Mentorat d’entreprise : qu’en penser ?

10 Juin, 2022

Redémarrer l’ascenseur social est une attention louable lorsque l’on constate à quel point l’égalité des chances est compromise. Le mentorat d’entreprise est présenté comme une des solutions pour contrecarrer ce manque de mobilité socioprofessionnelle. Mais quelle est cette nouvelle pratique d’accompagnement ?  Est-elle une tendance, ou une réelle solution ?

Un ascenseur bloqué

Selon une étude de l’OCDE publiée en 2018, il faut six générations, soit 180 années à une famille française en bas de l’échelle des revenus pour qu’elle atteigne le revenu moyen. Cette inégalité ne concerne pas seulement les revenus du travail, mais aussi de nombreux aspects socioculturels comme la profession, l’éducation ou même la santé. La moitié des enfants dont les parents occupent des postes de cadre deviennent cadre eux-mêmes, contre moins d’un quart chez les enfants d’ouvriers. Toujours selon cette même étude, 15 % seulement des enfants de parents faiblement diplômés font des études supérieures, contre plus de 60 % des enfants de parents ayant étudié dans le supérieur.

Selon l’INSEE, entre 1975 et le milieu des années 1990, l’ascension sociale chez les hommes a connu une augmentation quasiment continue. Elle aujourd’hui stagnante et même en recul depuis 2003. Si les personnes en bas de l’échelle sociale ont pu profiter d’une mobilité marquée, les déclassements dans les catégories supérieures sont devenus plus fréquents.

En comparaison, les trajectoires sociales des femmes par rapport à leurs mères sont nettement plus favorables que celles des hommes par rapport à leurs pères au cours de la même période. Cette mobilité reflète l’accès progressif des femmes au marché du travail depuis les années 70.

Le mentorat contre l’inégalité des chances ?

Loin d’être une pratique nouvelle, le mentorat a été décliné sous de nombreuses formes. Le terme même de « mentor » est d’ailleurs étymologiquement lourd de sens . Il nous vient du nom du héros de L’Odyssée, ami d’Ulysse, dont Athéna emprunta les traits pour accompagner et instruire Télémaque. Il désigne dans le langage usuel « une personne servant de conseiller sage et expérimenté à quelqu’un ». Il symbolise également l’intérêt d’une relation informelle et amicale pour transmettre.

Il existe aujourd’hui des dispositifs de mentorat à destination des femmes accédant à des postes de responsabilité, des jeunes « issus de la diversité », des entrepreneurs ou encore dans le monde artistique. L’intérêt grandissant pour ce modèle a facilité sa diffusion dans de nombreuses sphères. De nombreux organismes de conseil spécialisés dans la structuration et le pilotage du mentorat s’en sont alors saisi afin de le codifier et de l’implanter, particulièrement dans le monde de l’entreprise. Désormais, les mentors sont formés par ces organismes et accompagnés pour apprendre les différents principes et enjeux qui en découlent.

Ce mentorat codifié, structuré et à visée entrepreneuriale ou managériale, historiquement implanté dans la culture universitaire et professionnelle anglo-saxonne, s’est progressivement diffusé dans l’Hexagone depuis la fin des années 90. Il a récemment accédé à une forme de reconnaissance institutionnelle sous l’impulsion gouvernementale. En mars 2021, Emmanuel Macron a annoncé un plan pour doper le mentorat dans le monde de l’entreprise et passer de 30 000 accompagnés à 200 000 d’ici fin 2022. Cet objectif s’insère dans le cadre plus vaste du plan exceptionnel « France Relance » de 100 milliards d’euros. Il a notamment  permis de lancer la plateforme 1 jeune 1 solution afin d’organiser la mise en relation entre les jeunes qui ont besoin de conseils et les travailleurs expérimentés susceptibles de leur prodiguer.

Que transmet un mentor ?

Il est important de distinguer le mentorat du tutorat. Contrairement au tutorat, le mentorat n’est pas encadré par des critères légaux. C’est à l’entreprise d’en définir les finalités. Généralement, le « mentor » et le « mentoré » n’ont pas de liens hiérarchiques ou de liens de subordination formels. Il n’y est pas question de transmettre et d’évaluer un apprentissage ou une montée en compétences. Il s’agit plutôt d’une transmission de connaissances, d’expériences et d’opportunités entre une personne ayant achevé une forme de réussite dans un domaine et une autre personne souhaitant bénéficier de ses apports pour accomplir la même ascension. Enfin, contrairement au coaching, le mentorat n’est pas rémunéré. Le mentor choisit ainsi de façon bénévole de se mettre au service d’un mentoré.

Le mentorat s’installe de plus en plus dans le paysage du travail français, même si on est loin de ce qui se pratique aux États-Unis. Chez nous, des entreprises prestigieuses incitent leurs salariés à le pratiquer. C’est par exemple le cas de la SNCF, de BNP Paribas, d’Orange, d’Axa, d’Accenture ou de Total. Par l’intermédiaire d’associations comme Télémaque ou Article 1, ces grandes entreprises proposent à des cadres chevronnés de prendre un jeune sous leur aile, en leur consacrant une à deux heures par mois.

