La question des générations et de leurs différences a longtemps occupé aussi bien la recherche académique que les débats populaires. Souvent perçues comme des groupes homogènes façonnés par des événements historiques majeurs (Boomers, Génération X, Millennials, Génération Z…), elles sont également associées à des traits distinctifs, parfois caricaturaux. Pourtant, les recherches récentes appellent à une lecture plus nuancée.
Malgré leur présence croissante dans les médias, l’idée selon laquelle chaque génération partage des valeurs, attitudes et comportements uniformes ne repose pas sur des preuves solides. Dans leur article Are generations a useful concept?, publié en 2023 dans Acta Psychologica, les chercheurs David P. Costanza, Cort W. Rudolph et Hannes Zacher examinent la pertinence scientifique du concept de génération et soulignent l’écart entre la recherche et son application dans les pratiques professionnelles. Nous présentons ici les principaux enseignements de leur travail, en explorant notamment les liens entre les croyances liées aux générations et les enjeux d’inclusion et de qualité de vie au travail.
Qu’est-ce qui fait de nous une génération ? Les limites des approches générationnelles
Une cohorte de naissance désigne de manière objective un groupe de personnes nées la même année, sans présupposer qu’elles partagent des caractéristiques communes. En revanche, le concept de génération, popularisé par Strauss et Howe (1991) et largement repris par le grand public, repose sur l’idée que des individus nés sur une même période auraient vécu des expériences marquantes communes (guerres, crises économiques, révolutions technologiques, etc.), forgeant ainsi une identité générationnelle.
Or, les recherches montrent que les différences entre les personnes au sein d’une même génération peuvent être aussi grandes, voire plus importantes, que celles observées entre générations (par exemple, l’étude publiée par Costanza et ses collègues en 2021). En d’autres termes, regrouper plusieurs cohortes sous une même étiquette revient à simplifier excessivement une réalité bien plus complexe. À partir de ce constat, les chercheurs soulignent plusieurs failles majeures dans l’approche générationnelle dominante :
- Des méthodes de recherche limitées : La plupart des études générationnelles reposent sur des enquêtes transversales, qui analysent des groupes à un instant donné, sans prendre en compte l’évolution des comportements avec l’âge ou le contexte socio-économique. Cela peut conduire à des erreurs d’interprétation, attribuant à tort certaines différences aux générations plutôt qu’à d’autres facteurs plus pertinents. Par exemple, une enquête menée en entreprise pourrait conclure que les jeunes salariés sont moins engagés que leurs aînés, alors que cette différence peut être liée à l’ancienneté, à la stabilité de l’emploi ou encore aux responsabilités occupées.
- Un choix arbitraire des événements historiques : Certains événements, comme les guerres, peuvent avoir un impact profond sur l’ensemble d’une population, tandis que d’autres, notamment culturels, influencent davantage certains groupes que d’autres. Par exemple, l’essor des plateformes comme TikTok ou Twitch a fortement influencé les habitudes et les références culturelles des adolescents et jeunes adultes urbains, connectés et issus de milieux socialement favorisés. En revanche, cette même culture reste marginale chez une partie des jeunes issus de zones rurales, de milieux moins connectés ou moins familiarisés avec ces outils. Or, l’approche générationnelle ne propose aucun cadre permettant de hiérarchiser l’impact des événements supposés distinguer une génération d’une autre.
- L’absence de frontières claires entre les générations : Il n’existe pas de preuves soutenant qu’une personne née en 1964 (dernière année des Boomers) soit différente de celle née en 1965 (première année de la Génération X). Les expériences communes, souvent présentées comme des éléments fondateurs des générations, affectent en réalité des personnes de tous âges à des degrés divers.
- Un biais culturel et géographique : L’approche de Strauss et Howe repose sur une vision principalement états-unienne. Bien que certains événements aient une portée mondiale, les recherches de Peretz et ses collègues (2022) soutiennent que les différences culturelles et nationales expliquent souvent mieux les variations observées que l’appartenance à une génération.
