Depuis la fin des années 70, les technologies de l’information et de la communication investissent inexorablement l’espace privé et professionnel.
L’Acronyme « TIC » ou « NTIC » désigne en réalité un ensemble de dispositifs technologiques qui se sont superposés au cours des années et ont considérablement fait évoluer la nature de nos interactions et les caractéristiques des organisations du travail.
Une révolution industrielle discutée
Les analystes divergent encore aujourd’hui sur les bénéfices imputables aux TIC.
Certains chercheurs comparent leur arrivée aux deux premières révolutions industrielles (invention de la machine à vapeur puis invention du moteur électrique). Les économistes du MIT Brynjolfsson et Hitt prédisent une croissance exponentielle des réalisations favorisées par les TIC et l’automatisation des tâches qui en découlent[1].
Leurs confrères Crépon et Riedinger montrent que l’adoption d’Internet a un effet positif sur la productivité des travailleurs les plus qualifiés, à condition toutefois qu’elle soit accompagnée de pratiques organisationnelles innovantes[2].
D’autres économistes remettent en question ces bénéfices. Mairesse et Kokoglu montrent ainsi qu’en France, la forte croissance de la part des TIC dans le capital (de 8,7 % dans les années 80 à 15,2 % dans les années 1995-2002) n’a pas empêché un déclin de la croissance de la productivité (de 2,7 % à 0,9 % sur la même période).[3]
A ce stade, le bilan économique des TIC reste donc discutable, d’autant plus que les mutations qui le sous-tendent sont loin d’être achevées.
Une révolution organisationnelle indéniable
Même si leur impact économique reste sujet à débat, il est certain que les TIC ont profondément remodelé les organisations du travail.
Comme le souligne la DARES, la généralisation des TIC a eu pour conséquence première une « homogénéisation des modalités de travail » qui se traduit par l’adoption progressive par l’ensemble des travailleurs de caractéristiques autrefois propres aux cadres (autonomie croissante, transversalité des échanges, temps plus importants consacrés aux réunions et aux tâches indirectes, croissance du nombre d’interlocuteurs internes pour un seul travailleur, etc.).
L’étude de la DARES souligne également que l’arrivée de ces nouvelles technologies a accentué le clivage entre travailleurs utilisateurs et non utilisateurs de TIC[4].
Les TIC ont également favorisé la collaboration à distance et nous conduisent à adopter progressivement le télétravail.
Parallèlement, les TIC ont facilité le recours à des cadres de travail plus précaires (sous-traitance, travail en free-lance, etc.). L’actuel débat sur « l’uberisation » de l’économie illustre ainsi les enjeux sociétaux inhérents à des formes de travail rendues possibles par de nouvelles technologies.
Effets pervers sur la qualité de vie au travail
Les nouvelles formes de travail modelées par les TIC n’ont pas été sans effet sur la santé et le bien-être au travail. Aujourd’hui, plusieurs effets pervers sont clairement identifiés.
La généralisation de l’usage du courrier électronique a fait exploser le volume d’information moyen traité par les travailleurs. Le courrier électronique est doucement passé du statut d’outil de communication informationnel et asynchrone au statut d’outil de prescription de travail en temps quasi-réel.
La sollicitation immédiate a fortement augmenté comme le met en évidence l’enquête SUMER[5]. En moyenne, un travailleur serait interrompu toutes les 12 minutes par l’arrivée d’un e-mail[6].
De plus en plus de travailleurs sont par conséquent contraints de reléguer aux extrémités des journées de travail leurs tâches de fond, car ces temps matinaux ou tardifs sont les seuls ou le flux de sollicitation s’estompe suffisamment pour permettre une concentration suffisante. Une étude d’Adobe estime qu’en moyenne, ses salariés consacrent 5,4 heures par jour aux courriers électroniques (5,6 en France).
En outre, la distanciation des interlocuteurs induite par l’usage du courriel peut conduire à une forme de déshumanisation des échanges, facilitant l’expression de formes de communications plus violentes et moins empathiques.
Enfin, le courriel a progressivement remplacé des espaces d’échange autour de la charge de travail qui permettaient au subordonné de partager ses contraintes et au prescripteur de les entendre d’en tenir compte. Aujourd’hui, il n’est plus rare de voir des encadrants considérer qu’une tâche a été attribuée à partir du moment ou un courriel la notifiant a été envoyé.
Apparues plus récemment, les solutions de mobilité (smartphones, cloud, etc.) ont quant à elles contribué à rendre indicible la frontière entre vie professionnelle et vie privée.
Le flux de travail devenant ininterrompu et l’accessibilité à l’information étant constante, aucune barrière technologique tangible ne prémunit aujourd’hui certains travailleurs de la « disponibilité permanente ».
Même s’il existe à ce jour peu de données sanitaires rendant compte de l’impact des TIC sur la santé au travail, la pratique démontre qu’elles contribuent à l’exposition aux risques psychosociaux et à la prévalence de contraintes cognitives (demande immédiate, attention partagée, etc.) génératrices de stress chronique.
Il est cependant intéressant de souligner qu’à aucun moment les technologies ne sont la cause directe des effets pervers que nous avons énumérés. Chacun d’entre eux est la résultante des comportements des utilisateurs. Au-delà des outils, ce sont donc les usages qu’il convient de cibler.
