Le cadre d’intervention du « salarié-compétent »
L’article L4644-1 du Code du travail1 oblige les employeurs à désigner « un ou plusieurs salariés compétent pour s’occuper des activités de protection et de prévention des risques professionnels » de l’entreprise. A ce titre, ils « bénéficient d’une formation en matière de santé au travail (…) ». Cette obligation s’applique indépendamment de l’effectif de la structure et dans toutes les branches professionnelles notamment celle du secteur social et médico-social privé à but non lucratif. Toutefois, il est précisé dans ce même article du Code du travail que l’employeur peut faire appel à un intervenant en prévention des risques professionnels (IPRP)2 : « si les compétences dans l’entreprise ne permettent pas d’organiser ces activités. ».
Le salarié désigné compétent (que nous nommerons par le sigle SDC tout au long de l’article) a pour rôle et fonction de mettre en œuvre concrètement les orientations de l’employeur ou de son représentant en matière de prévention des risques professionnels. Dès lors, il a vocation à contribuer à l’évaluation de ces risques (physiques et psychosociaux) auxquels les salariés sont exposés. Les résultats de cette évaluation doivent être transcris et mis à jour (au moins chaque année) dans le Document Unique d’Evaluation des Risques Professionnels (DUERP). Cette démarche donne lieu – pour les entreprises dont l’effectif est supérieur ou égal à 50 salariés – à un Programme Annuel de Prévention des Risques Professionnels et d’Amélioration des Conditions de Travail (PAPRIPACT). Pour les entreprises dont l’effectif est inférieur à 50 salariés, la liste des actions est consignée dans le document unique.
Le rappel de la loi est d’autant plus nécessaire qu’il semblerait qu’une proportion importante d’employeurs tous secteurs confondus, n’a toujours pas connaissance (ou ne s’est pas encore préoccupé) de cette disposition législative. Aussi, ces structures n’ont pas dans leur effectif de salariés exerçants cette mission. Pour ce qui concerne plus particulièrement le secteur social et médico-social – champ professionnel où nous intervenons en qualité de consultant en prévention des risques professionnels – nous observonsici ou là qu’y compris lorsqu’un salarié est désigné, ce dernier se heurte à un certain nombre de difficultés pour remplir sa mission.
Quelles sont les difficultés que rencontre ce salarié ? Est-ce que la formation et l’accompagnement de ce salarié désigné, peuvent remédier à ces difficultés et étayer son rôle et sa fonction ? En quoi cette mission de « référent » chargé de la prévention des risques professionnels pourrait évoluer pour être mise au service de nouveaux droits pour les salariés en matière de santé et de sécurité au travail ?
De la difficulté d’exercer en interne cette mission de prévention des risques professionnels
Au sein d’un certain nombre de structures sociales et médico-sociales, les SDC sont de fait impliqués dans les démarches d’évaluation. Leur rôle et fonction, à l’interface de l’employeur, de l’encadrement et des salariés, est généralement balisé par une fiche mission. Or, il s’avère que ces salariés sont souvent tiraillés entre leur activité professionnelle principale et la mission pour laquelle ils ont été désigné. Cela se traduit par un déficit de temps d’intervention inhérent à leur charge de travail mais aussi aux aléas qui perturbent l’organisation prescrite du travail : remplacement d’un collègue absent ; rendez-vous non prévu pour un usager ; incident nécessitant d’intervenir en urgence ; etc (…).
Par ailleurs, il apparait aujourd’hui que la formation dédiée au SDC – d’une durée de 3 jours dans les entreprises de moins de 300 salariés et de 5 jours au-delà – ne permet pas à elle seule de doter les salariés des compétences pour évaluer les risques professionnels. Outre le fait que la familiarisation avec les savoirs et savoirs faire théoriques et méthodologiques dans le champ de la santé au travail requiert un investissement plus conséquent, la fonction mobilise également des compétences transversales alors même que le Code du travail ne mentionne aucun prérequis en termes de diplôme ou d’expérience professionnelle. La capacité à utiliser de manière efficiente les outils numériques est précisément une de ces compétences loin d’être partagée par l’ensemble des salariés. En effet, la formalisation écrite (aujourd’hui le plus souvent sur écran) des résultats de l’évaluation et des actions de prévention à mener, participe à des tâches qui peuvent être confiées au SDC. Ce qui suppose des compétences à la fois en informatique et rédactionnelles.
