La notion de comportements déviant en milieu professionnel englobe une palette de situations diverses, à la gravité variable, allant de la petite transgression à la violation flagrante et consciente de la légalité.
Une définition suffit toutefois à les englober : « toute action violant les normes morales les plus largement acceptées » au sein d’une organisation peut être considérée comme un comportement déviant. Au-delà des règles formelles, la notion de morale qui renvoie à un cadre éthique plus général s’impose.
Deux familles bien distinctes de comportements déviants peuvent être dissociés :
Les comportements déviants pro-organisationnels (« unethical pro-organisationnel behaviour (UPB) ») : Il s’agit de situations où des individus commettent des transgressions morales au nom de l’efficience de l’organisation (ex. fraudes, dissimulation d’informations importantes aux clients ou aux usagers, publicité mensongère, etc.). Il s’agit en somme de situations où la fin justifie les moyens. Ces comportements sont plus fréquents dans des organisations culturellement centrées sur le résultats et pratiquent une rétribution très individualisée et orientée vers des objectifs à cort-terme (ex. : systèmes de bonus).
Les comportements contre-productifs : contrairement aux premiers, ces comportements se font au détriment de l’efficience de l’organisation. Il s’agit de manquements ou de transgressions motivées par des bénéfices secondaires individualistes (ex. : détournement de matériel à des fins personnelles, non application de règles de sécurité contraignantes, tricherie sur les horaires, etc.). Ces comportements sont fréquents dans des contextes de travail peu porteurs de sens et où les comportements manquent d’exemplarité à tous les niveaux, à commencer par la gouvernance. Il s’agit d’une forme de cynisme qui peut s’installer lorsque l’intérêt collectif n’est plus suffisamment présent pour servir de liant collectif.
La triade pathogène : « pommes pourries », « barils percés » et « situations gluantes »
Dans une revue de littérature parue en avril 2019, un groupe du chercheurs en économie et en sciences du management issus de plusieurs organismes (CIPD, Centre for Evidence-Based Management et Australian National University) ont passé en revue les éléments sous-jacents aux comportements déviants en milieu professionnel.
Ils ont ainsi pu identifier une triade de facteurs dont la rencontre contribue à l’émergence de ces comportements. Ils les ont décrit de façon imagée en les qualifiant de « pommes pourries » (rotten apples), de « barils percés » (bad barrels) et de « situations gluantes » (sticky situations).
Des « pommes pourries » : des traits psychologiques à risque
Certaines caractéristiques individuelles favorisent l’émergence de comportements déviants. Les auteurs identifient notamment les postures passives (peur, frustration), l’impulsivité, le biais d’externalité (le fait de toujours attribuer ce qui nous arrive à une cause extérieure sans remise en question individuelle) ou encore l’influençabilité.
A contrario, la confiance, l’estime de soi et les états proactifs (enthousiasme, motivation, etc.) préviennent l’apparition des comportements déviants.
Il est intéressant de noter qu’aucun de ces traits psychologiques n’est un trait de personnalité au sens de la psychologie différentielle. Ces états sont donc variables dans le temps et sont susceptibles d’évoluer dans une certaine mesure. Il n’existe donc pas un profil spécifique prédisposant à la déviance, mais plutôt des comportements à encourager ou à dissuader chez l’ensemble des collaborateurs.
Des « barils percés » : la culture d’entreprise, le climat social et le style de leadership.
La culture d’entreprise favorise l’émergence de comportements déviants lorsqu’elle est intégralement fondée sur une conception économique et court-termiste de la performance, sans promouvoir d’autres axes incarnant les traditionnels garde-fous (respect des normes et des lois, santé et sécurité au travail, qualité de service, etc.).
Des auteurs comme Gillian Tett se sont ainsi intéressés à de nombreux cas de scandales financiers ou de catastrophes industrielles et ont démontré que dans une majorité d’organisations, ce type de culture d’entreprise était profondément ancré et qu’il a conduit de nombreux individus à commettre des transgressions en cascade aboutissant à des conséquences parfois dramatiques.
Dans une expérience conduite en 2015, les économistes Pascual-Ezama, Dunfeld, De Liaño et Prelec ont par ailleurs démontré que la propension des individus à tricher au travail croît de façon exponentielle lorsqu’ils observent des pairs transgresser les normes, provoquant ainsi un effet boule de neige où la déviance s’impose peu à peu comme norme.
Pour prévenir les comportements déviants, il est donc nécessaire de développer des cadres institutionnels où la notion de performance va au-delà de la simple finalité financière court-termiste et où les normes éthiques sont claires. Toute transgression volontaire mérite d’être sanctionnée. La gouvernance doit montrer l’exemple et assumer son rôle de leadership éthique.
Des « situations gluantes » : la concurrence, la pression et le cadre disciplinaire
Les contextes de compétition exacerbée entre individus favorisent l’apparition de comportements déviants. Cela vaut autant pour les contextes de concurrence interne et externe. L’effet de la compétition est catalysé lorsque la pression hiérarchique est forte et individualisée. C’est par exemple le cas dans les modèles managériaux fondés sur le forced ranking.
Dans ce type de contexte, la tendance à transgresser les normes afin d’atteindre les résultats augmente chez les individus.
Lorsque les sanctions prévues en cas de dérogation aux règles sont perçues comme légères ou inexistantes, les individus auront d’autant plus tendance à commettre des comportements transgressifs. Dans de nombreuses organisations, les employés perçoivent ainsi le déséquilibre entre les faibles sanctions encourues et le haut bénéfice espéré en cas de transgression comme un encouragement implicite de la hiérarchie à outrepasser la règle. En France, l’affaire Kerviel qui a révélé des transgressions généralisées a parfaitement illustré ce contexte organisationnel et ses conséquences.
Prévenir les comportements déviants
Plusieurs actions concrètes permettent de prévenir les comportements déviants et de renforcer la citoyenneté organisationnelle.
Premièrement, la formalisation des codes de conduite (normes de sécurité, chartes éthiques, codes de déontologie, charte du management, etc.) permet de disposer d’un cadre de référence opposable allant au-delà des perceptions et permettant de qualifier les comportements. Ces codes de conduites doivent être stables, y compris en cas de changement de gouvernance ou de période de tension. Ils gagnent à devenir un socle intemporel inscrit dans la culture d’entreprise.
La communication permanente de ces codes est essentielle. Elle démontre l’attachement de l’organisation aux règles qui la structurent.
Le leadership joue ensuite un rôle clé dans la diffusion des pratiques éthiques. Il est ainsi essentiel que le management dans son ensemble se conforme aux règles édictées, à commencer par la gouvernance. Le style de management ne pourra pas varier pour déroger temporairement aux règles, y compris dans des périodes de tension propices aux pressions où à la compétition interne.
Enfin, un cadre de sanctions clair, connu de tous et appliqué systématiquement est indispensable. Il ne s’agit pas de sanctionner durement et irréversiblement, mais de démontrer dans une logique pédagogique et graduée que l’organisation en tolère pas la transgression et agit de façon juste et systématique lorsque les règles sont bafouées.
Ici aussi, le principe d’exemplarité s’applique. Il est essentiel que les sanctions s’appliquent à tous. Toute injustice perçue risquera en effet de générer un désengagement propice aux comportements contre-productifs.
Pour en savoir plus : découvrez la publication intégrale du CIPD : « Rotten apples, bad barrels and sticky situations, an evidence review of unethical workplace behaviour » (ENG)
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