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Dans un monde du travail en perpétuelle mutation, la qualité de vie au travail est au cœur des enjeux sociétaux. Mais au-delà des conditions de travail proprement dites, il est parfois utile de prendre un recul critique sur la culture et le fonctionnement des organisations et de s’interroger sur le sens de certaines pratiques. Il nous a donc naturellement semblé pertinent de recueillir un regard différent.
Thomas Simon est enseignant en Gestion des Ressources Humaines (GRH) à ESCP Business School, campus de Paris et réalise une thèse sur les jeunes diplômés et leurs réactions face à l’absurde en entreprise. Dans ses travaux, il analyse les pratiques managériales et les non-sens dans lesquels elles peuvent tomber. Il a accepté de nous faire part de sa vision du monde du travail et de questionner la dialectique entre la philosophie et les sciences de gestion.
Pourriez-vous présenter votre parcours ainsi que votre travail de recherche ?
TS : J’ai un parcours à la frontière entre le management et les humanités au sens large. Je suis diplômé de l’école de management de Lyon, j’ai fait un master de recherche en management à l’université de Lyon III puis j’ai intégré progressivement le programme doctoral de l’ESCP, dans une continuité de recherche en sciences de gestion.
En parallèle, j’ai effectué un master en philosophie que j’ai prolongé par un master en lettres modernes, le but étant d’avoir une double attache à la fois en sciences de gestion et dans ce que j’appelle les « humanités au sens large », à savoir la philosophie et les lettres. Celles-ci, en tant que réservoir symbolique d’idées, m’ont permis d’alimenter mes recherches en gestion et de parler à un autre public que les gestionnaires purs et durs. Cette démarche est ancrée dans mon parcours et témoigne de la façon dont j’envisage la recherche en gestion.
Actuellement, je suis en doctorat en management. Mon activité de doctorant est axée sur les jeunes diplômés et la manière dont ces derniers font face aux situations absurdes en entreprise. J’ai choisi les jeunes diplômés car ils représentent un vivier de salariés qui m’intéressait et parce que je suis amené à travailler avec des personnes qui vont entrer sur le marché de l’emploi ou qui y sont déjà à travers des stages par exemple. Je voulais étudier ce décalage entre des personnes qui peuvent être pleines de volonté et de courage et ce mur d’absurdité qu’elles peuvent parfois rencontrer en entreprise.
Enfin, en parallèle de mes recherches j’enseigne en ressources humaines à des étudiants de master 2 à l’ESCP. On y balaye tous les grands domaines des ressources humaines, dont la qualité de vie au travail. J’essaye de faire avec eux un travail plus large en convoquant les humanités qui pour moi permettent de faire dialoguer habilement les concepts et de donner matière à réfléchir pour les sciences de gestion.
Qu’est-ce qui vous a amené à prendre ce parti de l’absurde dans le cadre de votre thèse ? Est-ce plutôt des situations de travail concrètes que vous avez rencontrées en entreprise ou plutôt en référence à un cursus, une revue de littérature ?
TS : Trois raisons principales m’ont guidé dans mon choix. Il y a d’abord l’idée d’une continuité avec un travail de réflexion que j’ai mené pendant un an sur la question de l’ennui au travail. Je me suis dit que la question de l’ennui méritait d’être approfondie et qu’il était plus pertinent de se focaliser sur la question de la perte du sens de l’activité et donc de l’absurde plutôt que sur l’ennui au sens large. Cette question du sens et de l’absurde est pour moi encore plus profonde dans ce qui se manifeste dans les entreprises.
Il y a ensuite une raison personnelle. Souvent on aime bien travailler sur des sujets qui nous ont touché de près ou de loin. Moi-même je suis passé par le monde de l’entreprise et j’ai pu être confronté à cet absurde, à des situations où je me suis demandé ce que je faisais là ou pourquoi on me demandait de faire telle ou telle chose.
Enfin, je trouvais que la recherche académique ne se penchait pas encore suffisamment sur ces questions-là alors qu’on en parle beaucoup dans les médias. Il y a un ouvrage qui a été à l’origine de ma thèse sur la question des jeunes diplômés et de l’absurde, c’est La révolte des premiers de la classe de Jean-Laurent Cassely. Il s’agit d’un travail journalistique d’enquête mais pas un travail de recherche académique en management à proprement parler. Des ouvrages grands publics comme celui-ci permettent de sensibiliser à ces questions-là qui, pour moi, méritaient d’être approfondies par une recherche plus conventionnelle.
Parfois, quand on questionne les modes de gouvernance des organisations, on est confronté à ce qu’on peut percevoir comme de l’absurde. Souvent on démarre une carrière avec une idée centrée sur la finalité du travail, puis l’on découvre des organisations où le système ne sert que partiellement cette finalité et se disperse au gré des bénéfices secondaires, des jeux d’acteurs, des enjeux de pouvoir. Ce que l’on qualifie d’absurde n’est-il pas l’exercice d’un certain pouvoir et le fait d’accepter l’absurde une sorte de ritualisation où l’on s’y soumettrait ?
TS : Au cours des recherches que j’ai menées, la question des jeux d’acteurs n’était pas du tout une thématique que j’avais initialement envisagée d’étudier. Portant, elle est vraiment apparue dans tous les entretiens que j’ai conduits. Tout le champ lexical du théâtre est vraiment ressorti avec cette idée que quand on s’habille pour aller au travail on met un déguisement qui nous met dans la peau d’un personnage. J’ai également retrouvé le champ lexical de l’hypocrisie, avec la mise en place d’un jeu social, toujours dans une présentation de soi. Et cela peut participer à cet absurde parce qu’on a toujours l’impression d’être en décalage avec sa propre identité pour se conformer à la culture organisationnelle.
