[ARTICLE – Semaine QVCT 2024] Sans (presque) jamais l’exposer, « Un autre monde » est une œuvre qui aborde le travail et ses enjeux d’un point de vue éminemment politique, celui des impacts d’une gouvernance mondialisée et stratifiée sur ceux qui font le travail. Cette vertueuse collaboration (une nouvelle fois) entre Stéphane Brizé (réalisateur) et Vincent Lindon (personnage principal) met en scène Philippe Lemesle, directeur d’usine, brisé par deux injonctions contradictoires : performance et compétitivité du coté des actionnaires, conditions de travail et sauvegarde de l’emploi de la part des salariés.
« Un autre monde » offre une plongée profonde et poignante dans les méandres de la gouvernance verticale au sein d’une grande entreprise, et les conséquences dévastatrices que cela peut avoir sur les travailleurs et leurs conditions de travail. Le réalisateur nous présente un univers impitoyable où les intérêts des actionnaires priment sur le bien-être des employés.
La relation actionnaires-dirigeants-salariés au cœur de la déshumanisation du monde du travail.
Afin de satisfaire les demandes du groupe, exprimées par la direction nationale au nom de la direction mondiale qui souhaite envoyer un message « positif » aux actionnaires, Philippe Lemesle et les autres directeurs de site sont enjoints de mettre un œuvre un n-ième plan social de grande ampleur et de se séparer de 10% des effectifs.
– C’est pas la première fois qu’on nous demande un plan d’économie, c’est pas la première fois ? T’as les réponses d’habitude, alors pourquoi tu l’as pas là ?
– Non mais, moi je veux bien te trouver des solutions, mais elles vont être mauvaises, c’est-à-dire qu’elles vont mettre en péril la santé de nos collaborateurs, voilà
[…]
– S’il faut que je sacrifie 58 personnes pour en sauver 500, je vais en sacrifier 58. Je préfère te le dire tout de suite.
– Parce que tu penses que tu vas les sauver les 500 ? Tu ne les sauveras pas les 500, c’est ça que tu ne veux pas entendre, tu ne les sauveras pas, parce que ces gens-là vont exploser en plein vol. Moi je les ai dans le bureau le matin, tout le temps.
– Oui mais là tu parles des plus fragiles, évidemment.
– Des plus fragiles ? Non mais t’entends comment tu parles ? Des plus fragiles ? Mais ces gens qui sont arrivés, nos collaborateurs qui sont arrivés dans cette entreprise n’étaient pas du tout fragiles quand ils sont arrivés. Ils ont été fragilisés par tout ce qu’on leur a demandé comme efforts depuis des années. C’était des gens qui étaient parfaitement compétents, c’est des gens qui ont accepté les challenges tout le temps. Ces gens tu travailles avec eux du matin au soir, t’es en train de glisser Philippe
Répondre au plan économique demandé par un plan social, conduisant à se séparer de 58 personnes, conduirait d’une part à remettre sur le marché de l’emploi des personnes fragilisées par leur travail à l’usine et d’autre part à dégrader fortement des conditions de travail déjà précaires, nuisant à cette occasion à la performance de l’organisation initialement fragile.
Le problème ? Tout le monde est essentiel et les équipes absorbant une charge de travail et des contraintes de production bien trop importantes suffoquent déjà. Les pauses sont déjà trop courtes, les personnes n’arrivent plus à suivre la cadence, ils bloquent les dispositifs de sécurité pour répondre aux exigences de sécurité, viennent travailler même quand ils sont malades et ne ressentent ni le soutien, ni l’intérêt de la direction pour leur travail et ses conditions… Se séparer de Mme Reynaud, indispensable au fonctionnement du collectif malgré une productivité plus faible que ses collègues, de Mme Couton, de Mme Lhermine, de Mme Lemercier, connue pour résoudre les problèmes, … tout cela apparaît impensable.
Après avoir tout tenté pour répondre à la demande, Philippe, le directeur, imagine un plan d’économie permettant de répondre aux demandes du groupe sans dégrader la santé et les conditions de travail de ses équipes. Il s’agit de renoncer à ses propres bonus de fin d’années et de priver l’ensemble des cadres supérieurs de l’entreprise de ces bonus. Ce plan, bien moins acceptable par ces derniers, a le mérite de permettre de réaliser les économies demandées sans nuire à la performance productive, sociale ou encore au bien être des travailleurs. Mr Cooper, le grand patron, qui juge le plan audacieux le considère toutefois tout à fait hors-propos car « ce qui intéresse nos actionnaires, c’est de savoir que nous avons le courage collectif de prendre les bonnes décisions pour l’entreprise. […] Et être un décideur courageux, c’est avoir le courage de faire les choses qu’on n’a parfois pas envie de faire, mais qu’il faut faire quand même ».
Le décideur-exécutant en souffrance, stress, tension et dilemmes moraux pour le cadre intermédiaire
Le film aborde habilement les tensions entre vie professionnelle et vie personnelle, illustrées par la situation personnelle difficile de Philippe, en plein divorce et avec un fils en crise. La pression constante du travail se répercute sur sa vie personnelle, créant un cercle vicieux de stress et de conflits familiaux. Ce patron, travaillant jours et nuits pour articuler exigences supérieures et bon fonctionnement de la production, a sacrifié sa vie de famille dans la gestion de cette usine.
