En 2011, deux professeurs en médecine de l’Université de Lyon et de l’Université de Liège, Laurent Letrilliart et Marc Vanmeerbeek, ont relevé une multiplication par trois en seulement vingt ans du recours à la méthode Delphi dans les études scientifiques. Depuis plusieurs années, cette méthode innovante attire l’attention des professionnels de la médecine, de la finance, de l’économie, du marketing, du management et des ressources humaines notamment (Gupta & Clarke, 1996). De fait, elle commence à faire son apparition dans les processus de décisions des organisations du travail. Alors, en quoi consiste cette méthode ?
Qu’est-ce que la méthode Delphi ?
La méthode Delphi a été créée durant la guerre froide, en 1962, par Olaf Helmer et Norman Dalkey, deux mathématiciens, dans le cadre d’un projet sponsorisé par les Forces aériennes des États-Unis et conduit par la Rand Corporation. L’objectif était de solliciter des experts pour répondre à une question relative à la défense nationale et notamment à la prévision du nombre d’attaques potentielles provenant de la Russie. C’est d’ailleurs pourquoi, le nom choisi pour cette méthode est associé à l’oracle de Delphes, personnage de l’Antiquité grecque célèbre pour ses prévisions.
La méthode Delphi est un procédé participatif de communication qui vise à organiser la consultation d’experts sur un sujet complexe pour faire émerger un consensus collectif. Précisément, elle « consiste à faire évoluer, quand c’est possible, et démocratiquement, l’opinion des membres d’un groupe de travail vers un consensus de groupe, en résolvant les éventuels désaccords observés » (Letrilliart & Vanmeerbeek, 2011).
Généralement utilisée dans la phase d’analyse et de construction d’un projet, la méthode Delphi permet d’affiner le questionnement sur le contenu et la faisabilité de ce dernier dans le contexte étudié.
Elle convoite trois objectifs : (1) aboutir à un consensus, (2) apporter un éclairage sur des zones d’incertitude, et (3) légitimer les décisions qui en découlent, sous réserve du caractère représentatif du groupe.
Les quatre conditions essentielles de la méthode Delphi
- L’anonymat : assurant la liberté d’expression de chacun des participants tout en limitant l’influence des pressions sociales par la confrontation directe.
- Les itérations : permettant aux participants d’affiner leur point de vue au fur et mesure de la démarche.
- Le retour de la réponse collective : permettant d’informer les participants des réponses du groupe et de leur laisser la possibilité de modifier leur réponse s’ils le désirent pour converger vers un consensus.
- La réponse statistique : la méthode Delphi requiert l’utilisation de questionnaire à choix multiples. Ainsi, la réponse statistique permet une analyse quantitative et objective des réponses limitant les biais d’interprétation, et permettant le suivi de l’évolution vers le consensus à travers des indicateurs chiffrés.
Les étapes de la méthode
Il existe de nombreuses variantes à la méthode de Delphi et les étapes de ce procédé sont adaptables selon la problématique et le contexte. En voici une variante générique.
Etape 1 : Définir avec rigueur et précision l’objet sur lequel portera la méthode Delphi, sélectionner les experts et élaborer le questionnaire permettant le recueil de données.
Aussi, comme la qualité des résultats est conditionnée par le choix des experts, il s’agit de les recruter sur leurs savoirs, connaissances et compétences sur la thématique abordée. Le nombre d’experts sollicités tourne en général autour d’une quinzaine.
La forme et le contenu du questionnaire dépendront de la thématique choisie et de l’objectif initial. A titre d’exemple, le questionnaire peut inviter les participants à prioriser ou donner leur degré d’accord sur un certain nombre de propositions préétablies et à en proposer de nouvelles.
Etape 2 : Administrer à distance le questionnaire aux experts, traiter statiquement les réponses et réaliser une synthèse des résultats.
Les traitements statistiques requis pour cette méthode sont de nature descriptive. La moyenne, l’écart-type ainsi que la répartition des réponses collectives sur chaque proposition sont suffisants.
Etape 3 : Administrer une seconde fois le questionnaire aux experts.
Lors de ce tour, les experts reçoivent les résultats du premier questionnaire et doivent à nouveau se prononcer, connaissant désormais l’opinion du groupe. Ils peuvent alors soit confirmer leur précédente réponse, soit la modifier. Les experts ayant donné des réponses extrêmes sont alors invités à justifier leur choix.