Aujourd’hui le registre positif forcé qualifié d’« happycratie » s’impose de plus en plus dans les échanges internes ou même externes. Par exemple, dans la communication de certaines startups, on a un langage presque infantilisant, très joyeux qui s’impose et qui vient renforcer ce sentiment d’absurdité face à des situations parfois difficiles. Constatez-vous cette évolution dans le langage ? Et qu’en pensez-vous ?
TS : Concernant la question de l’émotion forcée on voit effectivement apparaître de plus en plus de « Chief Happiness Officers » (CHO) dans les entreprises. Ce sont les metteurs en scène de toute cette grande comédie qui se doit d’injecter du bonheur dans le travail. D’ailleurs, mieux vaut parler de bien-être au travail que de bonheur, car le bonheur est une notion extrêmement abstraite, personne n’en a la définition et il n’y pas de recette du bonheur préétablie. C’est totalement subjectif et personnel et ce n’est pas à l’entreprise d’imposer sa vision du bonheur aux collaborateurs. On devrait plutôt substituer cette idée de bonheur par celle de bien-être et de qualité de vie au travail. Je trouve que ce sont des termes qui ont beaucoup plus de sens que le bonheur.
D’autre part, le langage est vraiment le levier du management pour mettre en place sa politique et il peut être très intéressant de l’interroger. Tout ce langage bureaucratique qui se donne des aspects un peu « cools » témoigne d’une volonté de marquer une rupture avec le reste du grand public en excluant ceux qui ne font pas partie de l’entreprise et qui ne parlent donc pas le même langage. Cette instrumentalisation du langage pose question et est accentuée par cette sorte d’infantilisation. On a ce côté un peu sournois où on a un patron qui est là pour nous magnifier et nous faire des compliments, quitte à nous infantiliser. La question que l’on peut se poser est la suivante : préfère-t-on être dans une entreprise où l’adversité est très concrète et où l’on voit à qui se confronter ou alors dans une organisation baignée par ce langage plus infantilisant, moins directif mais plus sournois ? Ce sont en tout cas des phénomènes que j’ai pu constater dans mes recherches, dans les ouvrages que j’ai pu lire et dans les cours que je dispense. Tout cela rejoint une certaine politique de l’autruche qui veut qu’en lissant l’image des entreprises, on souhaite faire disparaître tous leurs maux.
Les formations des jeunes qui accèdent au monde du travail et en particulier qui se destinent au management ou aux ressources humaines perpétuent parfois des idées qui sont du registre du dogme et de la vérité. Les étudiants partent alors avec des idées un peu préconçues alors que cela va à l’opposé de l’approche scientifique. Dans quelle mesure, selon vous, ce manque de prise de recul contribue-t-il à faire germer des dogmes et des doctrines en entreprise ?
TS : À l’ESCP où j’enseigne, c’est vrai qu’il y a un gros travail effectué pour essayer d’éviter d’enseigner des dogmes ou des vérités préétablies. On fait ça notamment à travers deux cours.
Le premier, baptisé « Humanités et Management », permet de décloisonner le management et d’aller chercher un réservoir de réflexions en dehors du pur champ managérial et donc de prendre du recul.
Le second, appelé « Gestion des Ressources Humaines pour managers », est un cours fondamental alors que dans certains parcours ou écoles, c’est quelque chose d’optionnel. Cet enseignement s’adresse à tous les étudiants et pas uniquement à ceux qui se destinent à être DRH. En effet, tout le monde va être confronté à des conditions de travail, tout le monde va recevoir un salaire, être recruté, évalué, etc. Autrement dit, toutes les facettes des ressources humaines concernent tous les employés. L’idéal serait de former ce que l’on pourrait appeler des « managers-philosophes », c’est-à-dire des individus capables de démonter les dogmes. Il s’agit de montrer aux étudiants que les théories que l’on évoque ensemble et la façon dont on va aborder les choses ne sont que des propositions, des perspectives ouvertes et qu’il n’y a pas de bonne pratique de GRH. Pour moi, le bon manager est une sorte de caméléon. C’est quelqu’un qui n’arrive pas avec son cadre rigide, inflexible mais qui, au contraire, ne cesse de se remettre en question.
Dans mon cours de GRH, le but est vraiment d’introduire du débat, de prendre du recul et de montrer que tout est contextuel.
Selon vous, quels éléments ou idées pourrait-on diffuser pour rendre les organisations du travail un peu plus humaines ?
TS : On voit beaucoup émerger des consultants-philosophes, des philosophes d’entreprise. La question que l’on peut se poser, c’est à quoi bon introduire de la philosophie dans les sciences de gestion, quelle en est l’utilité ?
Pour moi, il faut à tout prix éviter de penser la philosophie comme de la psychologie positive ou une forme d’« happycratie » et ne surtout pas faire de la récupération philosophique pour en ressortir des recettes pour être heureux en entreprise. Cela est d’autant plus vrai dans le cas où certaines approches managériales se prétendent d’inspiration philosophique alors qu’elles émanent d’acteurs n’ayant pas réellement lu ou consulté les philosophes qu’ils invoquent. C’est du « prêt-à-penser » néfaste qui tente de faire rentrer la pensée philosophique dans une vision managériale préétablie. Autrement dit, on essaye de récupérer des pensées philosophiques pour en faire des arguments d’autorité justifiant certaines pratiques organisationnelles.
Pour moi, l’intérêt de la philosophie réside dans sa capacité à fournir des références, des éléments de comparaison pour faire des analogies et des éléments théoriques pour penser les organisations et éviter d’en faire des structures rigides.
La philosophie permet également de reconnecter les gens avec le réel, de cerner les grands enjeux et parfois d’apporter des pistes pour essayer de se réorienter dans la vie et réenvisager sa carrière.
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