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Depuis plusieurs années, le Blog QVT d’AD CONSEIL propose des articles de vulgarisation et des retours sur expériences aux professionnels de la santé et de la QVT. Cette année, nous faisons le choix de compléter ces formats par des articles de type tribune pour prendre une position citoyenne sur des faits d’actualité au titre de nos engagements d’entreprise sociale et solidaire. Nous considérons en effet qu’avant les outils et les méthodes, l’amélioration durable de la qualité de vie au travail passe par l’engagement volontaire de chacun.e. Cette tribune sur le harcèlement sexuel est la première d’une série destinée à mettre en lumière les pratiques individuelles et organisationnelles favorisant le harcèlement et les violences institutionnelles.
Et si nous arrêtions de parler de « libération de la parole » ?
Depuis la vague de témoignages de femmes victimes, initiée – entre autres – par les mouvements #Metoo et #Balancetonporc, cette expression est systématiquement reprise dès qu’il est question de violences sexistes ou de harcèlement sexuel.
Mais puisque les mots ont un sens, la parole est libre et audible depuis plusieurs décennies, notamment grâce aux mouvements féministes qui, de haute lutte, ont mis en lumière les témoignages des victimes et nous ont permis de saisir l’ampleur des violences subies quotidiennement par des milliers de femmes. Parler de libération de la parole, c’est une fois de plus se focaliser sur la victime et l’effort qui s’impose à elle pour témoigner.
Si l’on tient à cette expression, parlons plutôt de libération de l’écoute, et encore plus de libération des actes, car on ne parle jamais sans interlocuteur*, et on ne fait jamais cesser une violence lorsqu’on lui oppose la passivité. Ce qui change la donne n’est pas tant la multiplication des témoignages que leur prise en compte, à la fois par d’autres femmes, d’autres hommes, mais aussi par la société sous l’impulsion des controverses suscitées dans la sphère publique et médiatique et l’écho qu’elles ont dans la sphère privée.
Et si nous arrêtions de nous contenter de désigner des « référents » pour faire évoluer les pratiques ?
Réjouissons-nous : depuis le 1er janvier 2019, la désignation d’un référent harcèlement sexuel parmi les élus est obligatoire pour les entreprises. Selon le Code du Travail, ce référent est désormais en charge d’orienter, d’informer et d’accompagner les salariés en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes.
Le statut de « référent », déjà mis en place sur des sujets comme la prévention des risques, le handicap ou plus récemment le COVID, a pour mérite de créer un acteur relais dédié à la sensibilisation des collègues et à la remontée de l’information.
Certes, cette obligation représente une avancée dans la mesure où elle conduit toute entreprise à prendre en considération la question du harcèlement sexuel. Mais dans les faits, il est illusoire d’espérer d’un référent, en l’espèce un salarié exerçant d’autres fonctions, parfois sans réelle légitimité institutionnelle et soumis aux pressions hiérarchiques, de changer seul les comportements de ses pairs. Le référent harcèlement ne dispose ainsi pas de délégation de pouvoir, de protection spécifique ou de pouvoir face à des blocages institutionnels.
Et si nous arrêtions de croire qu’il suffit de faire cesser les agissements d’individus malfaisants pour éradiquer le harcèlement ?
La problématique du harcèlement sexuel est à la croisée d’enjeux réglementaires, de santé au travail, de pouvoir, et de dynamique collective.
Le premier enjeu semble évident : le harcèlement est un délit et l’employeur est passible de sanctions – en qualité de personne physique – s’il n’agit pas lorsqu’il a connaissance d’une situation.
Le second enjeu de santé au travail est aisé à saisir : l’impact à long-terme des violences subies par les victimes de violences sexuelles sur la santé physique et psychologique n’est plus à démontrer.
On pense peut-être moins à l’enjeu de pouvoir qui se traduit dans les réponses disciplinaires des employeurs : on ne dénombre plus les situations où la victime a été discréditée, ostracisée, réduite au silence ou forcée au départ, là où une sanction ferme et sans appel des agissements des harceleurs aurait été la seule réponse acceptable. Notre culture managériale souffre encore de nombreux maux dont le manque de courage, l’individualisme, le corporatisme et la loyauté au détriment du droit et de l’éthique. Tant que ces tares subsisteront, des victimes seront flouées et des harceleurs pourront continuer à sévir dans l’impunité.
