Le 29 janvier 2025, l’Agora D.O.D.E.S. – Dynamiques et Organisations de la Démocratie Economique et Sociale – a organisé les Assises de la Démocratie en Organisations, aux côtés du Centre de Gestion Scientifique. Une journée de partage, d’inspiration, de formation et de contributions à l’Ecole des Mines de Paris en faveur de la démocratie économique et sociale. Après une matinée de débats, l’après-midi s’est déroulée autour d’ateliers portant, entre autres, sur les formes juridiques des organisations, les conditions de travail, ou encore le travail réel. L’un de ces ateliers, que nous présentons ici, a ouvert une discussion sur la mesure de la démocratie à l’échelle des organisations. Cet atelier était proposé par Julien Pharo, docteur en sciences économiques de l’Université de Lille et chercheur associé au Clersé à Lille et au Léreps à Toulouse, et Thibault Crismer, doctorant en sociologie à l’IRISSO à Paris Dauphine-PSL, chercheur associé au TED à l’UCLouvain et chargé de recherche chez AD Conseil.

La première partie de l’atelier portait sur l’intérêt d’une évaluation de l’état démocratique des organisations. L’atelier a ainsi commencé par un tour de table de présentation demandant à chaque participant.e de citer une entreprise qui, à ses yeux, était vraiment démocratique, en expliquant brièvement pourquoi. Ce tour de table riche et stimulant a permis d’appréhender la multiplicité des modalités de prise de décisions pouvant être caractérisées de démocratiques. En effet, chacun.e, au regard de ses propres expériences, a donné des exemples d’entreprises, et plus généralement de processus, pouvant être compris comme partiellement ou pleinement démocratiques. Démocratiques, dans le sens où ceux-ci permettraient à l’entreprise de dépasser un potentiel « seuil démocratique », ou au moins des seuils intermédiaires, qui devraient être définis.
Après ce tour de table introductif, deux présentations ont nourri les réflexions des participant.es à l’atelier à partir des analyses de travaux scientifiques. La première présentation, par Thibault Crismer, a d’abord souligné l’intérêt de visibiliser la nature politique des organisations. Cette présentation s’appuyait sur les connaissances de la sociologie de la quantification pour montrer en quoi la question de la mesure, omniprésente au sein des organisations, est intimement liée à celle du pouvoir, étant donné le rôle des mesures dans la prise de décisions. Thibault Crismer a ensuite présenté le développement du reporting extra-financier des organisations, en exposant les faiblesses des critères ESG et les promesses de l’approche dite de « double matérialité » de la directive européenne « CSRD » (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui fait actuellement l’objet de contestations et d’un projet de loi visant à réduire ses ambitions. Cette première présentation s’est terminée par un tour d’horizon de mesures existantes intégrant au moins partiellement la dimension de la démocratie dans l’organisation : l’Indice de participation européen de Sigurt Vitols, l’Indice de codétermination de Robert Scholz et Sigurt Vitols, l’Impact Score du Mouvement Impact France et les indicateurs de performance de la coopérative Alma. L’exposé de ces mesures, tout en reconnaissant leur contribution à l’évaluation de la démocratie dans les organisations, a mis en lumière les limites de ces indicateurs qui ne permettent pas d’appréhender l’ensemble des dimensions que recouvre la démocratie dans le champ des organisations.

