En vertu de l’article L.4121-1 du code du travail, l’employeur doit veiller à la sécurité et à la santé physique et mentale de ses salariés sur leur lieu de travail.
De ce constat, l’employeur confronté à un cas présumé de harcèlement au travail est tenu[1] de diligenter sans délai une enquête interne de nature à établir ou infirmer la réalité du harcèlement, en identifier l’auteur et faire cesser le trouble. Il s’agit là d’une obligation de sécurité renforcée dont l’inexécution peut entraîner la responsabilité de l’employeur[2].
L’employeur peut ainsi être saisi par différents acteurs tels que le CSE dans des entreprises de plus de onze salariés, un salarié présumé victime ou par toute autre personne agissant dans l’exercice de son droit d’alerte conformément aux dispositions de la loi Sapin 2 du 21 mars 2022.
L’employeur est alors tenu au déclenchement d’une enquête interne en vertu des articles L.2312-59 et L.2312-5 du code du travail et d’une jurisprudence qui s’établit. Les modalités de l’enquête et les intervenants susceptibles de la mettre en œuvre ne sont en revanche pas précisés.
L’employeur est libre de mener l’enquête de façon interne par le biais de l’un de ses services (service RH, service juridique etc.) ou la confier à un intervenant externe présentant l’avantage de l’expertise et de l’impartialité.
Deux choix d’intervenants se présentent alors généralement à l’employeur : le psychologue et l’avocat.
Le recours à l’un ou l’autre détermine le prisme à travers lequel l’enquête sera menée. Ce choix n’a donc rien d’anodin. Qu’en est-il dans faits ? Et de quelle légitimité peut se prévaloir le psychologue ou l’avocat ? Et comment les associer pour optimiser leurs champs de complémentarité ?
Le harcèlement moral, une notion d’inspiration psychologique transposée dans le droit
Au cours des quinze dernières années, la problématique du harcèlement moral au travail a émergé de manière massive en Europe et en France notamment (Einarsen, Hoel, Zapf, & Cooper, 2003).
Le psychologue allemand, Heinz Leymann est le premier qui dans les années 1990 introduit la notion de « mobbing » ou harcèlement moral définit comme « un enchaînement, sur une longue période, de propos et d’agissements hostiles, exprimés par une ou plusieurs personnes envers une tierce personne »
Cette notion est reprise en France par Marie-France Hirigoyen qui en 1998 l’évoque dans son ouvrage « Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien ». Elle y associe dans le contexte du travail « toute conduite abusive se manifestant notamment par des comportements, des paroles, des actes, des gestes, des écrits, pouvant porter atteinte à la personnalité, à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychique d’une personne, mettre en péril l’emploi de celle-ci ou dégrader le climat de travail ».
C’est au début des années 2000 que le législateur s’emparera de cette problématique à travers l’article L. 122-49 du code du travail publié en 2002, puis remplacée en 2007 par l’article L.1152-1 disposant qu’: « aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »
Le harcèlement moral tant que sexuel feront également l’objet en 2001 et 2010[3] d’une pénalisation en vertu des articles L 222-33 et suivants du code pénal.
Les principes directeurs de l’enquête
En cas de suspicion de harcèlement, l’enquête représente l’outil permettant d’établir ou d’infirmer la réalité des faits et de faire cesser le cas échéant, les agissements répréhensibles. Elle est le fondement d’une potentielle sanction disciplinaire de l’auteur du harcèlement.
Pour répondre à cette finalité, l’enquête ne peut être accusatoire (logique privilégiant la confrontation des versions des deux parties) mais bien inquisitoire (logique conférant le pouvoir d’arbitrage à un tiers expert). Le recours à un tiers neutre renforce cette logique et prémunit l’employeur contre les conflits d’intérêt, dans la mesure où il est une partie prenante du processus.
A l’instar des enquêtes harcèlement menées par des autorités étatiques légitimes telles que le juge ou l’enquêteur de police, l’enquête interne conduite par l’employeur se trouve alors soumise aux principes directeurs de l’inquisitoire parmi lesquels le respect du contradictoire et de l’impartialité, la discrétion, la loyauté, la proportionnalité des mesures d’enquête au but visé et le respect des droits de la défense.
Toutes les parties potentiellement impliquées doivent dès lors être auditionnées. Cela inclut de toute évidence la victime présumée, l’auteur du signalement s’il est différent de la victime présumée et la personne mise en cause, mais aussi tout témoin potentiel qu’il soit convoqué ou qu’il demande à être spontanément auditionné.
Se pose également en droit du travail, la question du respect de la vie privée du salarié. L’employeur qui dispose d’un pouvoir de collecte assez étendu, sans toutefois être dérogatoire au droit commun, peut récolter toute donnée nécessaire à l’enquête, avoir accès aux courriels de ses salariés etc. mais toujours dans la limite du respect de leurs vies privées.
Cet équilibre et ce nécessaire respect des principes directeurs de l’enquête tels que définis par la loi et la jurisprudence conditionnent la validité de la procédure dans son ensemble et par voie de conséquence, l’accomplissement par l’employeur de son obligation de sécurité renforcée.