Il est fait mention dans une circulaire3 que : « les travailleurs désignés doivent avoir les capacités nécessaires » et « [qu]’il appartient donc à l’employeur […] de s’assurer de sa compétence au travers de ses diplômes et/ou de son expérience professionnelle ». A quelle condition et comment ces salariés seraient-ils susceptibles de développer leurs capacités afin d’exercer au mieux leur mission ?
Accompagner le salarié-compétent : rôle et fonction du tiers-intervenant
Si la formation des SDC est utile et indispensable, elle demeure néanmoins insuffisante pour leur permettre d’exercer leur mission dans des conditions optimales et durables. Il convient alors, en parallèle de la formation obligatoire consécutive à leur désignation, d’accompagner sur un temps plus long ces salariés dans leur mission, en faisant appel à un tiers-intervenant.
A cet égard, la désignation d’un SDC ne fait évidemment pas obstacle à la présence d’un préventeur dans la structure. Sa présence s’impose d’autant plus si la mission de SDC reste vacante pour diverses raisons. Dans ce cas il n’est plus question d’accompagner mais de suppléer l’absence d’un salarié désigné à cette fin.
Qu’il y ait ou pas un salarié assumant en interne cette mission de prévention, l’intervenant occupe de toute façon une place de tiers distincte de celles qu’occupent les protagonistes de la structure en matière de santé au travail, à savoir : l’employeur ou son représentant et les autres acteurs internes chargés de la prévention.
Ce faisant et dans l’hypothèse où cette fonction n’est pas vacante (conformément au droit du travail), le préventeur a un rôle de facilitateur auprès de ce salarié, afin que celui-ci s’approprie – fasse sienne – la démarche d’évaluation des risques professionnels et soit à terme en capacité de la co-piloter et la co-animer avec l’appui du tiers-intervenant. Cela suppose que le SDC dispose de suffisamment de temps pour réguler la démarche d’évaluation, pour échanger avec le tiers-intervenant sur les problèmes éventuels qu’il rencontre dans sa mission et pour travailler sur les outils et supports d’évaluation.
Impliqué subjectivement dans cette démarche, l’expertise du tiers-intervenant sur les questions de santé au travail, ne le met pas « à l’abri de tout ce qui peut l’affecter » (Pierre Roche, 2016) en particulier lorsqu’il est destinataire des paroles des salariés qui font état de leur vécu professionnel, de leurs plaintes, de leurs inhibitions, qui peuvent prendre racine dans ce qui contrarie l’exigence largement partagée du « travail bien fait » – « les activités empêchées » – et qu’il convient selon Yves Clot (2010) de ne pas désindexer du « bien-être ».
Celui qu’avec Yves Pons nous préférons désigner par le vocable « d’Ergopréventeur » – en référence à la démarche ergologique – accompagne les protagonistes de la démarche d’évaluation tout en étant lui-même co-évaluateur à l’instar des salariés engagés dans la démarche. Son expertise ne fait pas de lui le détenteur de « LA bonne pratique d’évaluation » : « l’évaluation est le rapport que des sujets entretiennent avec la valeur. Spécifier ce rapport, c’est entrer dans une école d’évaluation, c’est s’inscrire dans un modèle d’évaluation. » (Michel Vial, 2001) . Sa pratique singulière s’adosse immanquablement à des valeurs, des savoirs, des représentations qui sont (doivent être) sans cesse en dialogue – donc aussi d’une certaine manière en tension – avec les valeurs, les savoirs, les représentations de ces autres évaluateurs auprès de qui il intervient. Pour ce qui nous concerne en qualité d’ergopréventeur, notre champ de référence se situe principalement du côté à la fois des sciences de l’éducation et des « ergodisciplines » (François Daniellou, 2015).4
Notre conception de la santé s’inscrit dans la filiation du philosophe Georges Canguilhem et son concept de « normativité » ; à savoir la capacité à créer de nouvelles normes, à « renormaliser » (Yves Schwartz, Louis Durrive, 2003) pour transformer son milieu de travail.
« Ce qui caractérise la santé c’est la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelle. » (Georges Canguilhem, 1943-1966).
Soutenir l’expression des salariés sur leur travail réel pour prévenir les risques professionnels
Dans le cadre de nos interventions dédiées à l’évaluation des risques professionnels, notre méthodologie et nos outils se veulent au service de l’expression des salariés sur leur travail réel. Cette approche de la prévention des risques professionnels qui passe par une ingénierie autour des Espaces de Discussion sur le Travail (EDT) ou Espaces De Discussion (EDD) a fait l’objet de nombreux travaux universitaires. Parmi ces travaux, nous retenons à titre d’exemple le rapport du programme de recherche SORG coordonnée par Mathieu Detchessahar5.
