Le Blog QVT : L’ergologie reste une discipline méconnue. Pouvez-vous la définir dans le paysage des disciplines d’analyse du travail ?
Ingrid Dromard : L’ergologie est une branche de la philosophie qui a émergé dans les années 1980 sous l’impulsion d’Yves Schwartz, philosophe au sein d’un laboratoire d’épistémologie à l’université d’Aix-en-Provence. L’ergologie c’est l’étude des conditions de production des connaissances « scientifiques » portant sur les activités humaines socialisées et spécifiquement le travail. Yves Schwartz a fondé son approche en s’inspirant des travaux de trois médecins qu’il qualifie d’atypiques: Alain Wisner, qui est l’un des pères de l’ergonomie francophone et qui fut le premier à mettre en évidence l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, Georges Canguilhem, épistémologue, qui a établi sa pensée sur le vivant et Ivar Oddone, Médecin et psychologue du travail à l’Université de Turin, il est à l’initiative des premiers dispositifs de production de connaissances sur le travail associant les travailleurs (instruction aux sosies).
Yves Schwartz insiste sur le fait que l’étude du travail passe nécessairement par l’inclusion des professionnels concernés. L’activité ne peut pas être conceptualisée en dehors de tout rapport avec le réel, d’où la nécessité d’aller au plus près des réalités. L’ergologie est une démarche philosophique qui repose sur le postulat simple suivant : « Rien de sérieux ne peut être dit sur le travail indépendamment de ceux qui travaillent ».
Elle postule donc que l’activité de travail ne peut être comprise sans tenir compte du contexte relationnel et situationnel de ceux qui travaillent. Cela implique d’être présent, au plus près de l’activité des travailleurs : écouter, observer pour identifier et formuler, en lien avec les professionnels, des analyses et des recommandations pertinentes.
La démarche ergologique se caractérise également par la volonté d’établir autour de la notion de travail, une discussion permanente entre les savoirs théoriques et les savoirs issus de l’expérience. Elle encourage donc une analyse pluridisciplinaire des situations de travail où les approches théoriques et les retours du terrain dialoguent.
Depuis 40 ans, beaucoup d’étudiants ont été formés à la démarche ergologique. Que ce soit au sein d’Aix Marseille Université, au Cnam à Paris, à l’université de Toulouse, à l’université de Strasbourg, mais aussi au Portugal ou au Brésil ; qu’ils aient été avant cela adeptes des ergo-disciplines (ergonomie de l’activité, psychologie du travail, etc.) ou des novices, en formation continue. En effet, la formation associe des salariés, des étudiants en formation initiale, des syndicalistes, des enseignants philosophes, linguistes, économistes, psychologues, ergonomes, sociologues, etc. Les échanges entre travailleurs, étudiants et universitaires permettent ainsi un véritable dialogue des savoirs, entre théorie et expérience, dans l’objectif d’en co-construire de nouveaux.
Dans votre ouvrage « L’évaluation ergologique, ce que les chiffres ne montrent pas », vous évoquez cette part de travail non réductible aux indicateurs. Selon vous, les indicateurs quantitatifs invisibilisent-ils le travail ?
Je ne suis pas opposée à l’utilisation d’indicateurs quantitatifs, qui peuvent fournir des informations précieuses, cependant ils ne doivent pas constituer l’unique point de vue sur le réel et la seule approche évaluative. S’appuyer uniquement sur le quantitatif peut occulter des aspects essentiels.
La démarche ergologique implique que la situation de travail ne soit pas abordée avec une grille de lecture préétablie. Il est nécessaire de se laisser porter par ce que les professionnels racontent de leur vécu au travail en acceptant l’inconfort intellectuel que cela peut susciter. C’est cette narration du travail réel qui permet de dégager des indicateurs au travers des récurrences constituant une base de travail.
L’ergologie se définit comme une discipline qui se construit dans le dialogue entre la théorie et le terrain. Ce dialogue permanent entre scientifiques, praticiens et travailleurs fait figure d’exception dans le champ des disciplines des humanités qui s’intéressent au travail. Comment expliquez vous cette particularité ?
