Mettre en œuvre une démarche de prévention passe nécessairement par la mise en débat du travail. Cela pose nécessairement la question du caractère accessible des grilles de lectures conceptuelles et des méthodes mises en œuvre pour partager les ressentis ou exprimer la réalité de situations de travail. Dans cet article, nous donnons la parole à Clémence Souchet, psychologue du travail. Elle accompagne plusieurs employeurs dans des démarches d’amélioration de la qualité de vie au travail et de prévention des risques psychosociaux. Depuis deux ans, elle développe des méthodes accessibles d’évaluation participatives des risques psychosociaux fondées sur l’approche FALC (Facile à Lire et à Comprendre). Sa solution RPS-FALC est lauréate du programme d’innovation sociale en faveur du handicap 21xOETH.
Le Blog QVT : Qu’entend-on par “FALC” ?
Clémence Souchet : Le FALC (FAcile à Lire et à Comprendre) est un ensemble de règles européennes d’écriture et de présentation qui interrogent le lexique, la sémantique et la syntaxe des phrases. Ces règles sont destinées à rendre des informations écrites plus faciles à lire et à comprendre. Cette méthode a initialement été développée par l’association Inclusion Europe en langue anglaise sous l’appellation « easy to read » puis importée en France par l’UNAPEI en 2009 pour favoriser la formation continue des personnes en situation de handicap mental.
L’usage du FALC a progressivement permis de constater qu’il était adapté à beaucoup plus de personnes que le public cible initial.
Le Blog QVT : Qu’est-ce qui vous a conduit à vous questionner sur le caractère accessible des approches classiques de la prévention ?
Clémence Souchet : Mon parcours m’a conduit vers une évolution qui s’est opérée en deux temps. Dans mon expérience professionnelle, j’ai régulièrement animé des réunions d’information à destination des salariés, notamment dans le cadre de démarches d’amélioration de la qualité de vie au travail. J’ai pu percevoir le caractère obscur de nombreux termes que nous autres intervenants en prévention utilisons de façon banalisée : « livrables », « pratiques à capitaliser », « actions transverses », « état des lieux », « enquête qualitative », etc. Je n’utilisais pas le même langage que les personnes à qui je m’adressais et avais tendance à jargonner sans forcément m’en rendre compte.
Un jour, une entreprise adaptée m’a sollicité pour mettre en œuvre une démarche participative de prévention des risques psychosociaux où cet enjeu d’intelligibilité était crucial. C’est cette demande, conjuguée à mes expériences passées, qui m’a conduit à me documenter et à découvrir le FALC, puis à envisager d’en faire un outil de travail au service de la prévention.
Le Blog QVT : Comment avez-vous développé votre solution RPS-FALC ?
Clémence SOUCHET : Ma démarche a initialement consisté à me recentrer sur la finalité première des démarches de prévention des risques psychosociaux. Cette prise de recul m’a permis de débarrasser les grilles de lectures conceptuelles et les outils de tout ce qui n’était pas directement au service de cette finalité. Par exemple, dans la grille de lecture RPS-DU de l’INRS qui a constitué mon point de départ, beaucoup d’éléments périphériques illustrent les facteurs de RPS, sans pour autant être centraux dans leur définition.
J’ai parcouru tous ces outils de prévention pour identifier les termes complexes et les expressions abstraites (ex. : « exigences émotionnelles », « injonctions contradictoires »), que j’ai remplacés par des éléments plus simples et concrets.
J’ai également travaillé sur la mise en forme graphique des outils pour qu’elle soit plus simple, claire et aérée et qu’elle respecte les standards FALC garantissant la lisibilité.
J’ai ensuite contextualisé les situations de travail et les exemples choisis pour les illustrer afin qu’ils soient issus du quotidien des travailleurs et des travailleuses concerné.es.
Le processus de conception a été clôturé par une expérimentation et une validation par les bénéficiaires de la solution, dans le respect du principe du « n’écrivez pas pour nous sans nous », idée directrice de l’approche FALC. La solution a ainsi été soumise à des travailleurs et des travailleuses d’ESAT qui ont pu éprouver son caractère accessible.
Le Blog QVT : Quels enseignements tirez-vous de ce processus de traduction ?
Clémence Souchet : Avec le recul procuré par ce cheminement vers le FALC, je suis rétrospectivement frappée par l’attente sociale implicite concernant le niveau de sophistication du langage. Dans mon métier, avec les interlocuteurs que je suis amenée à rencontrer, il est socialement valorisé de faire preuve d’éloquence et de manier des concepts – en apparence – complexes.
Le FALC m’a fait prendre beaucoup de recul sur cette complexification à outrance du langage de l’intervenant.e qui est souvent superflue, voire contre-productive, dans la mesure où elle obscurcit les messages clés aux yeux de nombreux travailleurs et travailleuses.
Le FALC m’a ainsi rapprochée de la finalité réelle de mes interventions en conseil ou en formation en clarifiant mon discours et allant plus facilement à l’essentiel.
Le Blog QVT : Votre expérience permet de prendre la mesure du caractère crucial de l’accessibilité des démarches de prévention. Pourtant, il s’agit d’un aspect oublié dans les formations initiales et continues dans le domaine de la prévention des risques professionnels. Selon vous, qu’est-ce qui explique cette carence ?
Clémence Souchet : Nous évoluons dans un cadre normatif fort qui nous conduit à invisibiliser ou à sous-représenter les personnes les plus exposées aux risques professionnels. Paradoxalement, ces publics sont statistiquement les moins formées et les plus précaires.
Ce biais est renforcé par une représentation stéréotypée du handicap où la notion d’accessibilité reste fortement associée au milieu protégé et centrée sur le bâti ou les transports. Le fait qu’au sein des ESAT, les professionnel.les ne sont pas considéré.es comme des salarié.es, mais des usagers renforce ce biais. Il est à ce titre utile de rappeler que malgré leur statut dérogatoire, ces établissements restent strictement assujettis à l’obligation de prévention au même titre que toute entreprise du milieu ordinaire.
La diversité des publics au travail reste également un élément ignoré dans les formations initiales et continues en prévention. On y considère encore trop souvent le corps social des travailleurs et des travailleuses comme un bloc homogène aux besoins standardisés quel que soit le contexte et le secteur.
Un biais de conformisme peut enfin être souligné : nous avons souvent tendance à parler des problématiques et des notions ayant trait à la santé au travail au prisme de notre propre expérience, avec nos propres mots.
Le Blog QVT : Au-delà des enjeux de santé au travail, le fait de rendre accessible la prévention et l’expression sur le travail peut-il représenter un enjeu de citoyenneté ?
Clémence Souchet : Le fait de s’exprimer sur le travail est sous-tendu par des compétences lexicales et conceptuelles qui sont loin d’être innées. Dans notre modèle de société, ces compétences sont culturellement transmises aux professionnel.les destiné.es à occuper des fonctions supérieures. Cela entretient de facto une inégalité structurelle où le fait de dire le travail est réservé à des élites, là où la réalité impose d’en faire une compétence universelle.
La simplification – sans infantilisation – de l’expression sur les conditions de travail que permet le FALC peut donc être considérée comme une voie pour démocratiser le travail.
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