Discriminations systémiques : les décoder pour les dépasser

11 Juin, 2020
Discrimination systhémique

A l’heure d’une vague mondiale sans précédent de protestation contre le racisme, il est nécessaire d’aller au-delà d’une analyse simpliste de la discrimination en la considérant uniquement comme la somme de faits volontaires commis par une minorité malveillante. Le caractère systémique des discriminations appelle au contraire à décoder les phénomènes psychosociaux qui font que chaque individu peut potentiellement devenir discriminant indépendamment de son système de valeurs.

Une actualité focalisée sur les agissements individuels

La mort tragique de Georges Floyd lors de son interpellation par des officiers de police de la ville de Minneapolis a soulevé une vague d’indignation qui se propage dans le monde entier. En France, le débat public sur le racisme dans la police et les institutions est relancé et révèle des positions en apparence irréconciliables.

Là où certains courants politiques ou militants associatifs dénoncent la montée en puissance du discours et des actes extrémistes au sein des forces de l’ordre, le discours officiel tend à réfuter ou à minimiser des faits qu’il considère comme des exceptions trop marginales pour faire l’objet d’une réforme institutionnelle.

Dans tous les cas, le débat reste malheureusement focalisé sur l’existence ou non d’agissements individuels volontaires et des sanctions à infliger à leurs auteurs. Le caractère systémique des discriminations reste peu débattu, alors qu’il est la clé pour comprendre des phénomènes d’une telle importance.

De l’ampleur des discriminations en France

Depuis de nombreuses années, les études se succèdent pour démontrer de façon indiscutable le caractère endémique et la gravite des discriminations en France. Que ce soit en raison de l’âge, de l’origine, du genre ou de l’apparence, des millions d’individus en sont victimes chaque jour dans leur vie quotidienne.

En France, les jeunes hommes « perçus comme noirs ou arabes » ont 20 fois plus de chances de subir un contrôle d’identité (Défenseur des droits, 2016).

discrimination contrôles d'identité en France

Défenseur des Droits, 2016

Les populations « d’origines supposées maghrébine et africaine » ont 26 % de chances de moins que la moyenne de pouvoir visiter un logement (CNRS, 2017).

Dans le domaine du recrutement une candidature dite « hexagonale » sera deux fois plus favorisé qu’une candidature dite « maghrébine » (DARES, 2016).

L’observatoire des discriminations de l’Université Paris I a également démontré que ces discriminations à l’embauche restent très significatives pour les candidats plus âgés que la moyenne, les femmes ou les personnes en situation de handicap.

La réaction des institutions et des pouvoirs publics reste pourtant sous-dimensionnée au regard de l’ampleur de la problématique. Dans la majorité des cas, les réponses restent limitées à des actions de communication et de sensibilisation, ou des déclarations de bonnes intentions non engageantes, comme des chartes ou des codes de bonnes pratiques. Elles restent centrées sur des actes individuel et volontaires à proscrire.

Pourtant, la prévalence des phénomènes discriminatoires démontre qu’il est trop simpliste de les expliquer au travers des seuls agissements de minorités déviantes ou malveillantes.

C’est là qu’il est utile de se pencher sur les mécanismes qui sous-tendent les discriminations dites systémiques.

Qu’est-ce qu’une discrimination systémique ?

Une discrimination systémique est un phénomène social où une population est discriminée dans son ensemble, de façon généralisée et systématisée, indépendamment de la volonté des acteurs qui commettent les discriminations. Par exemple, une personne non raciste, voire anti-raciste, commettra ainsi des actes racistes dans des contextes bien spécifiques, en raison de mécanismes psychosociaux qu’il est nécessaire de comprendre.

Nous allons plus particulièrement nous intéresser à deux de ces leviers : la perception de la norme attendue et les mécanismes de conformisme.

La perception de la norme attendue et le dictat de l’efficience

Nous vivons dans un monde de prescriptions. Cela signifie que dans nos interactions sociales, nos actions sont guidées par la lecture que nous faisons des attentes des autres, qu’elles soient explicites ou implicites. Au travail, par exemple, nous agissons en fonction de ce que nous décodons de l’attente de la hiérarchie ou des pairs.

