Le Blog QVT : Pourquoi avez-vous décidé de quitter votre carrière d’avocate en droit du travail pour vous tourner vers la sociologie des organisations ?
Marianne Salvetat Bernard : Après deux décennies en tant qu’avocate, j’ai souvent été frustrée par l’approche réactive de mon métier. La justice, malheureusement, ne répare pas vraiment les problèmes de fond. J’ai donc décidé de me former à la médiation et j’ai obtenu un diplôme universitaire en dialogue social dans le cadre d’une formation commune. Après la crise sanitaire, j’ai poursuivi une formation continue en sociologie des organisations, ce qui m’a permis de mieux comprendre et d’intégrer une approche critique, collective et préventive pour traiter les problématiques du travail.
Comment votre expérience en tant qu’avocate influence-t-elle votre approche actuelle du dialogue social ?
Mon expérience m’a montré que la résolution des conflits par voie judiciaire est souvent limitée et insatisfaisante pour les parties impliquées. La sociologie des organisations m’a offert un cadre plus complet pour aborder ces problématiques en amont. J’ai travaillé pendant un an au sein de l’association « Réalités du Dialogue Social », où j’ai participé à la conduite d’enquêtes sur les nouveaux modes de gouvernance et la qualité du travail. Nous avons mis en évidence que la qualité du travail est un point de convergence pour les employeurs et les salariés, bien que leurs perceptions divergent souvent.
Sur quels points divergent précisément les perceptions des employeurs et des salariés ?
Pour les employeurs, la qualité du travail est souvent associée à la productivité et à la rentabilité. Les salariés, en revanche, se concentrent davantage sur le sens de leur travail, son organisation et les conditions dans lesquelles ils exercent leurs tâches. Je pense à l’exemple d’une entreprise industrielle où des évolutions de gouvernance et d’actionnariat ont conduit à des choix économiques impactant le travail à plusieurs niveaux. Les matières premières ont été changées, et l’élaboration des prototypes qui se faisait localement et de façon participative a été confiée à un autre site en Pologne. Du fait de ces évolutions, les techniciens ont perdu une partie de leur fierté et du sens de leur travail, ce qui a impacté leur motivation.
Cet exemple illustre l’intérêt d’un débat autour du modèle économique dans le cadre du dialogue social. Ce dialogue sur la valeur est-il une réalité ?
C’est un aspect que j’ai pu explorer dans le cadre de mes enquêtes au sein de l’association “Réalités du Dialogue Social”. Malheureusement, les modèles économiques et leur impact direct sur la santé au travail représentent souvent un tabou du dialogue social. Discuter de cette interconnexion est pourtant crucial. La pression économique pousse les entreprises à intensifier le travail, ce qui peut nuire à la qualité de vie des salariés. Repenser ensemble ces modèles est essentiel pour instaurer des conditions de travail plus soutenables et durables. Il est dommage que pour certains dirigeants, la rentabilité immédiate prime sur la soutenabilité à long terme.
Il existe cependant des contre-exemples. Un jeune dirigeant d’une entreprise de tôlerie à Voiron a par exemple choisi d’adopter un management collaboratif sans expertise technique au départ. Il a mis en place un Comité Social et Économique (CSE) et a inclus le chef d’atelier, présent depuis 22 ans, dans la prise de décisions, y compris sur les cadences et la rentabilité. Ce dernier a exprimé que c’était la première fois qu’on lui demandait son avis sur le temps nécessaire pour produire des pièces. Plutôt que de se focaliser sur un calcul à la pièce, le dirigeant et ses salariés ont redéfini les objectifs de production en concertation avec les équipes, axant leur démarche sur la soutenabilité en lien avec la rentabilité. Ce témoignage montre comment une approche collaborative peut transformer positivement les critères de performance en entreprise et donner du pouvoir d’agir.
Comment amener la question de la performance et de la charge de travail au cœur du dialogue social ?
La performance est souvent vue sous un angle individuel : les contrats de travail, les objectifs et l’évaluation des compétences sont trop souvent définis individuellement. Un dialogue collectif autour de la performance et des objectifs serait donc souhaitable ne serait-ce que pour s’entendre sur la notion de qualité du travail.
Par ailleurs, la charge de travail est souvent définie dans des contextes de tension économique ou concurrentielle, ce qui peut mener à des exigences irréalistes sur le plan de la soutenabilité. Le rôle des syndicats dans leur remontée de terrain est crucial pour réguler ces tensions.
Il est enfin important de reconnaître le caractère subjectif de la performance : ce que les employeurs voient comme des résultats, à l’instar de certaines exigences qualité, peut être vécu comme des contraintes par les salariés.
En somme, il s’agit d’ouvrir le débat pour parvenir à une vision plus consensuelle de ce qui fonde la performance et la qualité du travail.
Quels sont selon vous les points d’entrée pour changer les mentalités et faire évoluer le champ du dialogue social ?
La question des conditions de travail est souvent un bon point d’entrée. Je pense à l’exemple d’une entreprise du bâtiment où la discussion autour des équipements de protection individuelle a permis de créer un dialogue constructif avec les équipes qui s’est progressivement élargi à tous les autres aspects du travail. Il est essentiel de commencer par dialoguer sur le contenu du travail et la qualité du travail avant d’aborder des notions plus abstraites comme la qualité de vie au travail.
Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de changements positifs grâce au dialogue social ?
Oui, j’ai vu des entreprises réussir à améliorer la qualité du travail en adoptant des structures de management plus collaboratives. Par exemple, une entreprise de services à domicile a supprimé les postes de planificateurs et formé les équipes à devenir autonomes en leur laissant la latitude pour définir leurs propres plannings. Cette approche fondée sur la confiance réciproque et l’autonomie des opérationnels a réduit la souffrance au travail et permis de dépasser de nombreuses tensions liées à la planification.
Quelle est votre vision pour l’avenir du dialogue social en France ?
Je crois fermement que le dialogue social doit devenir un outil central pour repenser la qualité du travail et la performance des entreprises en lien avec le dialogue professionnel. Cela nécessite une approche pluridisciplinaire et une véritable volonté de partage d’expériences. Promouvoir une vision soutenable de la performance est crucial pour assurer la durabilité des modèles économiques. Il est également essentiel de renforcer le rôle des instances représentatives du personnel sur le terrain pour que le dialogue soit continu et constructif. Cela suppose une réflexion des acteurs du dialogue social sur les différents canaux de communication.
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