L’analyse à froid des situations traitées pêche également trop souvent. Rares sont les organisations qui tirent les leçons des situations qu’elles traitent et qui font évoluer leurs pratiques de façon systémique pour les prévenir. Ce constat nous conduit au dernier enjeu, celui de la dynamique collective. Il interroge le socle institutionnel sur lequel doit reposer la réponse au harcèlement sexuel. Il permet de comprendre ces situations où personne ne dénonce ni n’agit face à des faits connus de tous.
Depuis les travaux fondateurs de Solomon Asch et de Stanley Millgram, la psychologie sociale ne cesse de démontrer l’influence écrasante de phénomènes collectifs comme le conformisme et la soumission à l’autorité. Dans des contextes contraints, soumis à l’influence majoritaire, nos convictions et nos valeurs s’estompent et tout individu est à même de commettre en conscience des actes allant à l’encontre de son propre système de valeurs. Compter sur la bonne volonté des individus est donc illusoire tant que les institutions n’auront pas évolué pour ériger en valeurs directrices la tolérance zéro face aux violences et l’exemplarité des gouvernances.
Apporter des réponses à la hauteur de ces enjeux passe par plusieurs niveaux d’action : la prévention en amont, l’alerte qui dépend de l’attention accordée aux signaux faibles qui révèlent la souffrance des victimes, l’écoute et l’aptitude à accepter et à recueillir leur parole, l’orientation vers des relais internes et externes, la régulation (l’enclenchement de dispositifs ou la co-construction de solutions) et, en dernier recours, le traitement par l’investigation qui reste une aide à la décision pour d’éventuelles suites disciplinaires et/ou juridiques.
Dans le cas idéal, la boucle est bouclée lorsque les enseignements d’une situation nourrissent la politique managériale et les pratiques internes qui doivent rester ouvertes à la remise en question. Cet échelon organisationnel est le plus complexe. Il sous-tend l’équilibre des pouvoirs et l’articulation des acteurs. C’est pourtant de cet échelon que dépend une évolution significative des pratiques.
Et si nous arrêtions de nous étonner des révélations dans chaque milieu professionnel ?
Les témoignages foisonnants dans le sillage de l’affaire Weinstein ont fait bouger les lignes. Que ce soit dans la sphère familiale, publique, ou professionnelle, l’attention était soudainement portée aux victimes de violences. Dans la sphère professionnelle, les révélations sont incessantes : pas une semaine ne s’est passée sans son lot de révélations dans les milieux du cinéma, de l’informatique, de la haute fonction publique, de la justice, de la santé, de l’événementiel, des médias, de la finance, ou encore du sport de haut niveau et de la restauration collective, du milieu associatif sans oublier les institutions régaliennes comme l’armée ou la police.
Il serait facile de croire que certains secteurs ou certaines entreprises sont des enfers ou des pièges tendus dans lesquels les collaborateurs s’efforcent de ne pas tomber, qui fonctionnent en cercle clos et qu’il faut désormais éviter ou boycotter.
Certes, dénoncer la personne fautive et le milieu dans lequel les faits sont commis est important dans une perspective disciplinaire et juridique et dans le respect de la présomption d’innocence. Mais l’intérêt est bien moindre lorsqu’on cherche à comprendre la complexité des phénomènes et à se faire une idée juste des mécanismes favorisant le harcèlement.
A l’instar du sexisme et des discriminations, la caractéristique essentielle du harcèlement, c’est son caractère systémique. Le principal enseignement de la vague de révélations est que le harcèlement sexuel existe partout et qu’il n’est pas la résultante d’une culture ou d’une famille de métiers. C’est notre culture du travail dans son ensemble qui est manifestement propice à des pratiques dont nous ne pouvons plus nier le caractère endémique. Plutôt que de montrer l’autre du doigt en s’insurgeant, il est temps pour chaque employeur de questionner ses propres pratiques en partant du principe que les faits dénoncés ailleurs sont susceptibles d’exister dans ses murs.
Et si nous arrêtions de croire que les harceleurs sont toujours « les autres » ?
“Les monstres, ça n’existe pas”, affirmait Adèle Haenel en novembre 2019, dans une interview pour Mediapart, d’une voix à la fois tremblante et forte.
La vie serait plus simple si le contraire était vrai : une ligne rouge avec d’un côté les justes et de l’autre les bourreaux pervers. Le témoignage d’Adèle Haenel dépasse avec courage cette vision manichéenne de la réalité qui empêche d’embrasser la complexité du phénomène.
