En avril 2025, l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (EU-OSHA) a publié une note d’orientation intitulée « Stratégies et législations relatives aux risques psychosociaux dans six pays européens ». Cette publication s’appuie sur une revue de la littérature, des analyses juridiques nationales et plus de quarante entretiens conduits avec des responsables institutionnels, partenaires sociaux et experts de terrain dans six états membres : la Belgique, le Danemark, l’Estonie, l’Espagne, la Croatie et l’Autriche. L’objectif de cette démarche était de dresser un panorama des mesures légales, stratégiques et organisationnelles mises en œuvre par chaque état pour prévenir les risques psychosociaux (RPS) au travail, dans un contexte marqué par la généralisation du télétravail, la digitalisation accrue, les crises sanitaires récentes et la montée des troubles psychiques liés au travail.
L’étude vise aussi à interroger la capacité des systèmes nationaux à mobiliser des leviers efficaces, en termes de régulation mais aussi d’appropriation concrète par les acteurs du travail. Elle révèle des différences notables dans les approches adoptées, mais également des convergences sur certains outils, principes ou priorités. Elle fournit, à ce titre, une base utile pour nourrir la réflexion française sur l’évolution de son propre cadre de prévention. C’est pourquoi nous en partageons les principaux enseignements dans cet article.
Des socles législatifs contrastés : entre définitions rigoureuses et principes larges
Tous les pays couverts par l’étude disposent aujourd’hui de textes intégrant explicitement les RPS dans la législation relative à la santé au travail. Mais l’ambition normative, la précision des définitions et les modalités de mise en œuvre varient fortement.
La Belgique et le Danemark se distinguent par des dispositifs juridico-réglementaires particulièrement structurés. En Belgique, la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs – amendée en 2014 et 2018 – impose aux employeurs d’intégrer les risques psychosociaux dans l’analyse globale des risques professionnels. Les RPS sont définis de manière opérationnelle comme des facteurs liés au contenu du travail, aux conditions de travail, aux relations interpersonnelles ou encore à l’organisation. Deux mécanismes de recours sont prévus : un conseiller interne confidentiel puis, si nécessaire, un conseiller externe spécialisé. Le droit à la déconnexion a également été introduit dans ce cadre en 2018.
Au Danemark, l’approche repose sur une combinaison de législation et de responsabilisation organisationnelle. L’amendement de 2020 à la Working Environment Act, complété par l’Ordre exécutif n°1406, impose aux employeurs de garantir un environnement de travail exempt de RPS dans cinq domaines spécifiques : charge émotionnelle, comportements offensants, exigences excessives, manque de clarté des tâches et violences. Il ne prescrit pas de méthode unique, mais oblige à des actions concrètes et traçables, en associant les représentants du personnel.
L’Autriche et l’Espagne inscrivent également les RPS dans leur cadre légal, sans toutefois fournir de grille conceptuelle aussi explicite. En Autriche, la modification de la loi sur la sécurité et la santé au travail (ASchG) en 2013 s’inscrit dans la lignée des orientations européennes pour la prévention du stress au travail. Elle rend obligatoire l’inclusion des risques psychosociaux dans l’évaluation des risques. Elle accompagne ces dispositions d’outils pratiques permettant l’évaluation des RPS pratiques (guide EVALOG notamment) et de formations accessibles.
En Espagne, la loi 31/1995 sur la prévention des risques professionnels impose une évaluation exhaustive des risques au travail, y compris psychosociaux. Ce cadre est renforcé par des textes récents relatifs au télétravail et à la déconnexion numérique, ainsi que par l’intégration des critères de genre et de diversité. Toutefois, la notion de RPS reste relativement souple dans le droit espagnol.
La Croatie et l’Estonie, plus récemment intégrées à l’UE, ont procédé à des mises à jour significatives de leur droit du travail. En Croatie, un arrêté de 2021 impose aux employeurs de considérer 27 catégories de risques, dont plusieurs relèvent directement des RPS. Le télétravail et la surcharge de travail y sont particulièrement visés. En Estonie, la loi sur la prévention des risques professionnels a été modifiée en 2019 puis 2022 pour intégrer les troubles psychosociaux dans la liste des risques professionnels. Elle prévoit une reconnaissance possible du stress post-traumatique et des troubles anxieux comme maladies professionnelles, bien que ces cas restent rares dans les faits.
Des stratégies nationales : de la structuration ambitieuse à la logique de santé publique
Au-delà des cadres légaux, les pays étudiés mettent en œuvre des stratégies nationales plus ou moins formalisées. Ces stratégies orientent les politiques publiques et peuvent appuyer les employeurs dans la mise en œuvre concrète de leurs obligations.
La Belgique, le Danemark et l’Autriche déploient des plans structurés, alignés sur les stratégies européennes, avec des objectifs chiffrés et une gouvernance multipartite.
En Belgique, le « plan d’action national pour améliorer le bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail 2022 – 2027 » du service public fédéral de l’emploi prévoit une montée en charge des dispositifs de prévention primaire, une lutte contre le burn-out et l’absentéisme de longue durée, et une meilleure utilisation des données de terrain. Des campagnes de sensibilisation sont menées à destination des PME.
Au Danemark, les stratégies sont révisées tous les trois ans dans le cadre d’accords tripartites. Elles donnent lieu à des documents opérationnels adaptés à chaque secteur, produits par les BFAs, des branches professionnelles regroupant partenaires sociaux et experts. L’accent est mis sur la transformation du travail (plateformes, nouvelles formes d’emploi) et sur les publics à risque.