La démarche ergologique est née, comme je l’ai dit précédemment, d’une conviction : aucune affirmation sérieuse sur le travail ne peut être faite sans impliquer ceux qui l’effectuent. Cela nécessite, pour l’intervenant ergologue, d’adopter une posture “d’imprentissage” : entre imprégnation et apprentissage. C’est accompagner la mise en mot et le dialogue sur le travail sans se mettre à la place de l’autre, ni altérer le processus dialectique avec des présupposés ou une posture de sachant.
L’ergologie implique en effet une acceptation de la tension que requiert la mise en dialogue entre les parties prenantes qui peuvent venir d’horizons différents, comme je l’ai dit. C’est même cette tension, cet inconfort, qui permet la transformation. Cela implique que l’ensemble des parties prenantes reconnaisse que chacun contribue à la construction des savoirs.
La démarche ergologique considère le travail comme un usage de soi, à la fois par soi-même (appel aux valeurs) et à la fois par les autres (soumission aux contraintes : règles, normes, prescriptions). Comprendre ce qui se joue en nous lorsque nous travaillons permet de redécouvrir notre travail, ce qui le facilite et ce qui le complique. Ainsi il est possible de changer les façons de faire, de les faire évoluer. Bien sûr ce peut être déstabilisant, mais c’est souvent salvateur et c’est essentiel pour progresser.
Dans vos travaux de recherche, vous avez mis en œuvre ce dialogue sur le travail au travers d’un outil d’intervention particulier : les groupes de rencontre du travail (GRT). Pouvez-vous nous présenter cette approche ?
J’ai effectivement animé des groupes de travail pendant plusieurs mois dans le cadre de ma thèse de doctorat auprès des agents d’une CAF dans le but de produire une évaluation qualitative du travail social qui se veut être complémentaire à l’évaluation quantitative traditionnellement utilisée. Cette évaluation qualitative s’est réalisée à partir des différentes réalités, expériences, points de vue et valeurs des professionnels.
Les groupes de rencontre du travail (GRT) donnent corps au postulat ergologique de dialogue des savoirs. J’ai choisi de réunir plusieurs groupes de niveaux hiérarchiques différents et de les faire dialoguer entre eux. Ce format a l’avantage de permettre un échange de groupe à groupe sans qu’aucune voix ne domine les débats. La notion de bien commun émerge alors comme un objectif partagé. Les GRT incitent les salariés à se connaître, à reconnaître ce qui est fait individuellement et collectivement, à clarifier les rôles et les attentes de chacun. Ceci peut, par exemple, se concrétiser par une amélioration de la qualité de vie au travail ou de meilleures pratiques de prévention.
Les GRT peuvent ainsi conduire à des transformations très concrètes. Il y a transformation par le fait d’examiner, d’analyser individuellement et collectivement, ce qui relève de l’usage de soi par soi et par les autres. J’ai en tête l’exemple d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) où le dialogue a conduit à une réorganisation de l’infirmerie, progressivement devenue un espace de stockage pour d’autres salariés, afin de l’adapter aux besoins de l’activité réelle des infirmières qui ont pu faire valoir auprès de leurs collègues et cadres, les difficultés qu’elles rencontraient.
L’animation des GRT demande-t-elle une posture particulière ?
Dans les GRT l’animateur n’a pas de solutions « clés en mains » à proposer. Il impulse une dynamique pour que les diagnostics et leurs solutions soient établis par les professionnels eux-mêmes. Il va laisser les participants réagir et avancer dans leurs investigations sans intervenir pour les guider. Il va accompagner la construction des points de vue sur le travail. La posture de l’animateur de GRT est empreinte de cet inconfort intellectuel que j’évoquais tout à l’heure : il offre un cadre de dialogue et une méthodologie sans poser de finalités à postériori ni préjuger de ce qui sera produit. C’est le cheminement intellectuel, individuel et collectif, qui se produit grâce au dialogue, qui écrit peu à peu les transformations souhaitées.
