Petit plaidoyer contre les « just so stories » en sciences du management

19 Déc, 2018
Découvrez le modèle de Maslow et sa grille de lecture de la motivation, largement répandue dans les sciences du management.

L’expression « just so stories » ou « histoires comme ça » est inspirée du roman pour enfants éponyme de Rudyard Kipling dans lequel ce dernier nous livre douze fables malicieuses nous expliquant comment chaque animal a acquis ses caractéristiques morphologiques.

Les biologistes Stephen Jay Gould et Richard Lewontin ont introduit et diffusé cette expression pour critiquer les modèles adaptationnistes naïfs, plus fondés sur l’intuition que sur de véritables faits scientifiques.

L’expression désigne à présent plus largement tout modèle simpliste visant à expliquer des faits par l’intuition, sans véritables socle théorique ou expérimental. Aujourd’hui encore, force est de constater que les sciences du management font partie des disciplines les plus friandes de « just so stories ».

L’exemple par excellence : la pyramide de Maslow

La pyramide de Maslow demeure l’une des grilles de lecture de la motivation les plus connues. Cette théorie a été exposée pour la première fois par le psychologue Abraham Maslow dans une publication, A Theory of Human Motivation, parue en 1943.

La pyramide de Maslow

La pyramide de Maslow

La pyramide de Maslow est portant un simple objet conceptuel. L’auteur lui-même admet qu’elle ne repose sur aucune donnée scientifique permettant d’en démontrer le bien-fondé.

Depuis, de nombreux modèles de la motivation disposant d’une véritable consistance expérimentale et statistique ont été proposés. Aucun pourtant n’a jamais diffusé aussi largement que l’approche de Maslow qui fait encore consensus dans de nombreuses sphères.

Le succès du modèle de Maslow est très révélateur des quatre ingrédients clés ce qui font le succès des « just so stories » en sciences du management :

  1. La simplicité : plus un modèle est facile à appréhender, plus il sera diffusé et cité sans difficulté dans la mesure où l’effort de vulgarisation sous-tendant une transmission à large échelle est quasi inexistant.
  2. L’appel au bon sens : une « just so story » à succès repose sur des éléments de bon sens qui font écho à l’intuition et nous confortent dans certaines constructions mentales, aussi empiriques  soient-elles.
  3. L’opportunité de classification : une « just so story » efficace permet d’établir des taxinomies ou d’étiqueter les comportements ou les situations à défaut d’expliquer de façon satisfaisante des dynamiques ou des liens de cause à effet complexes. Ce fait de catégoriser une réalité pour la faire coïncider avec des classes préétablies procure un sentiment de maîtrise trompeur, mais satisfaisant.
  4. Le caractère graphique : Une bonne « just so story » se transmet idéalement de façon visuelle, sous forme d’un schéma ou d’un diagramme logique, pouvant rapidement être expliqué et partagé. Ces formes schématiques s’adaptent particulièrement à notre époque où le temps dédié à l’intégration de l’information est régi par l’immédiateté et où l’aide à la décision est souvent présentée sur des supports extrêmement succincts.

Des raccourcis potentiellement pathogènes

A l’instar du modèle de Maslow, de nombreuses conjectures aux fondements fragiles influencent encore fortement notre pensée managériale et nos pratiques organisationnelles. Certains de ces modèles sont régulièrement mises en cause en raison de leurs effets pervers et de leurs impacts négatifs sur les conditions de travail.

A titre d’exemple, le forced ranking est un modèle postulant que l’éviction périodique d’un pourcentage préétabli d’employés peu efficients conduira à une amélioration continuelle de la performance collective. Né d’une interprétation simpliste de la loi normale de Gauss par Jack Welch, iconique dirigeant de General Electric dans les années 80, le forced ranking est régulièrement décrié car il serait un important générateur de mal-être et de dégradation des collaborations. Le fait que l’inefficacité et le caractère contre-productif de cette approche aient été scientifiquement démontrés n’empêche pas plusieurs grandes organisations d’y avoir encore recours.

Le modèle de la courbe du deuil est un autre exemple édifiant de « just so story ». Initialement développé par la psychiatre Elisabeth Kübler Ross en 1969, il n’avait d’autre prétention que d’expliquer les stades émotionnels par lesquels passe un individu chez qui a été diagnostiquée une maladie mortelle en stade terminal.

