De nombreux opérateurs utilisent les typologies de handicap définies par la loi du 11 février 2005 comme un outil de sensibilisation. Certains partagent même des statistiques issues de cette classification. Sont-elles fiables ? Et peut-on quantifier les handicaps par typologies ? Cet article se penche sur la question et apporte des éclairages pour dépasser certains raccourcis.
La loi de 2005 et l’avènement des typologies de handicap
Selon la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, « Constitue un handicap (…), toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant ».
Contrairement à d’autres textes législatifs, la clarté de cette définition a permis d’en faire un bon objet d’information et de sensibilisation. Il a été repris par de nombreux opérateurs institutionnels, associatifs et privés pour présenter les « typologies de handicap » et sensibiliser à la diversité des situations génératrices de handicap.
C’est là que le bât blesse. Les typologies de handicap choisies par le législateur dans un but illustratif et dans le souci d’embrasser des réalités diverses ont rapidement et abusivement été interprétées comme une classification.
Depuis, cette grille de lecture en sept grandes typologies est devenue une sorte de base de dialogue pour expliquer le handicap. Pour quantifier les situations de handicap dans la population, de nombreux opérateurs ont produit des statistiques fondées sur ces typologies.
La découverte de ce type de données, très fréquemment utilisées pour informer et sensibiliser au handicap, permet aisément de constater leur profonde divergence et questionne sur leur sérieux.
La confrontation de plusieurs sources permet ainsi de constater que pour chaque typologie de handicap, la prévalence dans la population peut varier du simple au quadruple selon les auteurs.
Nous avons questionné plusieurs auteurs de ces données à propos de leurs sources, mais aucun n’a été capable de nous orienter vers des données statistiques précises et traçables. D’autres revendiquent des sources inexistantes, comme l’introuvable « causes du handicap en France » abusivement attribué à l’AGEFIPH.
Le caractère bancal de ces données interroge sur la crédibilité des contenus de sensibilisation, qui contribuent pourtant à forger les représentations que nous nous faisons du handicap, de ses manifestations et de sa prévalence dans la population.
Le piège des « familles » de handicap
Il est bon de rappeler que dans la loi de 2005, le législateur n’a jamais parlé de « handicap physique, sensoriel, … », mais de « fonctions physiques, sensorielles, … ». Et pour cause : de très nombreuses pathologies altèrent concomitamment ces fonctions. Il n’est ainsi pas rare qu’une maladie invalidante affecte aussi bien la sphère physique que cognitive. Il existe par ailleurs de nombreuses études qui démontrent une comorbidité significative entre plusieurs pathologies. Les personnes souffrant de maladies invalidantes ou de troubles sensoriels sont ainsi plus susceptibles que la moyenne de développer certains troubles psychiques imputables au coût social de leurs pathologies.
Classifier les situations de handicap est en réalité très complexe. Pour le mesurer, il est possible de se référer à la très exhaustive « Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé » de l’OMS qui compte près de 200 pages hors appendices et annexes. Ce document permet de prendre la mesure de la diversité des altérations du fonctionnement et de leur caractère fractal dès lors qu’on entreprend de les classifier.
En France, aucune source ne dispose de données consolidées recensant les handicaps et les catégorisant par typologie. D’ailleurs, la notion même de personne handicapée est porteuse d’ambiguïté.
Si nous parlons des personnes porteuses d’une reconnaissance administrative du handicap, celles-ci passent par des parcours administratifs divers (RQTH, AAH, AT/MP, etc.) qui leur permettent de bénéficier du statut de bénéficiaire de la loi. Aucune de ces reconnaissances ne donne lieu à une classification ni n’est utilisée pour alimenter une base statistique des typologies de handicap. La RQTH (reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé), titre le plus fréquents chez les actifs faisant reconnaître un handicap lié à un problème de santé chronique, ne porte aucune mention de l’état de santé qui reste strictement confidentiel.
Il est donc impossible de disposer de données classifiant les handicaps par typologies chez les personnes « reconnues ».
La problématique est la même chez les actifs souffrant de problèmes de santé potentiellement handicapants, mais ne disposant pas d’une reconnaissance administrative du handicap. Il n’existe aucune base de données consolidée permettant de suivre avec précision la prévalence des troubles en les catégorisant de façon précise.
Que disent réellement les données de santé au travail ?
La difficulté à quantifier les situations de handicap en France renvoie à une problématique plus large : il existe de nombreuses statistiques de santé publique et, plus particulièrement de santé au travail. En revanche, ces données sont disparates, parcellaires, réparties entre de multiples opérateurs et très difficilement consolidables.
Il convient par ailleurs de différencier les données déclaratives, issues de sondages ou d’enquêtes publiques où la personne interrogée livre une appréciation subjective de son état de santé, et les données factuelles issues de sources médicales ou administratives comme les statistiques AT/MP de l’assurance maladie issues des déclarations d’accidents du travail et de maladies professionnelles.