Il s’agira alors à nouveau de traiter statiquement les réponses et de réaliser une synthèse des résultats.
Ces itérations s’arrêtent lorsqu’il y a consensus, c’est-à-dire lorsque les opinions sont statistiquement consensuelles.
Parmi l’ensemble des possibilités, deux indicateurs statistiques peuvent déterminer le consensus :
- Lorsque l’ensemble des réponses sont égales ou inférieures à un écart-type de la moyenne. L’écart-type un indicateur de la dispersion des valeurs par rapport à la moyenne. Plus les réponses sont dispersées, moins les experts sont en accord. Aussi, plus l’écart est grand, moins il y a consensus (Murphy et al., 2009).
- Lorsqu’au moins 70% des experts se positionnent sur la même modalité de réponse (Manzano-Garcia et al., 2017).
Etape 4 : À l’issue de la méthode de Delphi, les analystes rédigent un rapport synthétique et présentent aux experts les résultats au cours d’une présentation orale.
La méthode Delphi peut être utilisée dans une très grande variété de circonstances. A titre d’exemple, elle peut par exemple constituait un excellent outil d’aide à la décision dans le contexte du changement organisationnel (ex : réflexion sur la pertinence, les ressources requises, la planification et l’implémentation du changement), dans le cadre de l’élaboration d’un plan d’action en faveur de la santé des salariés (ex : identification des actions prioritaires) ou d’une prise de décision organisationnel (ex : définition des axes stratégiques de l’organisation, sélection d’un investissement financier).
Dans quel cadre utiliser la méthode Delphi ?
La méthode Delphiest avant tout un outil fiable de prédiction. En plus de sa fiabilité, elle est relativement économe en temps par rapport à d’autres formats d’aide à la décision (board d’experts, rapport d’orientation, etc.). Elle se révèle utile dans le cadre d’études exploratoires préalables à des inflexions stratégiques importantes au sein des organisations (nouvelle organisation, implantation d’un nouvel outil, choix de nouvelles méthodes de travail, etc.).
La méthode Delphi peut ainsi objectiver avec précision l’orientation générale préconisée par un collège d’experts de l’évolution pressentie.
Il s’agit en somme d’une forme plus rationnelle et efficace d’aide à la décision que les formats classiques où un l’arbitrage entre des avis discordants prime sur la recherche de consensus.
Conclusion
Située à l’interface du quantitatif et qualitatif, cette méthode se démarque par son caractère multiforme et adaptable selon la problématique. Par ailleurs, parce qu’elle assure l’anonymat, cette méthode protège d’éventuels conflits entre les protagonistes et permet une meilleure adhésion aux décisions organisationnelles. La méthode Delphi a donc encore de beaux jours devant elle.
Auteur
Julia Aubouin Bonnaventure, chargée de recherche appliquée chez AD Conseil et doctorante en convention CIFRE en psychologie du travail et des organisations au laboratoire Qualipsy de l’Université de Tours. Ses travaux portent sur l’étude des effets des pratiques organisationnelles sur la santé psychologique, les attitudes et les comportements des travailleurs.
Bibliographie
Dalkey, N., & Helmer, O. (1962). An experimental application of the delphi method to the use of experts. Management Science, 9(3), 458-467.
Gupta, U. G., & Clarke, R. E. (1996). Theory and applications of the Delphi technique : A bibliography (1975–1994). Technological Forecasting and Social Change, 53(2), 185‑211. https://doi.org/10.1016/S0040-1625(96)00094-7
Letrilliart. L., & Vanmeerbeek, M. (2011). À la recherche du consensus : quelle méthode utiliser ? Revue française de médecine générale, 22(99), 170-177.
Manzano-García, G., & Ayala, J.-C. (2017). Insufficiently studied factors related to burnout in nursing : Results from an e-Delphi study. PLOS ONE, 12(4), e0175352. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0175352
Murphy, K. S., & Murrmann, S. (2009). The research design used to develop a high performance management system construct for US restaurant managers. International Journal of Hospitality Management, 28(4), 547‑555. https://doi.org/10.1016/j.ijhm.2009.03.003
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