La possibilité de parler, qu’offrent les GRT, conduit souvent les professionnels à dire rapidement ce qui est trop difficile pour eux à porter, ce qui peut se traduire par des flots de parole importants. Au fil des séances, il s’agira de leur permettre d’identifier, dans ce flot de paroles, les déterminants du travail sur lesquels il sera possible d’agir, de prendre conscience de ce qui détermine leurs choix quand ils travaillent. Le fait de parler permet une prise de distance autant qu’une prise de conscience d’un certain nombre d’éléments. Les GRT favorisent ce que j’ai appelé une conscientisation en trois dimensions où progressivement le travail n’est plus considéré comme une affaire personnelle parce que chacun comprend que son travail s’inscrit dans un ensemble de travaux combinés. Celà se réalise en trois temps. La conscientisation individuelle, tout d’abord : quand je travaille je mobilise mon corps : biologique, physique, psychologique, ce qu’Yves Schwartz nomme le “corps-soi”. Je ne me contente jamais d’appliquer la prescription au pied de la lettre. Je “renormalise”. La conscientisation collective, ensuite : mon collègue, mon cadre sont aussi des êtres d’activité qui jaugent, qui jugent, évaluent, renormalisent. Leur activité, parce qu’elle est différente de la mienne, permet aussi de prendre conscience de ce que je fais ou pas, de comment je le fais. La conscientisation sociale, enfin : mon travail et celui des autres participent à quelque chose de plus global, à un projet commun.
Quelle que soit la méthodologie adoptée pour l’animation des GRT, il est important de ne pas se contenter d’affirmations superficielles. Certains travailleurs sont moins outillés que d’autres pour s’exprimer sur leur travail ou leurs ressentis. En posant des questions, que j’appelle volontairement “naïves”, l’animateur peut creuser et explorer en profondeur les activités, identifier des éléments parfois intériorisés et difficiles à verbaliser, à conscientiser. Il est alors possible d’utiliser des supports comme les chroniques d’activité, les observations, les entretiens, l’instruction aux sosies, et même des photos ou des films qui peuvent également aider à verbaliser ces éléments souvent inaccessibles d’emblée.
Dans un récent article, “Dialectiser les savoirs : Le défi de l’ergomanager”, vous vous intéressez au rôle des managers dans la facilitation du dialogue. En quoi consiste l’ergomanagement ?
Si je dois manager des professionnels et organiser leur travail, puis-je le faire sans savoir ce qui se passe réellement, sans connaître leur travail réel ? Yves Schwartz dit justement qu’ergo-manager signifie que l’on cesse de considérer le travail comme une pure abstraction. Ceci implique, pour celui qui manage, d’être en veille sur le travail réellement réalisé, sur les réalités du travail. Cela peut être compliqué dans des cultures managériales prônant la certitude. Mais sans cela on peut rapidement être à côté de ce que l’on veut réaliser. Ce point de départ invite les managers à réfléchir aux espaces où peut se tenir ce dialogue des savoirs.
Celà dit, l’ergo-management s’appuie sur une posture d’humilité réciproque. C’est reconnaître que tout savoir est inévitablement incomplet. Mon savoir, comme le tiens, est insuffisant ! Quand on admet ne pas tout savoir, on accepte de se laisser instruire par d’autres. C’est ça l’inconfort intellectuel.
L’humilité partagée, ça veut dire que les prescriptions managériales peuvent être améliorées par le savoir de ceux qui les vivent, et que ceux qui vivent les prescriptions repensent leurs revendications au regard des obligations et contraintes de ceux qui prescrivent.
L’efficacité, par exemple. Tout le monde à une vision différente de l’efficacité. Ne peut-il y avoir qu’une seule définition de l’efficacité dans une organisation ? Peut-elle être définie unilatéralement ? Est-ce que 56 personnes accompagnées par an par une assistante sociale permet de dire au final que son travail est efficace ? Oui selon celui qui est à l’origine de cette prescription, non selon le travailleur social.
L’approche ergologique s’est plutôt développée dans le champ du travail sanitaire et social. Qu’est-ce qui explique selon vous cette particularité ?
L’approche ergologique s’est plutôt développée dans le secteur de l’industrie au départ, mais depuis plusieurs années on note que les travailleurs sociaux, comme les professionnels de la santé, sont réceptifs à ce type d’approche, car elle favorise la prise en compte des expériences individuelles. Quand le destinataire du travail est une personne qui attend de vous de l’aide, du soin, un accompagnement, le fait de ne pas se substituer à sa volonté, de l’accompagner dans son cheminement sans présupposer ce qui est bon pour elle, de la laisser opérer ses choix en tolérant les frustrations de l’échec et de la difficulté, sont des marqueurs professionnels forts. Ces postures professionnelles font écho à la posture ergologique où l’intervenant propose un cheminement et non une solution, et où la tension suscitée par ce cheminement est un objet de travail et non un problème à supprimer de façon immédiate.
