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Bien que les comportements citoyens aient une utilité sociale évidente pour les collaborateurs et les organisations, ils peuvent dans certains contextes conduire à des dérives nuisibles à l’ensemble du système organisationnel. Les pressions exercées par la hiérarchie pour leur adoption ou leur banalisation par l’organisation diminuent leur valeur, génèrent des systèmes absurdes tels que la culture du présentéisme et dégradent la santé psychologique et la performance des collaborateurs.
Aider un collègue en difficulté, accomplir les tâches de travail d’un collègue malade, accepter de faire des heures supplémentaires non rémunérées, participer activement à la résolution de problème dans l’organisation au-delà de ses missions … Si toutes actions, qualifiées en psychologie du travail de « comportements citoyens », sont adoptées à l’origine par engagement et bonne volonté par les collaborateurs pour aider l’organisation, elles peuvent rapidement être détournées.
Alors qu’est-ce que les comportements citoyens ? Et comment prévenir les dérives qu’ils peuvent occasionner ? Nous vous proposons aujourd’hui des éléments de réponses à la lumière de la recherche fondamentale.
Qu’est-ce que les comportements citoyens ?
Denis W. Organ, chercheur et professeur en science du management à l’université de l’Indiana aux Etats-Unis, définit les comportements citoyens comme « des comportements individuels de type discrétionnaire, non directement ou explicitement reconnus par le système formel de récompense, et qui contribuent au fonctionnement effectif de l’organisation » (1988, p. 4). En d’autres mots, ce sont des comportements volontaires et librement adoptés par les collaborateurs qui dépassent les tâches formelles du poste.
Ces comportements peuvent être orientés vers l’organisation comme vers les individus (Henderson et al., 2020). Les premiers renvoient par exemple à la participation active à la résolution de problèmes organisationnels, à la réalisation d’heures supplémentaires non rémunérées ou à la l’acceptation de responsabilités ou de missions supplémentaires. Les seconds consistent quant à eux à porter assistance aux collègues en difficulté en cas d’absence ou de difficulté à réaliser le travail par exemple.
Quelles sont les dérives des comportements citoyens ?
Bien que les comportements citoyens soient à l’origine adoptés par engagement et bonne volonté, ils font aussi l’objet de dérives qui peuvent in fine altérer la santé des collaborateurs.
Une supervision abusive
Une première dérive individuelle associée à ces comportements renvoie à la pression coercitive exercée par certains managers sur leurs collaborateurs pour les adopter. En effet, usant de leur autorité et de leur influence, certains managers abusifs peuvent exercer une pression à l’adoption de comportements citoyens auprès de leurs collaborateurs dans le but d’étendre leurs tâches de travail (ex : demander de faire des heures supplémentaires, octroyer des missions et des responsabilités qui dépassent leur champ d’action).
Ainsi, bien que volontaires à l’origine, ces comportements vont finir par être adoptés sous contrainte, perdant au passage leur utilité sociale. Cette pression pour l’adoption des comportements citoyens altère les motivations initiales qui les sous-tendent telles que l’engagement et l’altruisme.
De plus, une étude publiée en 2010 par Bolino et ses collaborateurs, chercheurs en science du comportement organisationnel à l’université de l’Oklahoma aux Etats-Unis, a démontré que cette pression pour l’adoption des comportements citoyens était associée à une altération des conditions de travail (plus de charge de travail et d’heures travaillées) et à une dégradation de la santé psychologique des collaborateurs (davantage d’affects négatifs, de difficulté à équilibre la vie professionnelle et la vie personnelle, de stress et d’intention de quitter l’entreprise).
Cette pression à l’adoption de comportements citoyens est d’autant plus néfaste lorsqu’elle est fréquente et génère une extension graduelle du rôle et des missions du collaborateur, au-delà de toute indication organisationnelle. Dans ce cas, le collaborateur rentre dans un cercle vicieux dans lequel il devra toujours faire plus pour adopter des comportements citoyens.
Cette pression est également problématique dans la mesure où elle est informelle et où l’extension des tâches et des missions qui en découlent est invisible pour le reste de l’organisation parce qu’elle n’est pas formalisée et récompensée.
La normalisation organisationnelle des comportements citoyens
Une seconde dérive collective associée à ces comportements émane de la banalisation ou normalisation des comportements citoyens dans l’organisation.
En effet, le dépassement fréquent des tâches professionnelles au profit des actions discrétionnaires peut devenir une habitude voire une norme organisationnelle à laquelle chaque collaborateur a le sentiment de devoir répondre, et ce même sans pression exercée par le supérieur hiérarchique.