L’une des forces de « Un autre monde » est sa capacité à montrer les nuances et les dilemmes moraux auxquels sont confrontés les personnages. Philippe, malgré ses bonnes intentions, se retrouve piégé dans un système où il est impuissant face aux décisions de la direction et aux exigences des actionnaires. Sa lutte pour protéger les employés et maintenir un équilibre entre ses responsabilités professionnelles et familiales est à la fois touchante et déchirante
Chère Madame Bonnet Guérin,
Il y a quelques jours, vous m’avez offert la possibilité de vous montrer que l’entreprise pouvait retrouver la confiance qu’elle avait initialement mise en moi. Et je vous remercie de vous donner ainsi l’opportunité de vous montrer qui je suis. En me proposant de mettre fin au contrat de mon collaborateur, vous m’évitez un licenciement à mes seuls tords, c’est une chance, car en me faisant cette offre, vous me donnez l’opportunité de comprendre l’homme que je suis devenu à vos yeux, et aux yeux de beaucoup d’autres sans doute. Un homme assez méprisable pour que vous puissiez imaginer que j’accepte votre proposition. Car je suis le seul responsable de tous les dysfonctionnements sur mon site industriel, responsable d’avoir obligé les chefs d’ateliers à détourner le regard sur des pratiques dangereuses sur les lignes de production, responsable aussi d’avoir menti à mes équipes en faisant systématiquement appel à leur loyauté et leur dévouement. Vous m’avez voulu bon petit soldat et je l’ai été, vous appelez cela courage, moi j’appelle cela lâcheté ou bêtise, car les quelques qualités que je peux me reconnaitre ne m’ont même pas servi à comprendre que nous sommes devenus fous. J’ai fait cela contre un salaire important et je l’aurais sans doute fait pour beaucoup moins, car là où je croyais qu’il pouvait y avoir de l’intelligence, il n’y avait en fait que de l’indécence. La liberté a surement un coût, mais elle n’a pas de prix. En conséquence, je vous demande instamment que l’ensemble des griefs que vous me reprochez soient précisément reconnus contre moi et moi seul tels que vous les avez formulés. Ils décrivent assez précisément l’homme qui occupait la fonction que le groupe Elsonn m’avait confié. Ils décrivent surtout un homme que je n’aimerai pas avoir comme ami, comme père ou comme mari.
Bien à vous,
Philippe Lemesles
Le film met également en lumière les conséquences psychologiques et émotionnelles de la gouvernance verticale sur les travailleurs. Lucas, le fils de Philippe, est un exemple frappant de la manière dont cette pression peut conduire à des crises de santé mentale, reflétant les effets dévastateurs du stress et de la précarité sur les individus. La pression et le stress conduisent le jeune adulte à la crise, crise que tout le monde attendait son père sans que jamais elle ne vienne.
L’antagonisme entre Philippe et la direction est palpable tout au long du film. Il illustre les conflits d’intérêts et les compromis moraux auxquels sont souvent confrontés les cadres intermédiaires, pris entre les exigences de la direction et les besoins des employés.
Un « notre monde » est possible
En fin de compte, « Un autre monde » est un cri d’alarme sur les dangers de la gouvernance verticale et de la primauté du profit dans le monde du travail moderne. Il nous rappelle l’importance de l’humanité et de l’éthique dans les décisions d’entreprise et plaide pour une approche plus équilibrée et respectueuse des travailleurs.
Le film se conclut sur une note poignante, avec Philippe choisissant de démissionner plutôt que de sacrifier davantage son intégrité et son humanité. C’est un rappel puissant que, malgré les pressions et les contraintes du monde professionnel, il est essentiel de rester fidèle à ses principes et de préserver sa dignité et son bien-être.
Le hasard étant, j’ai savouré ce film quelques temps après avoir lu Un « notre monde » est possible, livre de Sébastien Chaillou-Gillette et Stéphane Pfeiffer sorti début 2022 (moins d’un mois après le film) qui peut justement être vu comme une réponse à l’appel du film, l’appel à un autre monde. Cet essai, partant du constat d’une abdication des pouvoirs politiques face aux pouvoirs économiques et financiers, propose des pistes d’action concrètes pour redonner le pouvoir aux citoyens, et travailleurs-citoyens, sur les décisions qui les concernent. En explorant la notion de Citoyenneté Economique, l’ouvrage de ces deux acteurs de l’ESS interroge la dimension collective des modes de production et de consommation et la place que les citoyens et les travailleurs devraient avoir dans les entreprises.
En effet, la corrélation entre conditions de travail et performance a un statut particulier. D’un coté on se demande si c’est la bonne question, la finalité des bonnes conditions de travail doit-elle être nécessairement la performance productive de l’entreprise ? D’un autre côté, et c’est au cœur des réflexions de Philippe Lemesle, cette corrélation est nécessaire aujourd’hui, car sans elle, ceux qui prennent les décisions n’auront plus de raison de chercher à améliorer la qualité de vie et les conditions de travail des salariés, car comme le dit le grand patron : « Nobody gives a fuck […] my boss is Wall Street ».
Ainsi, dans l’autre monde, dans « notre monde », il ne s’agit pas de chercher à convaincre les décideurs que la conservation de conditions de travail acceptables est garante de performance productive et collective, mais bien de donner la voix à ceux qui font le travail, à ceux qui sont impactés par celui-ci, à ceux qui ont des critères pas seulement financiers.
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