Ensuite, la deuxième présentation, par Julien Pharo, a explicité en quoi il semble primordial de repenser les modalités d’évaluation des organisations, tant pour transformer la mesure de la gouvernance des notations ESG que pour sortir de la logique de performance et de rationalité instrumentale dans l’évaluation des politiques publiques. Cette présentation, basée sur les travaux de la thèse de doctorat de Julien Pharo, a montré que l’on peut caractériser la démocratie d’entreprise en trois dimensions :
1) sa gouvernance, qui comprend la question de ses statuts, mais aussi du fonctionnement de ses instances dirigeantes ;
2) l’organisation interne de la production vis-à-vis des salarié.es ;
et 3) sa redevabilité externe vis-à-vis des parties prenantes.
La conclusion de cette deuxième présentation a montré que s’appuyer sur un indice de démocratie d’entreprise multidimensionnel offre l’opportunité de construire des seuils démocratiques et de lier ces seuils à un dispositif de bonus-malus, permettant à la fois de conditionner les aides publiques et de différencier les taux d’imposition des entreprises.
Dans la seconde partie de l’atelier, les participant.es se sont réparti.es en trois groupes. La composition de ces groupes reflétait celle de la communauté de l’Agora D.O.D.E.S., avec des dialogues entre chercheur.euses et praticien.nes. Parmi celleux-ci, du côté académique : des étudiant.es, des doctorant.es, des post-doctorant.es ainsi qu’une professeure représentant ensemble les domaines de l’économie, la philosophie et les sciences de gestion. Du côté des acteur.rices des organisations, l’art, les ressources humaines et la psychologie des organisations ont côtoyé des dirigeants d’organisations diverses, allant de coopératives à des entreprises plus classiques en passant par le monde des mutuelles. À la suite des présentations de Thibault Crismer et Julien Pharo, les trois groupes ont échangé autour de quatre questions qui leur étaient posées :
- Quels sont, selon vous, les éléments qu’il faudrait évaluer pour mesurer l’état démocratique des organisations ?
- Dans l’optique de mesurer l’état démocratique des organisations, quelles recommandations pourrions-nous formuler :
- Aux partenaires sociaux ?
- Aux organisations ?
- Comment l’ évaluation de l’état démocratique des organisations pourrait-elle être mise en place concrètement ?
- Quelles sont les politiques publiques nécessaires pour favoriser cette évaluation ?
Lors de la restitution des discussions au sein des groupes, les participant.es ont partagé leurs questionnements et leurs pistes de réflexion à explorer sur le sujet de la mesure de la démocratie dans les organisations. Les éléments présentés ici sont ceux qu’iels ont associés à la démocratie dans l’organisation, et qui pourraient être pris en compte lors de son évaluation.
Les participant.es ont d’abord évoqué la question du fonctionnement des organes de gouvernance des organisations. Le cadrage de l’action des dirigeant.es est apparu important, avec des discussions autour du mode de nomination des dirigeant.es, la limite et le renouvellement de leurs mandats, ainsi que leur mode de rémunération et leurs éventuelles incitations financières. Les participant.es ont mis en avant le besoin de mettre en place des garde-fous statutaires et de garantir la présence de contrepouvoirs, tels que le conseil de surveillance, les instances représentatives du personnel, et la révision coopérative pour les coopératives. Les partenaires sociaux ont notamment été perçus comme étant des acteurs pouvant proposer et fixer des seuils de participation minimaux dans les conseils d’administration. Au-delà des acteur.rices classiques des instances stratégiques de l’organisation, il a été question d’intégrer les parties prenantes au sens large dans ces organes, notamment les salarié.es, mais également des représentant.es d’autres entités. Sans se référer de manière directe à la gouvernance de l’organisation, les participant.es ont soulevé l’enjeu de la propriété de l’organisation, et en particulier le degré de détention du capital par ses salarié.es.
Aux côtés de ces considérations pour les structures de pouvoir formelles au plus haut niveau hiérarchique de l’organisation, l’attention des participant.es s’est aussi portée sur l’expérience de travail des salarié.es. Afin d’encourager leur autonomie, les participant.es ont souligné le bien-fondé de laisser aux travailleur.euses une marge de manœuvre dans l’organisation de leur travail. Sur le plan collectif, les participant.es ont suggéré d’instaurer des espaces de discussion entre travailleur.euses sur l’organisation de leur travail, tout en se questionnant sur la fréquence de ces discussions, leur éventuelle rémunération et en pointant l’importance qu’elles se déroulent au cours du temps de travail plutôt qu’en dehors.
L’implication des travailleur.euses dans les décisions de l’organisation a par ailleurs interrogé les participant.es sur les compétences et modalités que cet engagement requiert. Iels ont d’abord souligné l’importance de mettre les travailleur.euses en capacité de participer aux décisions. Pour cela, plusieurs solutions ont été envisagées : la formation des travailleur.euses à la prise de parole, des outils d’animation de réunion et notamment de répartition du temps de parole, ainsi que l’assurance d’une communication égale et transparente dans l’organisation. Les participant.es ont ensuite appelé à adapter la fréquence des réunions de délibération collective en adéquation avec les besoins des travailleurs. Iels ont en outre insisté sur l’importance du consentement aux décisions prises, tout comme sur l’intérêt de mettre en place un système de suivi et d’évaluation des décisions.
Au regard de la quatrième question, qui questionnait les participant.es à l’atelier sur des recommandations de politiques publiques encadrant la mesure de la démocratie dans les organisations, trois propositions principales ont été formulées. La première propose de conditionner les aides publiques – les subventions et les avantages fiscaux – à un certain degré de démocratie pour les organisations bénéficiaires, ce qui rejoint la présentation des travaux de Julien Pharo, et pourrait s’adosser à une différenciation des taux d’imposition selon leur niveau démocratique. La deuxième proposition est proche de la première, en ce qu’elle entend échelonner les contraintes budgétaires des organisations sur la base de leur degré de démocratie, mais cette fois à partir d’une différenciation des taux d’intérêts bancaires. Les participant.es ont fait une troisième proposition invitant les politiques publiques à visibiliser les formes d’organisations démocratiques existantes, dans le but de servir de modèles aux organisations afin de les engager sur un chemin de démocratisation. Cela pourrait être favorisé par le fait de rendre obligatoire pour toute organisation une Déclaration de Niveau Démocratique, similaire à la Déclaration de Performance Extra-Financière (DPEF).

La richesse des échanges tenus dans cet atelier a mis en évidence de multiples conceptions de la démocratie dans les organisations, des conceptions parfois convergentes, parfois divergentes. Les discussions ont en particulier abordé la question de la démocratie à tous les étages de l’organisation, depuis sa propriété et ses structures de gouvernance jusqu’aux activités quotidiennes des travailleur.euses. La question de la mesure de la démocratie dans les organisations a dans tous les cas été saisie avec intérêt par les participant.es, qui ont ajouté à leurs questionnements des recommandations concrètes sur le plan politique pour valoriser une évaluation des organisations sur leur dimension démocratique.
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