La discrimination n’est ainsi pas guidée par une volonté primaire. C’est plutôt la volonté de satisfaire une attente sociale forte

Ces attentes sont malheureusement souvent nourries de stéréotypes, qui peuvent aussi bien concerner la population discriminée (ex. : « Une jeune femme sans enfants se mettra forcément en congé maternité dès sa titularisation ») que la population générale (« Une équipe ‘vieux jeu’ aura du mal à accepter un nouveau collègue culturellement trop différent. »)

Dans de nombreuses situations, il nous arrive de décoder ou de supposer des attentes amenant à commettre des discriminations. C’est là qu’un recruteur écartera la candidature d’une personne d’origine étrangère de peur qu’elle ne soit pas satisfaisante pour son donneur d’ordre, ou qu’un agent immobiliser défavorisera le dossier d’un candidat pour adhérer aux attentes implicites d’un propriétaire ou du voisinage.

Ces normes déviantes qui poussent les individus à agir de façon discriminante n’ont pas besoin d’être énoncées. Elles sont intégrées et deviennent un simple paramètre dans le processus décision. La discrimination n’est ainsi pas guidée par une volonté primaire. C’est plutôt la volonté de satisfaire une attente sociale forte, et donc de faire preuve d’une forme d’efficience qui en est le véritable moteur.

Nous évoluons dans une société où le standard de l’efficience sous toutes ses formes s’est imposé comme une valeur supérieure à d’autres considérations éthiques ou légales. L’inversion de cette tendance et la construction de normes et de systèmes de valeurs où l’égalité de traitement est supérieure aux canons d’efficience est par conséquent incontournable pour réduire les discriminations.

Les mécanismes de conformisme

Depuis les travaux fondateurs de Solomon Asch en 1956, la psychologie sociale a largement démontré le caractère aussi implacable qu’absurde que pouvaient parfois revêtir les phénomènes de conformisme.

Le conformisme peut être défini comme une tendance à suivre le comportement majoritaire, même lorsque celui-ci est en totale contradiction avec notre avis ou nos valeurs intrinsèques. Le conformisme est d’autant plus fort lorsqu’il est la résultante d’une forme de soumission à l’autorité (hiérarchie, autorité morale, etc.).

Le conformisme peut revêtir deux formes :

  • Un conformisme actif: Il peut s’agir par exemple de rire d’une plaisanterie raciste ou sexiste à l’égard d’un.e collègue, sous couvert d’humour, tout en étant conscient du caractère discriminatoire de cet acte.
  • Un conformisme passif, comme le fait de ne pas dénoncer un fait de discrimination dont on est témoin, par crainte de représailles, surtout quand personne d’autre ne le fait.

Les travaux sur le conformisme montrent toutefois que dès lors que des voix minoritaires mais légitimes apparaissent pour dénoncer les faits, le consensus de façade s’effrite et la parole se libère.

Ces travaux nous enseignent donc que la protection des donneurs d’alerte – aujourd’hui souvent réprimés – et le renforcement positif des comportements citoyens est essentiel pour briser ces dynamiques néfastes.

La mise en œuvre de dispositifs de veille et d’alerte indépendants et dotés de vrais pouvoirs de réaction dans les entreprises et les institutions  publiques mérite ainsi d’être généralisé.

Conclusion

Certes, les discriminations sont parfois le fait d’individus qui les réalisent sciemment et qui méritent d’être dénoncés et réprimés.

Cependant, la lutte contre les discriminations passe aussi et surtout par une prise de conscience collective des ressorts psychosociaux qui font que chacun.e d’entre nous est potentiellement capable de commettre des actes discriminants, au-delà de toute conviction personnelle.

Il est ainsi primordial d’élargir le débat public sur les discriminations à ces phénomènes et de remettre en question les normes biaisés d’efficience sociale et professionnelle. Les prises de positions citoyennes face à tout acte de discrimination contraire à la loi ou à l’éthique méritent ainsi d’être encouragées et valorisées à tous les niveaux.

L’exemplarité des leaders (chefs d’entreprises, leaders syndicaux, politiques, etc.) est à ce titre primordiale, tout comme l’exemplarité des institutions censées garantir l’égalité des chances et l’état de droit, à commencer par les forces de l’ordre, l’appareil judiciaire ou les administrations de l’état.

Cette exemplarité passe par la dotation des instances de contrôle indépendantes comme le Défenseur des Droits de véritables pouvoirs qui font aujourd’hui cruellement défaut afin de démontrer une volonté politique d’action allant au-delà de la réaction contextuelle au fait médiatique.

Il est enfin indispensable de doter les institutions de véritables contre-pouvoirs éthiques et de dispositifs de veille et de protection des donneurs d’alerte pour permettre le traitement efficace et systématique de toute situation de discrimination

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