En Autriche, le programme fit2work vise à prévenir la désinsertion professionnelle des salariés exposés à des troubles psychiques. Il s’articule avec une stratégie nationale de promotion du bien-être au travail, incluant un baromètre national du climat de travail.
L’Espagne, la Croatie et l’Estonie adoptent des approches davantage adossées à des logiques de santé publique. L’Espagne inscrit la prévention des RPS dans sa stratégie 2023-2027 de santé au travail, avec un volet spécifique sur les inégalités sociales et de genre. Des partenariats sont développés avec les régions et les universités pour renforcer l’évaluation.
En Croatie, le plan national de santé mentale 2022–2030 traite le travail comme un déterminant majeur de la santé, en intégrant des actions de sensibilisation et de formation pour les employeurs.
En Estonie, plusieurs plans publics visent la promotion de la santé mentale dans la population active, avec un accent mis sur l’accès aux ressources numériques, aux consultations gratuites et à la prévention des addictions ou de l’épuisement professionnel.
Un outillage inégal du dialogue social
Un autre axe structurant des politiques nationales de prévention des risques psychosociaux est le degré d’implication des partenaires sociaux dans la production et l’adaptation et la diffusion d’outils pratiques à leur destination.
La Belgique, le Danemark, l’Autriche et l’Espagne disposent de dispositifs concertés bien établis. En Belgique, les comités de prévention et les conseillers en prévention disposent d’une légitimité reconnue, et les conventions collectives permettent de contextualiser les obligations.
Le Danemark se démarque par ses conseils sectoriels (BFAs), véritables acteurs de terrain, qui produisent des guides, accompagnent les inspections et mettent en place des formations.
En Autriche, la politique publique s’appuie sur des instruments gratuits, des formations financées et des réseaux d’intervenants (psychologues et ergonomes notamment).
l’Espagne valorise particulièrement le rôle des syndicats dans la mise en œuvre d’outils d’évaluation, et notamment le questionnaire CoPsoQ (Copenhagen Psychosocial Questionnaire) qui fait consensus dans les entreprises ibériques. Les organisations syndicales jouent un rôle actif non seulement dans la diffusion de cet outil, mais aussi dans son interprétation contextualisée et dans l’accompagnement méthodologique des employeurs pour intégrer les résultats aux plans d’action.
En revanche, la Croatie et l’Estonie affichent un dialogue social plus limité. Toutefois, des efforts sont notés, notamment dans la diffusion d’outils numériques, les consultations anonymes (Estonie) ou les dispositifs de médiation en entreprise (Croatie).
Quels enseignements pour la France ?
Le panorama proposé par l’EU-OSHA invite à dépasser une approche strictement réglementaire pour penser la prévention des RPS comme une politique publique intégrée, combinant cadre légal, pilotage stratégique et culture partagée de la prévention.
En France, l’arsenal juridique existe mais reste morcelé : pas de définition unifiée des RPS, absence d’exigences législatives sur la qualité et la fiabilité de l’évaluation des RPS via le DUERP, dispositifs multiples sans articulation systémique. À l’inverse, des pays comme la Belgique ou le Danemark montrent qu’une structuration claire (définitions, obligations, acteurs) et un ancrage partenarial fort peuvent favoriser l’appropriation concrète par les employeurs et les travailleurs.
L’exemple Danois est particulièrement inspirant. Le cadre conceptuel et méthodologique de la prévention des RPS est défini de façon sectorielle, dans le cadre d’un dialogue social enrichi par des apports scientifiques. Cette approche tranche avec la vision française où les concepts sont souvent proposés de façon descendante par des acteurs institutionnels ou étatiques, sans ancrage solide dans le dialogue social et avec un dialogue limité avec la communauté scientifique. En outre, en délégant aux conseils sectoriels les fonctions de structuration des grilles de lecture, mais aussi d’accompagnement et de contrôle, le Danemark fait le choix d’outiller les partenaires sociaux pour penser des politiques de prévention ascendantes et au plus près des besoins de terrain.
L’Espagne, en accordant une large latitude aux syndicats pour mettre en œuvre les actions d’évaluation et de prévention, montre également qu’une autre conception du dialogue social est possible et que les risques psychosociaux ne sont pas fatalement un terrain d’affrontement entre partenaires sociaux.
Sans importer des modèles préétablis, la France gagnerait à structurer davantage son cadre de prévention des RPS en s’inspirant de plusieurs enseignements clés de cette étude comparative.
Il serait utile en premier lieu de reconnaître aux partenaires sociaux une plus grande latitude pour élaborer des grilles de lecture adaptées aux réalités du terrain et aux besoins exprimés par les travailleurs. Il conviendrait également de renforcer et de stabiliser le dialogue avec la communauté scientifique, afin de consolider les bases conceptuelles et méthodologiques de la prévention des RPS et de disposer de grilles de lectures plus récentes et opérantes que les approches actuellement mises en œuvre.
La consolidation de réseaux d’intervenants accessibles, qualifiés et soutenus publiquement (comme les psychologues du travail en Autriche ou les BFAs danois) apparaît aussi comme un levier essentiel pour appuyer les employeurs et les collectifs de travail. Enfin, une meilleure exploitation des données issues des entreprises, des dispositifs de santé au travail et de l’inspection permettrait de mesurer concrètement l’efficience des politiques publiques et d’ajuster leurs orientations.
Pour en savoir plus : Découvrez la note d’orientation intégrale et les six rapports nationaux sur le site de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (EU-OSHA)