Quelles mesures de protection de la santé et de la qualité de vie au travail ?
De plus en plus d’acteurs prennent la mesure de l’impact des TIC sur la santé au travail. Nous voyons ainsi émerger des initiatives portées par des employeurs, des syndicats, ou encore des branches professionnelles, à l’instar de l’accord Syntec de 2014 qui reconnaît aux cadres le « droit à la déconnexion ».
Ces premières initiatives sont malheureusement centrées sur des principes de régulation qui ne prennent pas en compte la gouvernance ou le management de la performance.
Plusieurs guides ou chartes mettent ainsi en avant des bonnes pratiques de communication (courtoisie, concertation, respect des horaires et de la vie privée, etc.) sans pour autant instaurer des mécanismes permettant aux organisations de s’autoréguler et de réduire les comportements conduisant aux effets pervers.
L’enjeu à nos yeux ne s’arrête donc pas à recenser ces bonnes pratiques. Il s’agit plutôt de transformer les organisations afin que ces pratiques y soient ancrées et ne dépendent pas de la bonne – ou moins bonne – volonté des individus.
Pour donner corps à ce principe, plusieurs pistes de travail concrètes peuvent être mises en œuvre.
En premier lieu, il est techniquement concevable de développer des méthodes d’évaluation périodique de l’exposition des salariés à certains risques associés aux TIC. Au XXIème siècle, il serait par exemple cohérent que le bilan social des entreprises s’ouvre à de nouveaux indicateurs concernant l’impact des TIC (nombre moyen d’e-mails reçus, amplitudes horaires d’envoi de messages, temps moyen consacré, etc.). Ces éléments pourraient être exploités dans les démarches internes de prévention des risques professionnels et faire l’objet de débats constructifs au sein des CHSCT.
Il est également primordial de créer des systèmes sanctuarisant et valorisant le droit aux salariés au refus de certaines pratiques en leur permettant de signaler des abus ou des situations difficilement tenables.
A l’instar des systèmes de recueil des évènements indésirables, de tels dispositifs de « rétrocontrôle organisationnel » permettraient aux travailleurs d’être contributeurs et forcerait à l’adoption de pratiques fondées sur l’exemplarité.
Ces systèmes gagneraient à être consolidés par la modernisation des mécanismes règlementaires propres aux organisations, tels que les règlements intérieurs. A titre illustratif, une anecdote issue de notre expérience de consultants mérite ici d’être citée. Nous avons récemment été amenés à étudier le règlement intérieur d’une entreprise. Un reliquat de l’histoire y subsiste : chaque salarié conserve le droit de consommer un demi-litre de poiré (un méconnu cousin du cidre) par jour. Par contre, aucune disposition de ce même règlement ne traite de l’usage des TIC ou de la protection de la vie privée. Ce type d’anachronisme, plus fréquent qu’on ne le pense, illustre le décalage entre les outils règlementaires et la réalité des enjeux au sein des organisations.
Enfin, le management des ressources humaines gagnerait à évoluer pour intégrer la « compétence TIC » dans l’ADN des organisations. Il serait par exemple profitable d’adapter les parcours de formation et d’évaluation des cadres et d’y injecter des outils et des compétences spécifiques à l’usage responsable des TIC. Il est également nécessaire de mieux accompagner les salariés dans l’acquisition de compétences de planification souvent sous-estimées alors qu’elles représentent un levier utile d’anticipation et de réduction de la demande immédiate.
Au-delà de leur portée intrinsèque, des mesures de cet ordre démontreraient une véritable volonté des organisations d’intégrer des pratiques respectueuses de l’intégrité des individus et soutenant une performance durable.
Pour soutenir ces orientations, les législateurs et les partenaires sociaux auraient un rôle constructif à jouer en recentrant le débat sur les TIC pour le replacer au cœur des évolutions du travail et cesser de le considérer comme un sujet annexe. Ainsi, les débats actuels sur le temps de travail ou la modernisation du droit du travail prendraient plus de sens s’ils intégraient pleinement la question des TIC.
Conclusion
Considérer les TIC comme un ennemi de la qualité de vie au travail est contre-productif. Les technologies de l’information et de la communication sont durablement installées dans nos habitudes de travail et le seront de plus en plus, avec leurs bénéfices et leurs effets pervers.
L’enjeu est plutôt d’accompagner cette mutation en développant les pratiques innovantes qui soutiendront l’usage responsable des TIC et l’intègreront au quotidien des organisations du travail. Autrement dit, il s’agit d’opposer aux évolutions technologiques subies des évolutions organisationnelles choisies.
Quelques références
[1] Journal of Economic Perspectives, Vol. 14, 2000.
[2] « Have Information Technology Shift Upward Multifactor Productivity In The 90’S ? » – Mimeo – 2004
[3] Economie et Statistique, N° 339-340, 2000
[4] « Autonomie et communication dans le travail : les effets des nouvelles technologies » – 2003
[5] Edition 2010, DARES & DGT
[6] Source : Messagerie électronique et organisation du travail : Guide d’aide à l’évaluation des risques et à la recherche de mesures de prévention associées – Carsat Nord-Picardie
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