Au-delà de ces aspects de droit, il est en revanche nécessaire de préciser que l’enquête interne diffère de l’enquête judiciaire à de nombreux égards. Premièrement, elle n’a pas vocation à établir les faits, mais simplement à fournir une aide à la décision éclairée à l’employeur. L’établissement de la vérité n’y est pas toujours possible, et le recours au contradictoire n’implique pas le recours à la confrontation directe des parties prenantes.
L’enquête interne a également des objectifs allant au-delà du simple volet disciplinaire. Elle a pour but d’apporter un éclairage sur les dynamiques socio-organisationnelles ayant favorisé l’occurrence des faits. Outre la prononciation de sanctions, elle peut donner lieu à des recommandations d’ordre organisationnel et préventif, ou à des mesures de soutien et d’accompagnement. Elle peut enfin conduire à remettre en question les dispositifs d’alerte et de traitement dans une logique d’amélioration continue.
Face à ces impératifs, nombreux sont désormais les employeurs préférant confier l’enquête à des tiers indépendants. Ces derniers sont souvent psychologues ou avocats.
Les apports du psychologue
Les dégâts causés par le harcèlement ne se limitent pas à la victime mais affectent également le collectif de travail concerné, voire l’ensemble de l’entreprise. Dès lors, selon Geuzlaine & Faulx, 2003, apparaît la nécessité de comprendre la complexité des processus organisationnels qui se jouent dans ces situations au-delà de la seule description faits/ conséquences.
L’appréhension du niveau organisationnel au-delà de la problématique strictement interpersonnelle par ailleurs mise en lumière par diverses études révèle plusieurs facteurs de risque tels que la surcharge de travail, le déficit qualitatif (Leymann, 1996), les tâches à complexité élevée avec peu de contrôle sur le temps ou encore l’obligation de coopération (Vartia, 1996), le manque d’autonomie et une mauvaise communication entre collègues (Leymann, 1996).
L’analyse d’une situation de harcèlement moral présumée au prisme de la psychologie sociale et du travail permet par conséquent une approche multidimensionnelle des dynamiques favorisant les agissements, voire y conduisant. Cette approche permet non seulement de caractériser les faits, mais d’identifier les axes de prévention organisationnels permettant de reconstruire des contextes de travail sains et d’éviter leur résurgence.
Les apports de l’avocat :
L’avocat propose par définition une approche purement juridique, certes limitative mais néanmoins rassurante pour l’employeur du point de vue de ses obligations légales.
Il est compétent pour d’établir la matérialité ou l’absence de matérialité des faits allégués en identifiant les personnes impliquées. Il conseillera l’employeur sur l’évaluation des risques juridiques et des mesures disciplinaires et de protection à prendre dans le respect des procédures légales.
L’avocat sera également compétent pour conseiller l’employeur si les faits analysés lors de l’enquête mettent en lumière d’autres faits délictueux connexes tels que des faux en écriture, des maltraitances, des malversations, qu’il sera à même de qualifier et traiter juridiquement.
Vers un intervenant totalement indépendant ?
Il est évident que le psychologue comme l’avocat ont des plus-values spécifiques. Leurs finalités diffèrent et se complètent également. Là où le psychologue du travail recherchera une compréhension systémique des phénomènes, l’avocat œuvrera pour une minimisation du risque encouru par l’employeur.
Bien que soumis à des déontologies respectives garantissant leurs indépendances dans la conduite de leurs travaux, l’avocat et le psychologue dans leurs rôles d’enquêteurs n’en restent pas moins des intervenants missionnés et rémunérés par l’employeur.
Cette relation contractuelle peut être perçue comme un obstacle à une totale indépendance et à l’établissement d’un rapport pouvant aller jusqu’à la mise en cause juridique de l’employeur, par l’enquêteur tenté de ménager son client.
A l’instar d’autres pays, la prise en charge institutionnelle de la problématique du harcèlement au travail via un organisme de service public ou via des organismes privés à l’indépendance garantie par des normes et des tiers agréés pourrait dans ce contexte s’avérer pertinente en ce qu’elle permettrait l’établissement d’un rapport dénué de tout soupçon de conflit d’intérêt.
L’autrice :
Ancienne avocate au barreau de Paris, Alyma HADDAD suit actuellement un Master de psychologie sociale et du travail à l’Université de Paris. Elle travaille sur les méthodes et les outils mobilisables dans le cadre des enquêtes sur des situations de harcèlement présumées au travail en apportant un double regard nourri par le droit et la psychologie.
Bibliographie :
- Einarsen, S., Hoel, H., Zapf, D., & Cooper, C. L. (2011) réédition 2003. The Concept of Bullying and Harassment at Work: The European Tradition
- Guezaine, C. & Faulx, D. (2003): Au delà de l’irrationalité: vers une psychologique du phénomène de harcèlement moral. Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 58, pp. 7-18.
- Hirigoyen, M.F., (2003) réédition 1998. Le harcèlement moral: La violence perverse au quotidien. La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.hirig.1998.01
- Leymann, H. (1996): Mobbing. La persécution au travail. Paris, Le Seuil.
- VARTIA, M., 1996, The Sources of Bullying: Psychological Work Environment and Organisational Climate. European Journal of Work and Organisational Psychology, Vol. 5(2), p. 203-214
[1] Cass. Soc. 27 novembre 2019, 18-10.551
[2] Cass. Soc. 29 juin 2011, 09-70.902
[3] Loi du 12 juin 2001 abrogée par la loi du 8 février 2010
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