Dans le champ des sciences organisationnelles, la performance a longtemps été considérée comme l’indicateur de référence, tant pour évaluer l’efficacité des individus que celle des organisations. Pourtant, cette approche montre ses limites : en se focalisant exclusivement sur la performance, elle occulte d’autres dimensions essentielles du travail, notamment le bien-être des travailleurs, l’impact sociétal et les implications éthiques des pratiques organisationnelles. Dans leur article « Well-being: the Ultimate Criterion for Organizational Sciences » publié en 2023 dans le Journal of Business and Psychology, Louis Tay, professeur en psychologie organisationnelle à l’Université de Purdue et ses co-auteurs ont proposé un changement de paradigme remarqué : faire du bien-être l’objectif ultime des sciences du travail et des organisations. Nous avons choisi de partager les enseignements issus de cette publication scientifique pour partager cette perspective et ses implications pour les professionnels de la santé au travail.
De la performance au bien-être : une évolution nécessaire
Selon Tay et ses co-auteurs, la psychologie du travail et des organisations s’est historiquement construite autour de la notion de performance, perçue comme l’indicateur ultime du succès professionnel et organisationnel. Cette approche, s’est historiquement construite dans la lignée du taylorisme et des théories de la gestion dite scientifique, qui partent du présupposé de l’optimisation de la productivité comme l’objectif principal des entreprises.
Cependant, des courants plus récents, comme la psychologie positive, la psychologie de la santé au travail et les études critiques du management, ont mis en évidence les limites d’une telle approche. Un environnement de travail focalisé uniquement sur la performance peut engendrer du stress, des risques psychosociaux et, à terme, nuire à la performance durable des organisations elles-mêmes. C’est sur la base de ce postulat que Tay et ses collègues proposent d’adopter une vision plus holistique du travail, intégrant des critères de bien-être aux niveaux individuel, organisationnel et sociétal.
Une définition du bien-être organisationnel
La notion de bien-être étant le socle du nouveau paradigme proposé par les auteurs, ils en ont proposé une définition socle l’assimilant à un fonctionnement optimal à plusieurs niveaux :
- Individuel : santé physique et mentale, satisfaction professionnelle, équilibre entre vie professionnelle et personnelle, engagement et sens au travail.
- Organisationnel : climat de travail, culture d’entreprise, qualité du leadership, politiques de prévention des risques psychosociaux, équilibre entre exigences et ressources professionnelles.
- Sociétal : responsabilité sociale des entreprises, impact environnemental, contribution au bien commun, alignement avec les Objectifs de Développement Durable (ODD).
Cette approche repose sur un postulat central : une organisation ne peut être pleinement efficace que si elle favorise le bien-être de ses travailleurs et de son environnement socio-économique. L’organisation cesse ainsi d’être considérée comme une entité hermétique ou finie. Elle est étudiée dans un écosystème au travers de ses impacts sur les individus et le champ social.
Les tensions et synergies entre bien-être et performance
Dans leur approche, les auteurs questionnent également les conditions d’un équilibre optimal entre la recherche de performance économique et le bien-être. Ils soulignent ainsi que certains dirigeants considèrent encore que les efforts en faveur du bien-être (ex. : flexibilité du travail, réduction du stress) entravent la performance à court terme. Ce discours transparaît même dans certaines prises de position politiques à l’échelle sociétale. Pourtant, de nombreuses études montrent que le bien-être des employés a des effets positifs sur la productivité, l’engagement et la rétention des talents à partir du moment où la performance est considérée dans une perspective durable.
En déplaçant la focale de la seule performance vers le bien-être, les organisations peuvent ainsi trouver des synergies entre ces deux objectifs. C’est par exemple le cas de pratiques managériales centrées sur la préservation de la santé et du bien-être.
Il est en outre démontré qu’un environnement de travail sain réduit l’absentéisme et le turnover, permettant de réduire des coûts indirects souvent peu pris en considération et imputés à tort à des comportements individuels.
Les auteurs soulignent également que la prise en compte du bien-être nécessite une approche systémique intégrant la diversité des besoins des travailleurs. Cela implique un changement de mentalité chez les dirigeants et les acteurs politiques, qui doivent voir la santé et la satisfaction des employés non comme des coûts, mais comme des conditions de performance.
Implications pour les professionnels de la santé au travail
Pour les acteurs de la santé au travail, adopter cette approche implique plusieurs actions concrètes :
- Dépasser la simple mesure d’indicateurs subjectifs (satisfaction, bien-être) et développer une connexion entre ces évaluation et des indicateurs objectifs de performance (absentéisme, productivité, etc.)
- Questionner la représentation de la performance et la place accordée aux questions de santé et de bien-être au travail chez les gouvernances.
- Promouvoir des politiques organisationnelles qui placent au plus haut niveau de gouvernance les questions de santé et de bien-être au travail dans une perspective intégrative.
- Collaborer avec les décideurs pour intégrer des critères de bien-être dans les stratégies d’évaluation et de pilotage des entreprises.
- Encourager la recherche et l’innovation en santé au travail, en développant des programmes pilotes pour tester et valider des initiatives axées sur le bien-être des travailleurs et promouvoir des approches d’intervention fondées sur l’évidence.
Vers une transformation durable des organisations
Si le passage d’un modèle basé sur la performance à un modèle centré sur le bien-être semble ambitieux, il s’inscrit dans une dynamique plus large d’évolution des pratiques de gestion. Les crises récentes, qu’elles soient sanitaires, économiques ou environnementales, ont mis en lumière l’importance d’un équilibre entre performance et qualité de vie au travail.
Les organisations qui intègrent cette perspective adoptent souvent des modèles de gouvernance plus participatifs, où les travailleurs sont impliqués dans les décisions qui les concernent. Elles favorisent également des stratégies d’innovation sociale, intégrant des pratiques de travail plus inclusives et plus durables.
Enfin, ce changement de paradigme pose la question de l’évolution des indicateurs de réussite des entreprises. À l’avenir, au-delà des critères financiers classiques, on peut imaginer un ensemble d’indicateurs intégrés évaluant la capacité des organisations à créer un environnement de travail sain et épanouissant pour leurs employés.
Conclusion
L’idée d’ériger le bien-être en critère ultime des sciences organisationnelles marque une rupture avec l’approche implicitement productiviste adoptée par les disciplines des humanités traitant de santé et de bien-être au travail.
Une critique peut en revanche être formulées à l’égard de l’approche des auteurs qui est empreinte d’une forme d’ambiguïté. Ces derniers partent en effet du principe du primat du bien-être sur la productivité mais développent au fil de l’article une forme de logique transactionnelle revenant in fine à justifier l’intérêt de l’action en faveur du bien-être au travail par les gains de productivité qu’ils offrent, le qualifiant même d’investissement. Ce parti-pris réduit la portée de universaliste de leur message, entretenant l’idée d’une subordination du bien-être au travail à la finalité productive et cultivant l’impératif implicite de devoir convaincre les dirigeants d’une utilité productive de l’intervention en santé au travail.
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