« Les monstres, ça n’existe pas. C’est notre société, c’est nous, c’est nos amis, c’est nos pères. C’est ça qu’on doit regarder. On n’est pas là pour les éliminer, on est là pour les faire changer ».
Ces paroles rappellent justement que la violence n’est pas qu’exogène et que son éradication passe avant tout par une introspection collective. Elles rappellent les enseignements d’Hannah Arendt à propos de la banalité du mal, elle qui avait si bien saisi que la violence et l’arbitraire ne peuvent prospérer que lorsqu’ils sont tus par des témoins passifs qui font le choix conscient de suspendre leur jugement. Il n’y a pas de possibilité de dialogue – et à fortiori de changement – si chaque conversation devient prétexte au jugement moral, et si chacun d’entre-nous, pour se placer du bon côté de la ligne, se situe dans la confortable logique polarisée que suscite le sujet à chaque fois qu’il s’invite.
Oserons-nous écrire que chacun d’entre nous a déjà eu des comportements qui posaient problème, que nous sommes quoi qu’il advienne pris dans des dynamiques de pouvoir et que nous avons sans doute tous tu un fait, minimisé une situation, ri de ce qui aurait dû révolter ou trouver des excuses à l’inexcusable ? Oui nous l’affirmons comme quelque chose qui dérange, comme la vérité peut parfois le faire.
Accepter ses renoncements et ses erreurs n’a rien de dramatique : c’est accepter d’être humaniste ou féministe « en progrès » ou « en apprentissage » et en miroir, prendre l’autre là où il en est. C’est la seule façon d’accélérer notre apprentissage collectif en la matière.
Si l’éradication du harcèlement sexuel appelle un engagement fort, celui-ci ne passe nullement par le jugement moral, mais par notre volonté collective de créer de nouveaux rapports entre les femmes et les hommes au travail, au-delà des positions de façade.
Dans son fameux discours de Stockholm, Albert Camus revendiquait cette position résolument humaniste en décrivant ce qui, selon lui, faisait les vrais artistes : « s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel ». Pour une société moins violente et plus respectueuse de l’intégrité des individus, il nous revient de suivre ce chemin, nous regarder pour ce que nous sommes pour être à notre tour les créateurs de nouveaux rapports humains.
Et si nous arrêtions de déléguer les changements de mentalité aux prochaines générations ?
Le lieu commun est de dire que les problèmes systémiques se régleront progressivement par l’évolution naturelle des mentalités et l’arrivée de nouvelles générations. Mais, sommes-nous prêts, à attendre une ou plusieurs générations pour que l’univers du travail devienne enfin non violent et respectueux de l’intégrité des travailleurs, à l’heure où les degrés de liberté pour agir n’ont jamais été aussi nombreux ?
Harceler une personne, ça n’est pas la séduire, débattre avec elle, ni chercher à susciter son désir ou être sensible aux émotions et aux réactions que cela suscite chez elle. Harceler, c’est nier l’autre et chercher à exercer une domination, avec les moyens et les stratégies que l’on a à sa disposition, à commencer par le pouvoir qui reste un invariant dans les témoignages de victimes.
A ce sujet, de l’éducation de celles et ceux qui feront cet avenir proche, il est souvent conseillé « d’apprendre aux filles à dire non et se faire respecter ». N’oublions pas de suggérer dans le même temps d’apprendre aux garçons à écouter, à respecter et se faire respecter. Il est à ce titre bon de rappeler que les hommes sont tout aussi concernés par le harcèlement sexuel et sont eux-mêmes victimes de sexisme, même si les statistiques confirment la différence de proportion que l’intuition laisse supposer.
Et si nous restions vigilants, en capacité de s’indigner, en acceptant la complexité du réel ?
Ni le déni, ni la banalisation, ni l’humour ne permettent une action juste et pertinente. C’est l’indignation et la volonté consciente de ne plus se taire, de ne plus accepter, qui sont au cœur du pouvoir d’agir, le début d’un changement culturel. La culture, qu’elle soit familiale, nationale ou d’entreprise, se construit et se relaye en chacune et chacun d’entre nous.
Les auteurs : Emilie Veyrat et Fadi Joseph Lahiani
*Dans ce texte, l’usage du genre masculin n’est pas utilisé pour discriminer et accréditer sa neutralité, mais uniquement pour alléger le texte.
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