Depuis l’introduction de la notion de qualité de vie au travail, et malgré la systématisation des démarches au sein des organisations, la QVT reste souvent subordonnée aux impératifs économiques et managériaux.
Dans cet article, nous revenons sur les racines de cette prédominance financière et questionnons l’autocensure des professionnels de la santé et de la QVT face aux choix économiques. Nous partagerons enfin les opportunités qu’offrent les récentes transformations du travail pour dépasser ces dogmes et libérer le champ de la QVT des degrés de liberté prédéterminés par les choix financiers.
En instituant la notion de “qualité de vie au travail” telle que définie dans l’accord national interprofessionnel du 19 juin 2013, les partenaires sociaux français ont affiché l’ambition d’une approche systémique des conditions de travail étroitement liée aux éléments structurant l’entreprise et l’organisation du travail.
Dans son préambule, l’accord affirmait que “la compétitivité des entreprises passe notamment par leur capacité à investir et à placer leur confiance dans l’intelligence individuelle et collective pour une efficacité et une qualité du travail”.
Une décennie plus tard, force est de constater que malgré leur généralisation au sein des organisations du travail françaises, les démarches d’amélioration de la qualité de vie au travail sont pensées à modèle économique et à gouvernance constante. La QVT est rarement considérée comme un élément natif intégré au modèle économique et défini à priori. Elle reste un outil pour atténuer les contraintes générées par l’activité ou rendre plus désirable la “marque employeur” pensé à postériori.
En dépit d’indicateurs de santé au travail en constante aggravation et une aspiration sociétale grandissante pour de meilleures conditions de travail, l’échec des acteurs du champ de la santé au travail à imposer la QVT comme un pilier stratégique des organisations est patent. Quelles en sont les raisons ? Et comment sortir la QVT de son statut d’assujettissement aux arbitrages économiques et managériaux antérieurs ?
Une culture de la préséance du financier sur les autres sphères de la gouvernance
L’avènement du néolibéralisme a profondément transformé les structures de gouvernance des entreprises.
A partir de la fin des années 70, les politiques libérales mises en œuvre dans de nombreux pays ont favorisé la réduction des barrières commerciales et la diminution de l’intervention de l’État dans l’économie. Cette orientation a ouvert la voie à une globalisation accrue des marchés financiers et a créé un environnement où les grandes entreprises étaient incitées à maximiser leurs profits et à rechercher une croissance rapide.
Dans ce contexte, les considérations financières ont naturellement pris le pas sur d’autres sphères de gouvernance au sein des entreprises. Les critères de performance se sont orientés vers des mesures financières au détriment d’objectifs à plus long terme tels que le la technicité, le développement durable, la responsabilité sociale ou la qualité de l’emploi.
Ces transformations initiées au sein de grandes entreprises mondialisées ont progressivement façonné un imaginaire entrepreneurial et managérial de l’efficience qui a diffusé au sein des plus petites entreprises, puis des structures publiques et associatives. Les modèles managériaux des grandes entreprises restent aujourd’hui érigés en exemple et copiés dans tous les secteurs d’activité, indépendamment de leur efficacité ou de leur transposabilité.
Le discours politique, centré depuis plusieurs décennies sur l’emploi et l’employabilité, a également contribué à nourrir cet imaginaire de “l’emploi à tout prix” au détriment du “travail de qualité”.
Peu à peu, nous avons collectivement érigé et profondément intégré deux puissants dogmes restreignant considérablement le champ d’action en faveur des conditions de travail. Le premier est que la gouvernance d’une organisation du travail doit se consacrer avant toute chose à son efficience économique. Le second est l’immanence du modèle économique au sein d’une organisation du travail, impliquant que l’amélioration des conditions de travail doit se produire à l’intérieur du carré qu’il circonscrit et doit servir son dessein.
L’autocensure des professionnels de la santé et de la qualité de vie au travail
La représentation que nous nous sommes peu à peu construite des gouvernances et des modèles économiques des organisations a modelé les approches et les pratiques des nombreux acteurs du champ de la santé et de la qualité de vie au travail.
Qu’ils soient internes ou externes aux organisations, rares sont les professionnels de la QVCT qui conceptualisent la possibilité et s’octroient le droit de remettre en question les choix économiques ou la structure du pouvoir, même lorsque leur impact sur les conditions de travail est flagrant. Il faut faire à moyens constant et à modèle managérial égal.