D’autres sources sont hybrides et peuvent être qualifiées de « déclaratives médiées ». L’enquête périodique SUMER (surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels) conduite tous les 7 ans environ par la DARES pour le ministère du travail s’appuie ainsi sur des données déclaratives recueillies via le filtre des médecins du travail. Dans sa publication « Chiffres clés sur les conditions de travail et la santé au travail » parue en 2021, la DARES nous apprend ainsi que 15 % des actifs déclarent une limitation d’activité liée à un problème de sante, mais que seul 1 million d’actifs bénéficient d’une reconnaissance administrative du handicap, soit moins de 4 % de la population active.
La DARES ne donne par contre pas de données fondées sur les typologies de handicap, mais plutôt sur la prévalence de certaines contraintes (ex. : contraintes articulaires) ou pathologies imputables au travail (ex. troubles musculosquelettiques).
Les fonds gestionnaires de la contribution handicap (AGEFIPH, FIPHFP, accords de branche, etc.) partagent également des statistiques issues de l’analyse des données issues des déclarations obligatoires annuelles des employeurs ou des statistiques fournies par les opérateurs qu’ils financent. Ces données ne leur permettent toutefois pas d’accéder à la nature des handicaps des bénéficiaires de la loi. Seule exception : l’AGEFIPH publie quelques données sur la nature des handicaps des personnes entrant en apprentissage, dans la mesure où certains organismes de formation sont spécialisés dans l’accompagnement de personnes souffrant de troubles spécifiques.
Enfin, de nombreux organismes publics ou opérateurs associatifs spécialisés publient des données très ciblées sur des pathologies ou des situations de handicap spécifiques.
Fiabiliser les statistiques sur le handicap au travail
La diversité et le caractère parcellaire des données sur le handicap au travail ne permet pas de les agglomérer et de disposer d’une vue d’ensemble fiable de la nature du handicap au travail en France. L’APF a ainsi récemment dénoncé dans une note de positionnement ce manque de fiabilité dans la production de statistiques publiques relatives au handicap en soulignant les carences qui en résultaient pour mieux orienter l’action publique vers les besoins des personnes en situation de handicap.
Plusieurs pistes permettraient de disposer de données fiables et exhaustives. Il serait ainsi utile de systématiser le recueil des restrictions d’aptitude dans les bilans sociaux des entreprises et de les consolider au niveau national. Les médecins du travail pourraient également collecter des données anonymes relatives à la nature des contraintes donnant lieu à ces restrictions. Plutôt que de classer les personnes dans une typologie de handicap, on parlerait plutôt des sphères fonctionnelles affectées et l’on aurait une idée plus précises du nombre de personnes ne pouvant s’exposer à certaines contraintes. Une telle collecte ne serait possible que sous réserve de la définition d’une taxinomie unique des contraintes et des contre-indications, englobant les aspects physiques, sensoriels, cognitifs et relationnels du travail.
Il serait également envisageable d’appliquer cette approche par les contraintes au parcours de reconnaissance administrative du handicap, toujours de façon anonyme, dans une perspective de méta-analyse statistique.
Enfin, des études cliniques ou statistiques gagneraient à être financées et conduites par des acteurs scientifiques sur des échantillons représentatifs de la population active pour nous éclairer sur la prévalence de certaines familles de pathologies, leur évolution au cours du temps et les besoins de celles et ceux qui en souffrent.
Quelles données utiliser pour sensibiliser au handicap ?
Pour expliquer le handicap au travail, il reste nécessaire de l’illustrer à travers des chiffres ou des exemples concrets. Les catégories de handicap définies dans la loi de 2005 restent utiles pour illustrer la diversité des altérations fonctionnelles pouvant donner lieu à une reconnaissance du handicap. Il est en revanche nécessaire de cesser de les considérer comme des familles encapsulant hermétiquement des situation de handicap. Il est plus indiqué et réaliste de présenter le handicap à travers les pathologies les plus fréquentes. Elles donneront un meilleur aperçu des contraintes des personnes qui en sont atteintes et permettront de mesurer que chaque pathologie est susceptible d’altérer de nombreuses fonctions. Il sera ainsi plus précis et pertinent de présenter des statistiques et des exemples concrets des besoins de personnes souffrant de troubles musculosquelettiques que de personnes appartenant au fourre-tout « handicap physique ». C’est également le cas lorsque les pathologies psychiques sont considérées individuellement (ex. : syndromes dépressifs) plutôt que comme un tout homogène.
Sensibiliser sur la réalité du handicap appelle enfin à une forme de modestie face aux chiffres et aux représentations qu’ils contribuent à forger. Il nous semble utile d’appeler les opérateurs du handicap à plus de rigueur dans le partage des données, tout comme le public à plus de vigilance face à ces mêmes données. Cette exigence collective alimentera une attente collective en faveur de statistiques de meilleure qualité. C’est grâce à ces données que nous améliorerons les réponses que nous apporterons au quotidien à nos pairs en situation de handicap.
Un article de :
Lucrèce VALENCE, Journaliste pour le Blog QVT
Joseph LAHIANI, Psychologue du travail et des organisations
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