Réinventer le pilotage des données sociales au service de la santé et de la qualité de vie au travail

15 Avr, 2024
données sociales

Tous les employeurs collectent chaque année de nombreuses données sociales exploitées dans différents outils, à commencer par le bilan social.

Cette collecte de données, souvent fastidieuse, est opérée dans un but la plupart du temps descriptif. Elle donne rarement lieu à une exploitation où la donnée est associée à des axes de travail. Pourtant, les données sociales sont des outils précieux pour évaluer la santé, la qualité de vie et les conditions de travail. Elles peuvent devenir un puissant outil d’anticipation et d’action, sous réserve de repenser intégralement les dispositifs de pilotage qui les sous-tendent.

Cet article expose les conditions permettant de transformer la collecte descriptive des données sociales en outil de pilotage dynamique.

Repenser la nature des données collectées en fonction des enjeux RH et SST

Les données sociales collectées sont souvent choisies par mimétisme avec d’autres employeurs ou sur la base de recommandations institutionnelles, sans forcément être qualifiées pour refléter des enjeux internes propres à chaque organisation.

Les données sont souvent peu qualifiées et ne permettent pas une interprétation ciblée et précise. Dans le cas de l’absentéisme par exemple, les données collectées permettent rarement de distinguer les différentes typologies d’absentéisme permettant de dissocier la problématique de santé individuelle de la difficulté collective. 

Certaines données sont par ailleurs traitées de façon très superficielle et descriptive (ex. : handicap au travail, aménagements de postes, etc.). 

D’autres indicateurs pourtant extrêmement utiles sont rarement collectés, consolidés comme les restrictions d’aptitudes

Piloter la donnée sociale commence par un important travail de qualification où les données récoltées sont pensées pour rendre compte de la réalité du travail au sein de l’organisation. Chaque indicateur peut ainsi être repensé pour correspondre à un levier d’action concret.

Créer des indicateurs signifiants nécessite un travail de qualification initiale important : il est ainsi nécessaire de recalculer de nombreux indicateurs de façon précise (ex. : typologies d’absentéisme), de créer des indicateurs permettant d’apprécier l’évolution pluriannuelle des tendances, de se comparer aux moyennes sectorielles lorsqu’elles sont disponibles ou encore de croiser les indicateurs entre eux lorsque cela a du sens (ex. : données de santé au travail et genre).

La périodicité de la collecte des données doit également être repensée pour que tous les acteurs produisant de la donnée sociale (RH, SST, RSE, management, etc.) suivent les mêmes temporalités et contribuent à alimenter un système d’information harmonisé.

A l’ère de l’intelligence artificielle, la collecte de la donnée sociale reste artisanale et fastidieuse dans de nombreuses organisations. La consolidation est encore trop souvent réalisée manuellement  et ne permet pas de traitements approfondis. L’utilisation d’outils statistiques avancés permettant d’automatiser la collecte et de qualifier automatiquement les indicateurs est essentielle pour améliorer la qualité des analyses tout en permettant un galion de temps considérables aux acteurs RH et SST chargés de leur exploitation.

Connecter les indicateurs aux dispositifs internes

Créer un système de management de la santé au travail par la donnée sociale passe par l’interconnexion des indicateurs avec les dispositifs internes et externes pouvant être déclenchés au regard des données.

Autrement dit, il s’agit de savoir : 

  • quelle donnée représente un critère pour déclencher une action (ex. : un seuil d’absentéisme ou une restriction d’aptitude),
  • quel dispositif interne de prévention ou d’accompagnement déclencher à partir du moment où ce seuil est atteint.

Cette logique conduit à repenser l’articulation des acteurs RH et SST autour du monitoring des données sociales. Il est en effet nécessaire de repenser le circuit de redescente des données ainsi que les modalités d’arbitrage permettant de déclencher les mesures adéquates.

L’exploitation des données doit par ailleurs obéir à plusieurs temporalités. Certaines données doivent être exploitées de façon roulante. C’est le cas par exemple de l’absentéisme perlé ou de la restriction d’aptitude qui doit déclencher immédiatement des mesures individuelles d’accompagnement au maintien dans l’emploi.

D’autres indicateurs peuvent être exploités sur des temporalités moyennes de l’ordre du mois ou du trimestre comme l’absentéisme diffus ou les indicateurs d’incidents ou d’exposition aux violences, susceptibles de déclencher des accompagnements collectifs à portée préventive.

