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Comment expliquer un tel paradoxe entre le nombre de demandeurs d’emploi et le nombre de postes à pouvoir aujourd’hui en France ? Comment, face à ce constat, expliquer les pénuries de personnels dans certains secteurs d’activité ? Existe-t-il, au-delà des raisons socio-économiques évoquées dans les médias, des raisons psychologiques à ce constat ?
Nous vous proposons aujourd’hui quelques éléments de réflexion à la lumière de la théorie de l’adéquation personne-environnement.
Qu’est-ce que la théorie de l’adéquation personne-environnement ?
La théorie de l’adéquation personne-environnement de Jansen et Kristof-Brown (2006), deux chercheuses américaines en sciences du comportement organisationnel, postule que le degré de similarité perçu par un individu entre ses propres caractéristiques (ex : valeurs, objectifs, qualifications, culture, normes) et celles d’un environnement donné influence ses comportements à l’égard de ce dernier.
Ces chercheuses précisent que cette notion d’adéquation s’exprime à différents niveaux : entre la personne et son organisation professionnelle, entre elle et son emploi ou encore entre elle et son équipe de travail.
La similarité perçue entre l’individu et son organisation, son emploi ou son équipe pourrait ainsi générer, selon Jansen et Kristof-Brown, des comportements d’attrait ou de retrait vis-à-vis de cet environnement donné.
Comprendre l’influence de l’adéquation avec le cycle ASA
L’influence de l’adéquation perçue sur les attitudes et les comportements des demandeurs d’emploi à l’égard des organisations professionnelles et des postes à pouvoir peut être analysée selon les étapes du cycle Attraction-Sélection-Attrition (ASA) de Schneider (1987), chercheur en psychologie organisationnelle à l’université du Maryland aux Etats-Unis. Celui-ci soutient que les organisations attirent, sélectionnent et retiennent les personnels qui ont des caractéristiques proches des leurs.
La phase d’Attraction
En premier lieu, en période de recherche d’emploi, les demandeurs d’emploi vont acquérir, par le biais de la communication organisationnelle (ex : site internet, réseaux sociaux) et de la communication informelle (ex : échange avec un salarié), un ensemble d’informations sur les organisations professionnelles.
A partir des informations obtenues, ils vont évaluer l’ajustement entre leurs caractéristiques personnelles et celles de l’organisation professionnelle (adéquation personne-organisation). A ce stade, s’ils ont le sentiment de partager les valeurs et les objectifs de cette dernière, ils pourraient être attirés et donc candidater à des postes à pouvoir. En revanche, si tel n’est pas le cas, les demandeurs d’emploi n’éprouveront aucun sentiment d’attraction.
Ainsi, le décalage entre les attentes, les valeurs et les objectifs des demandeurs d’emploi et les attributs des organisations véhiculés par leur communication pourrait expliquer le manque de candidat au recrutement.
Ce décalage s’est potentiellement accru en raison du changement au cours des trente dernières années des attentes des travailleurs et des demandeurs d’emploi, aussi appelé contrat psychologique (Rousseau, 2018). En effet, si dans les années 1990, les collaborateurs étaient en attente de sécurité de l’emploi, de salaire élevé et de possibilité d’évolution de carrière sur le long terme, les collaborateurs d’aujourd’hui sont davantage en attente d’autonomie, de
Si les organisations du travail ne sont pas en mesure de répondre à ces nouvelles attentes, elles peuvent en conséquence rencontrer un déficit d’attractivité.
La phase de Sélection
Suite à la phase d’attraction, les demandeurs d’emploi vont identifier les postes à pourvoir et seront amenés là aussi à évaluer l’ajustement entre leurs caractéristiques personnelles, telles que leurs formations et leurs compétences, et les exigences de ces derniers (adéquation personne-emploi).
Dans cette perspective, un manque de formation et d’expériences mais aussi de confiance en soi et de sentiment d’auto-efficacité chez le demandeur d’emploi pourrait amoindrir ces tentatives de candidature ainsi la probabilité d’être sélectionné par l’employeur.
Par ailleurs, les caractéristiques des postes à pourvoir, telles que des horaires décalés, des exigences physiques, le sens du travail ou encore la représentation sociale du métier, pourraient freiner les demandeurs d’emploi qui ne s’y retrouvent pas.
Ainsi, le décalage entre les caractéristiques des demandeurs d’emploi et les attributs des postes à pourvoir pourrait également expliquer le manque de candidat à l’embauche. Ce décalage peut être illustré par la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs tels que le secteur du bâtiment ou le secteur de l’hôtellerie-restauration.
La phase d’Attrition
Enfin, suite à leur embauche, les nouveaux collaborateurs sont susceptibles d’observer une nouvelle fois un décalage entre leurs caractéristiques et ce qu’ils découvrent en intégrant l’organisation.
Un écart entre les valeurs affichées par l’organisation et les pratiques réelles, un écart entre le travail prescrit et le travail réel ou encore un écart entre les caractéristiques du nouveau collaborateur et celles de l’équipe de travail (adéquation personne-groupe), pourrait générer chez celui-ci un sentiment de dissonance. Cela peut renvoyer à la notion de brèche du contrat psychologique (Rousseau, 2018). Ainsi, le nouveau collaborateur pourrait être amené à quitter son emploi et à rejoindre de nouveau la communauté des demandeurs d’emploi.
Conclusion
L’évaluation perpétuelle d’un individu à son environnement modifie ses attitudes et ses comportements à l’égard de ce dernier pour s’adapter au mieux. Ainsi, la théorie de l’adéquation personne-environnement apporte des éléments d’explication aux phénomènes sociaux tels que le paradoxe entre le nombre de demandeurs d’emploi et le nombre de postes vacants. Précisément, elle permet de mettre en exergue des raisons pour lesquelles ces premiers ne postulent pas aux postes à pourvoir ou pour lesquelles ils ne sont pas retenus lors du processus de recrutement (inadéquation d’attentes, de valeurs, d’objectifs, de qualifications, d’expériences, de compétences, de connaissances ou encore de sens).
Biographie
Julia Aubouin Bonnaventure, docteure en psychologie du travail et des organisations et associée au laboratoire Qualipsy de l’université de Tours. Ses travaux portent sur l’étude des effets des pratiques organisationnelles sur la santé psychologique, les attitudes et les comportements des travailleurs.
Bibliographie
Edwards, J. A., & Billsberry, J. (2020). Testing a Multidimensional Theory of Person-Environment Fit. Journal of Managerial Issues, 32(1), 8‑25. https://doi.org/10.2307/25822526
Jansen, K. J., & Kristof-Brown, A. (2006). Toward a Multidimensional Theory of Person- Environment Fit. Journal of Managerial Issues, 18(2), 193‑212.
Schneider, B. (1987). The people make the place. Personnel Psychology, 40(3), 437‑453. https://doi.org/10.1111/j.1744-6570.1987.tb00609.x
Rousseau, D. M., Hansen, S. D., & Tomprou, M. (2018). A dynamic phase model of psychological contract processes. Journal of Organizational Behavior, 39(9), 1081‑1098. https://doi.org/10.1002/job.2284
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