Cette proximité favorise sans doute une meilleure compréhension de l’approche ergologique et une meilleure acceptation du temps à mobiliser.
Dans d’autres cultures du travail où la pression du temps et le rythme de travail effréné laissent peu de place à l’échange, à l’acculturation, l’approche ergologique peut, parfois, être plus délicate à mettre en place.
Certaines d’entreprises instillent une culture du bien-être à tout prix, où l’expression de sentiments négatifs est vécue comme un problème. Certains spécialistes parlent même d’injonction au bonheur ou d’“happycratie”. Dans de tels contextes l’inconfort intellectuel, qui est au cœur de l’action ergologique, est difficile à concevoir. Quel regard portez-vous sur ces cultures ?
Les cultures où le bonheur est érigé en prescription et où la bienveillance est excessive et surjouée répriment implicitement l’expression des émotions négatives. Or, on l’a vu c’est bel et bien à partir des souffrances et des difficultés qu’expriment les individus que des leviers de transformation peuvent peu à peu être identifiés.
Il est crucial de déconstruire l’idée selon laquelle un chemin simple et prévisible vers le bonheur existe. Chaque individu a ses propres attentes, ce qui implique nécessairement des visions et des besoins différents. Le bien-être ne se prescrit donc pas – à travers des activités ludiques périphériques au travail notamment. Il est essentiel de remettre le travail au centre de ce qui fédère et de parler de ce qui le facilite autant que de ce qui le complique pour tendre vers un projet commun, accepté et porté par tous. Pour construire ces accords et dépasser les postures de façade, il est nécessaire de favoriser les espaces permettant une libre expression.
Bibliographie indicative
DI RUZZA Renato, HALEVI Joseph, 2003, De l’économie politique à l’ergologie. Lettre aux amis, Paris, Editions L’Harmattan.
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DROMARD Ingrid, VERNAZ Anneliese., 2022, « Le travail social : qu’en est-il aujourd’hui ? », ANAS – La revue française de Service Social N° 285 : Que veut le travail social ? « Que veut le travail social ? » – RFSS n°285 (anas.fr)
DROMARD Ingrid, 2021, « Vie et travail », Serviço Social e Saùde, Brésil. ISSN 246-5992. Vie et travail | Serviço Social e Saúde (unicamp.br)
DROMARD Ingrid, ROTH Tine, 2019, « Faire le travail autrement », Nouvelle revue de psychologie sociale, N°27 Formes contemporaines d’organisation et de travail : évolutions, révolutions ? J-P. BOUILLOUD, A-L. ULMANN, B. VIDAILLET.
DROMARD Ingrid, 2018, « Les Groupes de Rencontres du Travail pour une évaluation ergologique du travail social », Centre d’études et de recherche sur les qualifications (Céreq), collection Céreq échanges, ouvrage collectif L’apport de la démarche ergologique dans le champ de la relation formation-emploi-travail, France
DURRIVE Louis, 2015, L’expérience de normes. Comprendre l’activité humaine avec la démarche ergologique, Toulouse, Editions Octarès.
LACOMBLEZ Marianne, « Analyse d’ouvrage par Marianne Lacomblez », Activités [En ligne], 21-1 | 2024, mis en ligne le 15 avril 2024, consulté le 19 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/activites/9729
ODDONE Ivar, RE Alessandra, BRIANTE Gianni, 1981, Redécouvrir l’expérience ouvrière, Paris, Editions sociales.
SCHWARTZ Yves, 2000, Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe, Toulouse, Editions Octarès.
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SCHWARTZ Yves, 2012, Expérience et connaissance du travail, Millau, Les éditions sociales.
SCHWARTZ Yves, 2021, Travail, ergologie et politique, La Dispute, Paris.
Site de la Société Internationale d’Ergologie
Illustration : « L’Industrie de Detroit ou L’Homme et la Machine », fresque de Diego Rivera, 1932.
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