Cette dérive s’installe lorsque l’organisation banalise peu à peu ces comportements, que leur adoption devient normative et que leur valeur diminue. En découle une escalade de comportements citoyens : les collaborations se sentent contraint de produire continuellement plus d’effort pour que leurs actions discrétionnaires soient toujours perçues comme des comportements citoyens (Bolino et Turnley, 2003).
Cette banalisation collective des comportements citoyens et la perte d’utilité qui leur est associée mènent à des systèmes absurdes tels que la culture du présentéisme dans les organisations françaises. En effet, si l’exercice des heures supplémentaires est à l’origine un comportement discrétionnaire, sa normalisation produit un système dans lequel chaque collaborateur reste sur son poste de travail au-delà de l’heure officielle de départ parce qu’il a le sentiment que c’est un signe d’engagement, et ce même s’il ne réalise plus aucune tâche professionnelle.
Pourtant, les chercheurs s’accordent à dire que l’adoption excessive de comportements citoyens peut engendrer une diminution de la performance parce que ces premiers exigent du temps et des ressources que les collaborateurs n’ont plus pour accomplir les principales tâches de leur poste de travail (Bergeron, 2007).
Par conséquent, en tolérant ou en encourageant l’inflation durable des comportements citoyens, les managers ou les organisations créent des systèmes contre-productifs dans lesquels la santé et la performance se dégradent sur le long-terme.
Comment éviter ces dérives et leurs effets ?
- Formaliser et actualiser régulièrement les fiches de poste : les collaborateurs et leur supérieur doivent identifier la limite entre les tâches du poste de travail et les comportements qui les dépassent.
- Clarifier régulièrement les rôles de chacun dans les équipes de travail : les collaborateurs doivent savoir où débutent et où se terminent les missions de chacun.
- Identifier les motivations pour lesquelles leurs collaborateurs adoptent ces comportements : est-ce qu’ils font suite à de la bonne volonté ou à un sentiment d’obligation ? Pour cela, la hiérarchie peut questionner l’utilité des comportements citoyens adoptés : si les comportements n’ont pas d’utilité sociale, cela signifie probablement qu’ils sont adoptés en raison d’un sentiment d’obligation.
- Ne jamais banaliser un comportement citoyen : il est acceptable et même appréciable qu’un collaborateur rende un service, aide à résoudre un problème ou accorde une aide qui va au-delà de ses attributions. Ce geste doit néanmoins être valorisé et son caractère exceptionnel souligné par le management. Il appartient par ailleurs aux managers de prévenir l’inflation de ces comportements et d’alerter la gouvernance s’ils se généralisent. Un équilibre reposant sur un effort dépassant le cadre formel du travail ne doit ainsi en aucun cas être toléré.
Auteure
Julia Aubouin Bonnaventure, chargée de recherche appliquée chez AD Conseil et docteure en psychologie du travail et des organisations au laboratoire Qualipsy de l’Université de Tours. Ses travaux portent sur l’étude des effets des pratiques organisationnelles sur la santé psychologique, les attitudes et les comportements des travailleurs.
Bibliographie
Bergeron, D. (2007). The potential paradox of organizational citizenship behavior: Good citizens at what cost? Academy of Management Review, 32, 1078–1095.
Bolino, M. C., & Turnley, W. H. (2003). Going the extra mile: Cultivating and managing employee citizenship behavior. The Academy of Management Executive, 17, 60–71.
Bolino, M. C., Turnley, W. H., Gilstrap, J. B., & Suazo, M. M. (2010). Citizenship under pressure: What’s a “good soldier” to do? Journal of Organizational Behavior, 31, 835–855.
Bolino, M. C., Klotz, A. C., Turnley, W. H., & Harvey, J. (2013). Exploring the dark side of organizational citizenship behavior. Journal of Organizational Behavior, 34, 542–559. https://doi.org/10.1002/job.1847
Henderson, A. A., Foster, G. C., Matthews, R. A., & Zickar, M. J. (2020). A Psychometric Assessment of OCB : Clarifying the Distinction Between OCB and CWB and Developing a Revised OCB Measure. Journal of Business and Psychology, 35(6), 697‑712. https://doi.org/10.1007/s10869-019-09653-8
Koopman, J., Lanaj, K., & Scott, B. A. (2016). Integrating the bright and dark sides of OCB : a daily investigation of the benefits and costs of helping others. Academy of Management Journal, 59(2), 414–435. http://dx.doi.org/10.5465/amj.2014.0262
Organ, D. W. (1988). Issues in organization and management series.Organizational citizenship behavior : The good soldier syndrome. Lexington, MA: Lexington Books.
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