Une série étonnante de raccourcis et de transpositions hasardeuses l’a progressivement érigé en grille de lecture du changement organisationnel, indépendamment de toute volonté de son auteur.  Cette grille de lecture a fréquemment été utilisée pour banaliser les effets négatifs de changements organisationnels mal préparés sur la santé psychologique des employés, avec à la clé des situations parfois dramatiques.

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Variantes d’interprétations de la courbe du deuil de Kübler Ross

Faire de la pensée critique une compétence managériale

La compréhension des interactions humaines au sein d’un écosystème organisationnel est par essence infiniment complexe. Il est illusoire d’avoir la prétention d’encapsuler cette complexité dans un unique modèle, et à fortiori dans une grille de lecture simpliste. Le comprendre nous prémunit des sirènes d’approches séduisantes par leur simplicité, mais éloignées de la réalité et peu opérantes dans les faits.

Ce constat nous ramène au complexe originel des sciences humaines, dont les tenants, en perpétuelle quête de légitimité, ne cessent de clamer leur ancrage scientifique. Les « just so stories » s’inscrivent dans cette lignée, confortant leurs adeptes dans une illusion de blanc-seing scientifique.

Admettre la part de philosophie dans la filiation des sciences humaines n’est pas une faiblesse. C’est la clé vers un regard moins stéréotypé, plus modeste et plus juste sur ce qui définit l’interaction humaine au sein d’une organisation. Il est ainsi bon de rappeler qu’en sciences humaines, les modèles les plus robustes sur le plan statistique expliquent au mieux 60 à 65 % de la variance d’un phénomène. Une part de subjectivité et d’inconnu est inévitable.

Le fait d’accepter cette part incompressible de non prédictible ou de non maîtrisé dans notre approche des phénomènes organisationnels ne doit pas pour autant nous détourner des outils offerts par la recherche fondamentale. Cela permet au contraire de les utiliser pour ce qu’ils sont, sans glisser vers des certitudes dogmatiques, dans le sillage desquelles guettent souvent les dérapages eugénistes.

A contrario, l’introduction dans la pensée managériale d’une part de zététique, cet « art du doute » tel que le définit son théoricien Henri Broch, constituerait un réel garde-fou éthique. Souvenons-nous à ce titre que la réfutabilité est l’un des ingrédients fondamentaux du fait scientifique dans la pensée de Karl Popper.

Enfin, il est intéressant d’observer que les « just so stories » les plus populaires viennent de modèles développés entre les années 30 et 60. Cela n’est pas un hasard. C’est en effet à partir des années 70 que les modèles fondamentaux en sciences humaines ont gagné un cran de fiabilité en intégrant progressivement des protocoles expérimentaux et des outils statistiques plus rigoureux. Ils ont accouché de grilles de lectures éminemment plus utiles, capables de modéliser de véritables liens de cause à effet dans de nombreuses sphères transposables au management des organisations, comme la motivation, la performance, ou encore la conduite du changement. Mais ils sont fatalement devenus plus complexes et par conséquent moins attrayants.

Aujourd’hui, il est essentiel de réconcilier le monde du management avec la recherche fondamentale afin de favoriser la diffusion de modèles plus récents, disposant d’une meilleure validité scientifique et vecteurs d’une réelle utilité publique.

Pour aller plus loin : quelques alternatives, sans caractère exhaustif, aux « just so stories » citées dans cet article :

Pour aller plus loin que le modèle de Maslow et mieux comprendre les mécanismes de la motivation, il peut être utile de découvrir les théories de l’auto-détermination ou les approches économiques de la motivation extrinsèque et intrinsèque.

Pour aller plus loin que le forced ranking, les théories de la justice organisationnelle et de la citoyenneté organisationnelle nous amènent à mieux discerner les composantes individuelles, collectives et organisationnelles de l’efficience, tout en réaffirmant la portée éthique de la recherche collective de performance.

Pour aller plus loin que la courbe du deuil et appréhender les mécanismes psychologiques qui animent les individus en situation de changement, le modèle des phases de préoccupation et le modèle de la disposition au changement sont particulièrement pertinents.

Image d’ullustration : une gravure extraite de la première édition des Histoires comme ça, de la main de Kipling lui-même,  dans la fable L’enfant d’éléphant.

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