Cette pensée s’est même instillée dans la formation initiale de nombreux corps professionnels intervenant sur la santé au travail. On apprend aujourd’hui aux futurs psychologues du travail à justifier leur action en expliquant les gains de performance qu’elle apportera. L’interdit que représente le modèle économique s’intériorise et s’exprime jusque dans le discours des professionnels. On n’y parle plus de “difficulté”, mais “d’axe de progrès” et on s’interdit toute référence aux arbitrages financiers internes des organisations ou de leurs tutelles en invoquant les insaisissables “manque de moyens” ou le “contexte économique difficile”.
Les acteurs institutionnels, à commencer par l’Agence National des Conditions de Travail (ANACT), ont eux aussi intégré cette rhétorique implicite. Les approches prônées se gardent bien de remettre en question les choix économiques les plus délétères ou, à minima, de souligner leur impact pourtant connu sur les conditions de travail. Le discours officiel reste teinté de positivisme et évite tout parti-pris susceptible de contrevenir à des choix d’employeur. Les approches méthodologiques restent centrées sur le “dialogue” et la “participation”, comme si tout était question de concertation entre parties égales indépendamment des moyens et des ressources imparties ou de la structure du pouvoir.
Dans son référentiel. Dans son “Référentiel Qualité de Vie et Conditions de Travail” publié en juillet 2023, l’ANACT partage ainsi une vision de la QVCT contribuant à la performance de l’entreprise et propose de “concevoir des actions avec le double objectif de contribuer à la santé des personnes et à la performance de l’entreprise”.
D’aucuns emploieraient l’argument du manque d’expertise des acteurs de la QVT en matière économique et financière. Le sujet n’est pas là. Un professionnel de la santé au travail n’a pas à être expert en finances, pas plus qu’un financier n’a vocation à se spécialiser en santé au travail. Le professionnel de la QVT doit s’autoriser en revanche à mettre en lumière l’impact des choix de gouvernance sur les conditions de travail et à en souligner la nécessaire transformation. Cela revient à remettre en question la préséance implicite du financier sur l’humain et à réaffirmer le caractère inaliénable de la santé et de l’intégrité des travailleurs.
Des transformations sociétales qui font bouger les lignes
Dans un monde du travail en plein bouleversement, la crise sanitaire a joué un rôle de catalyseur en remettant en question de nombreux présupposés. Dans de nombreux pays, les travailleurs ont questionné leurs priorités et leur rapport au travail, entraînant des mouvements de masse comme la grande démission qui a concerné 48 millions d’américains en 2021.
En France, de nombreux secteurs d’activité font face à des difficultés criantes d’attractivité, aussi bien dans le secteur marchand (transports, restauration) que dans des secteurs non marchands et réputés vocationnels (sanitaire, médico-social).
Par ailleurs, l’incertitude socioéconomique persistante et la dégradation des conditions de travail a progressivement réduit la centralité de la valeur travail au profit de la recherche d’un équilibre harmonieux entre les sphères de vie.
En outre, ces transformations mettent en lumière les limites de modèles managériaux centrés sur l’hyper flexibilité et la réduction des coûts et rappellent le caractère existentiel de modèles économiques durables et soutenables. La crise que traverse l’avionneur Boeing, dont les difficultés actuelles découlent d’une perte de savoir-faire directement liée à des choix financiers, constitue un exemple clair de du caractère délétère à long-terme de la préséance du financier sur toute autre sphère de gouvernance.
Dans ce contexte, il est possible de repenser la place accordée à l’action en faveur des conditions de travail et d’en faire un pilier natif du modèle économique et de la gouvernance des organisations. Pour cela, il est nécessaire de fédérer les acteurs du champ de la santé et de la QVT pour repenser leurs degrés de libertés dans une logique de désassujettissement.
Le temps est également venu de repenser l’esprit de la formation initiale de nombreux professionnels comme les acteurs RH ou les psychologues du travail afin de les légitimer dans un champ d’action plus large leur permettant d’agir d’égal à égal avec les autres fonctions stratégiques au sein des organisations.
Il faut enfin rappeler au renouvellement du discours politique qui doit opérer une inversion de valeurs pour remettre la santé, la dignité et l’emploi de qualité au sommet des priorités.
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