L’ANACT et les ARACT en région ont également publié de nombreuses ressources sur le sujet à l’attention des intervenants en santé au travail et plus largement de tous les professionnels en charge de ces questions. Nonobstant leur visées communes, ces espaces ont des appellations différentes qui témoignent de la pluralité des champs disciplinaires qui aujourd’hui les promeuvent dans la perspective de développer la santé au travail et conjointement de viser une transformation du travail. Les « Groupes de Rencontre du Travail » (Ingrid Dromard, 2023) issus de la démarche ergologique ont cette vocation à travers un dispositif confrontant les savoirs et les valeurs des différents protagonistes de l’activité industrieuse.
A l’échelle de nos interventions en évaluation des risques professionnels dans le secteur social et médico-social nous animons des séances avec des groupes professionnels regroupés le plus souvent en fonction de leur famille de métier : des « unités de travail » (Article 4121-1 du Code du travail). Ces séances consistent en une évaluation des risques identifiés dans chacune de ces unités sur la base de situations de travail réel, « significatives et représentatives des difficultés rencontrées »6. Autrement dit, l’évaluation est centrée sur l’activité des salariés dans des situations à risque – potentiel ou avéré – pour leur santé physique et mentale. Chaque « situation-problème »7 est analysée sous différents angles dans le but de faire apparaitre à la fois les contraintes auxquelles les salariés sont confrontés et les ressources dont ils disposent.
Durant les séances collectives de co-évaluation, les travailleurs des différentes unités de travail, sont conviés à mettre des mots sur les maux de leur travail et à proposer des pistes de prévention notamment en matière d’organisation du travail. Ces espaces de parole entre pairs qui se déroulent toujours sur le temps de travail, peuvent susciter des controverses sur l’activité. Ces lectures différentes voire divergentes des situations de travail illustrent les « débats de normes » (Yves Schwartz, Louis Durrive, 2003) qui traversent les collectifs de travail. A cet égard, Yves Clot (Ibid., 2010) a raison de souligner que le déni du « conflit de critère sur la qualité du travail » (Ibid., 2010) est la porte ouverte à l’enkystement de querelles interpersonnelles comme on peut le voir assez souvent dans les structures sociales et médico sociales. Des situations qui en plus de dégrader le climat social, nourrissent quelquefois les tensions et les violences émanant de certains usagers et dont les professionnels sont les victimes.
Cette approche de l’évaluation des risques est d’une certaine manière voisine d’autres modalités de travail familières dans les métiers du « prendre soin » comme par exemple les séances d’analyse des pratiques (Yves Pons, 2017). Néanmoins les visées des espaces de parole que nous animons sont explicitement orientées vers les problématiques de santé au travail et de prévention des risques professionnels. Ce qui n’est pas l’objectif premier des APP (Analyse des Pratiques Professionnelles) même si ce type de séances généralement animées par des cliniciens, favorisent à minima la mise à distance de situations de travail qui génèrent du stress, de la souffrance, de la tension au sein des équipes.
Si la plupart du temps l’animation d’espaces de parole n’entre pas dans le périmètre des missions du SDC, son rôle et sa fonction vise néanmoins à soutenir l’expression des salariés sur les situations et autres évènements (AT) susceptibles de porter atteintes à leur santé physique et mentale. Cette mission, relativement nouvelle dans le droit du travail (2011)8 et complémentaire de la mission du CSE, pourrait à terme s’inscrire dans une perspective plus large que celle de la prévention des risques, visant : « l’institutionnalisation d’espaces de discussion qui permettent de mettre en débat et de gérer à différents niveaux (stratégique et opérationnel), les tensions entre ce qui est demandé (le prescrit) et ce qu’il est possible de faire (le travail réel). » (Patrick Conjard et Ségolène Journoud, 2017). Cette ingénierie communicationnelle participe d’un modèle de « management du travail » (Ibid., 2017) – si ce n’est aussi « par le travail » – considérant que ces espaces sont des opérateurs de santé.
Conclusion : vers de nouveaux droits en matière de santé au travail ?