- La difficulté de dissocier plusieurs effets : Les différences observées entre générations peuvent résulter d’effets liés à l’âge (maturité, étapes de vie), à la période (contexte historique) ou à la cohorte (année de naissance impliquant des expériences communes). Toutefois, ces dimensions sont étroitement liées et particulièrement difficiles à distinguer, surtout lorsqu’il s’agit d’analyser des phénomènes sur de longues périodes. Par conséquent, les différences générationnelles reflètent souvent davantage les hypothèses des chercheurs que des écarts objectifs
Des conséquences plus graves qu’il n’y paraît
Regrouper les personnes en cohortes d’âge artificiellement délimitées peut entraîner une forme de discrimination fondée sur l’âge, parfois dissimulée, affectant aussi bien les jeunes que les travailleurs plus âgés. Selon Rauvola et collègues (2019), ce phénomène, souvent désigné sous le terme de « générationnalisme », peut être perçu comme une forme moderne d’âgisme, ce qui va à l’encontre des principes de non-discrimination au cœur des démarches de diversité, d’équité et d’inclusion. Dans une revue de littérature publiée en 2020, Costanza et ses collaborateurs ont analysé plus de 500 articles sur les différences générationnelles et ont mis en garde contre les dérives potentielles liées à une utilisation non critique de ces catégories. Ces dérives ne se limitent pas à des idées reçues : ils couvrent des enjeux juridiques, organisationnels et éthiques, ainsi que des répercussions concrètes sur le bien-être des travailleurs. Voici quelques exemples de ces écueils :
- Enjeux juridiques
Si les analyses des chercheurs sont formulées dans le contexte de leur pays d’origine, leurs conclusions peuvent être transposées au cadre légal français. En France, même si l’appartenance à une génération n’est pas reconnue comme un critère protégé par la loi, le cadre juridique encadre les discriminations fondées sur l’âge. L’article L1132-1 du Code du travail interdit toute distinction à l’embauche, dans l’évolution de carrière ou dans les conditions d’emploi, reposant sur ce critère. Cela signifie que toute décision s’appuyant sur des stéréotypes générationnels (par exemple, en associant les jeunes à la flexibilité ou les plus âgés à la résistance au changement) peut s’avérer juridiquement risquée, voire illégale si elle débouche sur un traitement inégal. - Pratiques managériales inadaptées
Certaines organisations, influencées par des discours médiatiques managériaux ou entrepreneuriaux, peuvent être tentées d’adapter leurs pratiques à des profils générationnels supposés. On voit ainsi émerger des recommandations du type : « Les Millennials fuient l’autorité, misez sur la collaboration horizontale » ou « La génération Z exige du télétravail et du feedback permanent ». Or, ces prescriptions, bien qu’attrayantes sur le papier, ne reposent pas sur des vérités absolues. En généralisant les attentes à l’ensemble d’un groupe d’âge, elles risquent de produire des dispositifs inadaptés, d’exclure certains profils et, au final, de diminuer l’engagement des salariés qui ne se reconnaissent pas dans ces cases. - Renforcement des stéréotypes
En attribuant des comportements ou attentes spécifiques à des catégories générationnelles, on renforce artificiellement les clivages entre les employés. Plutôt que de favoriser la cohésion et la collaboration, cette approche risque d’enraciner des stéréotypes et de compromettre les efforts d’inclusion. Elle peut ainsi nuire à la collaboration entre des travailleurs issus de tranches d’âge différentes, en les incitant à se conformer aux traits supposément caractéristiques de leur génération, voire à les intérioriser. Ces approches réductrices s’inscrivent dans un processus plus large de construction de normes organisationnelles implicites, qui ne se limite pas aux discours générationnels. Elles relèvent de mécanismes systémiques de discrimination, comme nous l’avons analysé dans un précédent article du blog portant sur le lien entre caractéristiques individuelles et notion de performance acceptable.
Des approches alternatives pour lutter contre les stéréotypes liés à l’âge
Face aux limites évidentes du modèle générationnel, certaines approches théoriques émergent comme des alternatives prometteuses pour repenser les différences entre les groupes d’âge, en proposant une vision à la fois plus nuancée et scientifiquement étayée. Dans un chapitre de l’ouvrage Solidarity and Social Justice in Contemporary Societies (2022), la chercheuse Rachel S. Rauvola et ses collègues soulignent l’importance d’adopter une vision fondée sur le parcours de vie (une perspective connue dans la littérature en psychologie du développement sous le nom de lifespan perspective).
Cette approche permet de mieux prendre en compte l’individualité des trajectoires de vie et la diversité des facteurs (sociaux, biologiques, psychologiques) qui influencent le développement au fil du temps. Inspirée principalement des travaux de Baltes (1987), une vision fondée sur le parcours de vie considère l’âge non comme une catégorie figée, mais comme un processus continu. Cela implique, en recherche, d’éviter de structurer les analyses autour de catégories générationnelles prédéfinies, au profit de variables plus fines, telles que le parcours professionnel ou les événements marquants de la vie personnelle. En ce qui concerne le discours populaire, cette approche invite à remettre en question les généralisations réductrices, souvent humoristiques ou critiques, qui peuvent renforcer les stéréotypes. Dans cette perspective, Rauvola et ses collaborateurs soutiennent que, tout comme nous commençons à reconnaître la fluidité de l’identité dans les domaines du genre ou de la culture, il devient pertinent de considérer l’âge non plus comme une case figée, mais comme une expérience évolutive façonnée par de multiples facteurs.
Sur le plan pratique, plusieurs travaux, dont l’article publié par Rowe et Kahn en 2015, encouragent une approche du vieillissement qui intègre à la fois les contraintes et les ressources spécifiques à chaque phase de la vie. Ainsi, la théorie de l’identité sociale constitue un outil conceptuel utile pour concevoir des stratégies de lutte contre l’âgisme et le générationnalisme, en particulier dans les environnements professionnels. Dans cette perspective, l’une des pistes proposées consiste à réduire la prévalence de l’âge comme critère de catégorisation, en mettant en avant d’autres dimensions identitaires, telles que les rôles professionnels ou les objectifs partagés. Les organisations peuvent instaurer des dispositifs pour encourager les interactions entre travailleurs d’âges différents, par exemple, à travers des activités sociales, des programmes de mentorat ou des projets collaboratifs. Ces initiatives offrent des formes de différenciation sociale moins exclusives, qui permettent aux personnes de se positionner dans leur environnement sans reproduire des hiérarchies liées à l’âge.