Le caractère moins formalisé du mentorat permet une forme de flexibilité dans les formes qu’il prend. Il existe ainsi des dispositifs de mentorat classiques entre pairs associant un mentor expérimenté interne à l’entreprise avec un autre mentoré interne. D’autres formats favorisent le mentorat entre un mentoré encore en étude et un mentor expérimenté dans le secteur poursuivi. Le mentorat inversé permet lui un échange entre un mentor « junior » interne à l’entreprise qui accompagne un senior de la même organisation. Par exemple, des jeunes collaborateurs pourront mentorer un les membres du comité exécutif pour les guider dans les codes et usages des différents réseaux sociaux. On parle encore, de mentorat croisé lorsque la relation d’accompagnement s’établit entre un mentor externe à l’entreprise et un mentoré interne (ou inversement) afin de favoriser l’ouverture des collaborateurs.

Des promesses peu révolutionnaires

A travers ces formules à la carte, le mentorat s’adapte à de nombreuses finalités. Tous ces dispositifs promettent de bénéficier des conseils avisés de personnes expérimentées ainsi que de la sincérité portée par une qualité d’écoute et de conseils désintéressés.

Des promesses alléchantes sur le papier. Mais ne sommes-nous pas déjà en droit d’attendre conseils et écoute de la part de nos collègues ou de nos supérieurs hiérarchiques sans que ce dialogue doive passer par un programme de mentorat structuré et codifié ? Cette possibilité de parler des problèmes liés au travail mais aussi de trouver du soutien et de l’accompagnement dans nos projets pourrait être pleinement intégrée dans la culture des entreprises, et non pas se limiter à la constitution de duos préétablis.

Le mentorat d’entreprise souffre en réalité d’un défaut ontologique : il instaure un cadre d’entraide prescrit là où des mécanismes d’entraide et de transmission  naturelle pourraient et devraient s’opérer. Pourtant, les organismes qui le pensent et le structurent persistent à le présenter comme une dispositif bénévole et quasi-informel. La frontière entre solidarités naturelles et rapports sociaux prescrits est ici ténue et peut poser question.

Soulignons enfin que même si les binômes questionnés se disent satisfaits de leurs expériences, aucune étude d’impact fiable n’existe à ce jour pour rendre compte de l’avantage que conférerait le mentorat codifié.

Risque d’entre-soi

Dans leurs témoignages, les mentors vont plus facilement mettre en avant le parcours de  mentorés qui ont suivi un cheminement de carrière leur ressemblant. Ce biais de communauté peut être dangereux s’il finit par affecter la relation du duo, dans le cas où le mentoré viendrait à faire des choix différents. A l’exception du mentorat croisé où l’ouverture semble être au cœur du programme, le risque des programmes classiques et de favoriser un certain entre-soi. Dans leurs travaux W. Brad Johnson et Charles R. Ridley, experts en mentorat, alertent sur le risque que certains mentors encouragent leur binôme à emprunter les mêmes sentiers. Ces mentors élevés au rang de en gourous pourraient remettre en question de façon insidieuse les choix et ambitions de leurs mentorés.

Tout le monde ne semble d’ailleurs pas éligible au mentorat. Interrogée par Le Nouvel Economiste, Isabelle Quainon, DRH adjointe chez Veolia, expliquait que dans leur entreprise, ces dispositifs étaient réservés aux jeunes cadres à haut potentiel : « Nous repérons les besoins de compétences complémentaires des talents et les outils pour les affirmer, tantôt de la formation, tantôt du coaching, et de temps en temps du mentoring ». Par ces mots, l’idée de réparer l’ascenseur social semble beaucoup plus lointaine à la lumière des inégalités sociales qui se retrouvent dès le cursus scolaire.

Le reflet de la dérive méritocratique

Le mentorat découle du principe que l’ascension sociale de l’individu dépend de sa capacité intrinsèque à se transformer et à se transcender. Il prédéfinit à l’avance le modèle de réussite et fait reposer sur les individus l’entière responsabilité de l’atteindre.

Cette doctrine centrée sur les individus nous détourne de nombreux facteurs socio-économiques expliquant pourtant en grande partie de nombreuses inégalités et favorisant les mécanismes d’exclusion ou de reproduction sociale.  Combattre les inégalités et favoriser l’ascension par le mentorat, c’est quelque part cautionner de processus sociaux défaillants empêchant les individus d’être reconnus et d’évoluer naturellement, dans leur diversité, et sans tendre vers des modèles de réussite stéréotypés.

La notion de réussite par le mentorat revient également à reporter sur l’individu la responsabilité de notre échec collectif à rendre le monde du travail plus juste.  Elle nourrit le clivage entre les gagnants ayant su endosser les codes et s’élever, et les perdants qui n’ont pas su ou voulu les adopter. Cette pensée méritocratique dénoncée par le philosophe politique Michael Sandel substitue l’illusion de responsabilité individuelle à la responsabilité collective de construire une société plus inclusive.

 

Clémence Depresle

Un article de Clémence DEPRESLE, Journaliste pour Le Blog QVT

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