Les contributeurs de l’ouvrage – « Que sait-on du travail ? » (coordonné par Bruno Pallier, 2023) ont lancés sur la page web – « La vie des idées »9 – un recueil de propositions qui prolongent leurs travaux afin d’ouvrir le débat. Parmi les propositions autour du thème « travailler mieux » figurent celles de Thomas Coutrot et Coralie Pérez par ailleurs co-auteurs d’un ouvrage (2022) traitant déjà de ces sujets. L’une, intitulée : « instaurer un droit des salariés d’avoir leur mot à dire sur leur travail » propose que les salariés bénéficient durant leurs horaires de travail, d’un temps collectif sous l’égide de celui qu’ils nomment « le Délégué au Travail Réel » (DTR) consacré à la discussion sur leur activité et sur de possibles améliorations de leur travail. Dans la continuité de la première, l’autre proposition – « Organiser l’élection directe de délégués au travail réel », consiste à faire élire ce délégué d’un nouveau genre qui siègerait aux cotés de la direction au sein d’un : « Comité sécurité, conditions et délibérations du travail » (CSCDT). Sans doute un proche « cousin » de ce que fut le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) dont les missions sont exercées depuis 2020 par le CSE.
Comment ces propositions pourraient-elles s’articuler avec la démarche d’évaluation des risques professionnels voire contribuer à faire évoluer le droit du travail en matière de Santé et de Sécurité au Travail ? Ne pourraient-elles pas par exemple se traduire dans les « principes généraux de prévention » (Article L4121-2) qui en compte déjà neuf ? Dans quelle mesure la formation des SDC pourrait non seulement s’élargir à d’autres missions et compétences mais en plus inspirer la future et hypothétique formation des Délégués au Travail Réel ? Autant de questions qu’à notre tour nous mettons au débat.
Références bibliographiques
Georges Canguilhem. Le normal et le pathologique, PUF Quadrige, 1943-1966.
Yves Clot. Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Editions La
Découverte, 2010.
Thomas Coutrot, Coralie Pérez. Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire,
Editions du Seuil et La République des Idées, 2022.
Ingrid Dromard. L’évaluation ergologique. Ce que les chiffres ne montrent pas, Octares, 2023.
Corinne Gaudart, Duarte Rolo. « L’ergonomie, la psychodynamique du travail et les ergodisciplines. Entretien avec François Daniellou », in Revue Travailler : Ergonomie et psychodynamique du travail, n°34, 2015/2.
Bruno Pallier (sous la coordination de). Que sait-on du travail ? presses de Science Po / Le
Monde, 2023.
Yves Pons. Analyse des pratiques professionnelles et démarche ergologique, Mémoire de
Master II : Ergologie.
Pierre Roche. La puissance d’agir au travail. Recherches et interventions cliniques, Sociologie
clinique, Erès, 2016.
Yves Schwartz, Louis Durrive (sous la direction de). Travail et Ergologie. Entretiens sur l’activité
humaines, Octares, 2003.
Michel Vial. Se former pour évaluer. Se donner une problématique et élaborer des concepts, De
Boeck, 2001.
Notes
1 Article L4644-1 du Code du travail
2 L’employeur peut ainsi faire appel après avis des membres du CSE à un IPRP appartenant au Service de Prévention en Santé au Travail (SPST) ou bien à un IPRP indépendant
3 Circulaire DGT/ n°13 du 9 novembre 2012 relative à la mise en œuvre de la réforme de la médecine du travail et des services de santé au travail (page 50). La phrase citée figurant dans la circulaire est une reprise de l’article 7 de la Directive 89/391.
4 « […] Il y a maintenant un groupe de disciplines (ce que j’appelle les ergodisciplines : au moins l’ergologie, la
clinique de l’activité, la pdt [psychodynamique du travail], la clinique médicale du travail, une petite part de la
sociologie du travail et l’ergonomie) qui ont en commun la référence – qui n’est pas rien – au travail réel et au
travail prescrit, qui ont en commun le fait que la santé est une construction, qui ont en commun le fait que la
femme ou l’homme qui est au travail est là avec toute son histoire, etc.
5 Les déterminants organisationnels et managériaux de la santé au travail. L’enjeu de la parole sur le travail. Rapport de recherche ANR (programme SEST 2006-2008): étude SORG, Mathieu Detchessahar, Université d’Angers, 09/2009, 789 pages.
6 Extrait du Guide, « Risques psychosociaux et management du travail », La prévention en action, n°23, Direccte PACA, Juin 2015.
7 C’est le nom de la méthode qui a été élaboré par l’ANACT et dont nous nous inspirons dans le cadre de l’évaluation des risques psychosociaux. Pour en savoir plus : https://www.anact.fr/comment-analyser-le-travailavec-la-methode-situation-probleme
8 Loi n°2011-867 du 20 juillet 2011 relative à l’organisation de la médecine du travail
9 https://laviedesidees.fr/Travailler-mieux-un-recueil-de-propositions
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