Il existe enfin des indicateurs dont l’exploitation a du sens sur des temporalités longues de l’ordre de l’année, voire sur des périodes pluriannuelles (usure professionnelle, absences longues, égalité professionnelle, etc.).

Construire une organisation capable de piloter la donnée sociale revient donc à articuler ces temporalités et penser des circuits d’exploitation et de décision différents pour chacune d’entre elles.

Faire des indicateurs une mesure d’impact

Outre leur exploitation comme des déclencheurs de mesures, les indicateurs sociaux représentent une précieuse mesure d’impact des actions mise en œuvre en faveur de la santé, de la qualité de vie au travail ou de l’égalité professionnelle. Il peut par exemple être utile de mesurer l’efficacité d’un dispositif de prévention des risques psychosociaux en appréciant son effet sur certaines formes d’absentéisme, l’usure professionnelle ou le turn-over.

Mettre en œuvre une mesure d’impact efficace nécessite une évaluation rigoureuse des tendances en amont et en aval de l’implantation de mesures. L’objectif est de s’assurer que les indicateurs pris en considération reflètent bien une réalité de terrain où les actions évaluées sont véritablement implantées dans le quotidien des travailleurs concernés.

La consultation d’experts pouvant éclairer sur les effets attendus et le délai d’impact prévisible peut à ce titre être utile. 

Enfin, dans les grandes organisations, l’évaluation d’impact gagnera en fiabilité si elle est réalisée dans une logique “cas-témoin”, en implantant une mesure sur un périmètre pilote dont les indicateurs seront comparés à d’autres périmètres ne bénéficiant pas encore de l’action.

Méta-analyses : une place à prendre pour les acteurs institutionnels

Toutes les entreprises et les administrations françaises produisent des données sociales globalement comparables. Malheureusement, ces données restent trop peu consolidées et exploitées à des niveaux supérieurs (métiers, branches professionnelles, fonctions publiques, etc.). 

Il est ainsi difficile de se comparer à des tendances moyennes fiables et récentes. A l’échelle nationale, certains indicateurs sont très parcellaires ou peu qualifiés (ex. : absentéisme) et d’autres tout simplement indisponibles (ex. : restrictions d’aptitudes, inaptitudes).

Pour être fiable, le pilotage de la donnée sociale au service de la santé au travail doit s’adosser à des métadonnées permettant à chaque organisation la possibilité d’apprécier les tendances globales et de s’y comparer pour contextualiser sa propre situation.

Pour y parvenir, un effort important doit être fourni par les pouvoirs publics, les acteurs institutionnels (branches professionnelles, fonds collecteurs) et les opérateurs de la santé au travail (mutuelles, prévoyances). C’est à leur échelle que peuvent être pensés des dispositifs de consolidation et d’analyse de la donnée sociale à une échelle nationale.

De telles bases de données permettraient un réel saut qualitatif dans l’appréciation générale de la santé et de la qualité de vie au travail. Sur de grands jeux de données pluriannuels, l’apport de l’intelligence artificielle ouvrirait  la voie à une profondeur d’analyse inédite. Ces données consolidées fourniraient en outre une précieuse opportunité à la communauté scientifique pour nourrir des protocoles d’étude et améliorer la connaissance sur les leviers de prévention et d’amélioration de la qualité de vie au travail.

Conclusion

Dans un monde du travail en constante évolution où la santé et le bien-être au travail sont devenus des priorités majeures, l’utilisation stratégique des données sociales émerge comme un levier essentiel. 

Plutôt que de simplement décrire la réalité, ces données ont le potentiel de devenir des outils dynamiques, alimentant une culture de prévoyance et d’action proactive. En repensant la collecte, le traitement et l’exploitation des données sociales, les organisations pourront mieux comprendre leurs enjeux internes, mettre en place des interventions ciblées et efficaces et en mesurer l’effet à moyen et long-terme. 

Pour que cette vision se concrétise, une forte volonté et un effort concerté sont nécessaires, impliquant non seulement les entreprises elles-mêmes, mais également les acteurs institutionnels et les autorités publiques.

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Joseph Lahiani

Joseph Lahiani

Psychologue du travail et des organisations

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