Concept purement français, la notion de qualité de vie au travail est la plupart du temps employée pour mettre en débat les conditions de travail sur le périmètre national. Mais quel sens a une QVT qui s’arrête à nos frontières à l’ère de l’économie mondialisée ?
Désindustrialisation, tertiarisation, ubérisation, numérisation sont autant de concepts qui renvoient aux bouleversements macro-économiques globaux dont nous observons les conséquences concrètes dans l’espace de travail français chaque jour. Il est communément admis que nous autres, intervenants en santé et qualité de vie au travail, ne sommes pas compétents pour traiter de ces causes, et que notre champ d’action se limiterait à en réguler tant bien que mal les effets sur nos périmètres restreints d’intervention. Ce postulat mérite aujourd’hui d’être ébranlé.
Lorsqu’elles sont considérées dans leur ensemble, les chaînes de valeurs globales révèlent une constante : les enjeux humains et écologiques concernant l’ensemble des maillons (actionnaires, institutions publiques, salariés, clients, concurrents, etc.) sont interdépendants et insécables.
L’essor de la vente en ligne est un exemple éloquent : partout où le modèle économique dont le géant Amazon a posé les bases s’est imposé, des emplois de qualité ont été détruits. Une étude réalisée par les économistes Florence Mouradian et Ano Kuhanathan estime, qu’entre 2009 et 2018, 80 000 emplois ont été supprimés dans le commerce de détail. D’autres emploi, moins nombreux, plus pénibles, précaires et aliénants, sont apparus. L’illusion du tout à portée de clic a développé de monstrueuses chaînes logistiques drainant la plupart du temps des produits de piètre qualité à l’impact écologique préjudiciable.
Le modèle économique des géants du prêt à porter est un autre symbole fort de ces chaînes de valeur corrompues, où les véritables contraintes qui nuisent aux conditions de travail viennent de facteurs bien au-delà de l’enceinte d’une entreprise. Des cultures de coton meurtrières comme celles au Xinjian en Chine où un demi-million de Ouïghours seraient forcés à travailler, à nos espaces de ventes où évoluent des travailleurs souvent précaires dans des conditions pénibles en passant par les ouvrières et ouvriers du textile dans des usines que l’on ne veut pas voir. Chaque maillon est une atteinte à la dignité humaine au nom d’une prétendue abondance accessible qui fonde la « fast fashion ».
Quel sens revêtent les démarches d’évaluation de la qualité de vie au travail face à de tels choix stratégiques et à leurs impacts humains ?
Intervenir en faveur de la qualité de vie au travail ne peut et ne doit pas se résumer à trouver des marges de manœuvre complaisantes dans des environnements de plus en plus contraints, ou à ludifier des espaces de travail déshumanisés et deshumanisants pour en faire oublier l’absence de sens.
Il est de notre responsabilité en tant qu’intervenants en qualité de vie au travail de refuser ce rôle auquel on souhaiterait nous cantonner et de revendiquer le droit de questionner la gouvernance des organisations et l’impact humain des choix stratégiques qu’elles opèrent. Trop d’interventions restent encore cloisonnées à un objectif ou une population limitée et ne conduisent pas aux changements escomptés. Parallèlement, certaines démarches ne font que souligner l’écart entre les populations privilégiées bénéficiant d’interventions en faveur de leurs conditions de travail et celles qui en sont exclues.
L’interdépendance de tous les acteurs d’une chaîne de valeur nous enseigne que les changements durables à grande échelle ne sont envisageables qu’à condition d’intervenir de façon systémique sur l’ensemble des éléments pour qu’aucun ne soit en tension. Certes, considérer la question de la qualité de vie au travail d’un point de vue global ne peut tout résoudre instantanément. Elle a cependant le mérite de poser la question de la cohérence au sein des organisations qui fondent leur modèle économique sur la globalisation. Si la création de valeur n’a pas de frontières, les droits humains, la soutenabilité du travail, l’équité du dialogue social ou la dignité du travail et des revenus qu’il procure doivent obéir à la même logique.
Même si nous ne pouvons la plupart du temps agir au-delà des petits périmètres locaux sur lesquels il nous est donné d’intervenir, il est de notre responsabilité de rappeler ce devoir de cohérence aux organisations qui nous sollicitent.
C’est au nom de ce principe que le Blog QVT a choisi de placer l’année 2022 sous la thématique éditoriale d’une approche globalisée de la QVT. Aux côtés d’associations et d’ONG partenaires, nous questionnerons ces chaînes de valeur globales sans nous limiter aux frontières de l’espace de travail français.
Auteurs :
Clémence Depresle, Apprentie Journaliste d’entreprise
Fadi Joseph Lahiani, Psychologue du travail et des organisations et Président d’AD Conseil
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