps d’échange variés : des webinaires pour présenter les chapitres, des rencontres locales, et même un grand événement d’une journée avec des stands thématiques. Le public pourra ainsi dialoguer directement, par exemple avec les auteurs de la partie « syndicaliste » ou de la partie « autogestion », et assister à des conférences collectives.
Pour accompagner le projet, il est bien sûr possible de le commander. Mais surtout, l’essentiel est d’organiser des événements, inviter des auteurs et créer des espaces de débat. Nous serons toujours partants pour y participer et faire vivre cette dynamique.



