Quand les soignants n’arrivent plus à soigner : comprendre la fatigue compassionnelle

30 Mar, 2021
fatigue compassionnelle Soignants

[lwptoc]

La pandémie de COVID-19 met à rude épreuve nos professionnels de santé. Le nombre d’hospitalisations et d’admissions en réanimation est en augmentation et entraîne une intensification de la charge et du rythme de travail sans précédent alors que les effectifs eux stagnent voire déclinent. Ce sont des facteurs de risque régulièrement mis en avant par les médias.
Un autre l’est moins, en revanche : celui de l’exposition soutenue et continue à des formes graves de la COVID-19 et à la souffrance des patients qui incarne un facteur supplémentaire d’épuisement qualifié de « fatigue compassionnelle ».
En effet, une étude récente publiée en 2020 par María Dolores Ruiz-Fernández et ses collaborateurs, chercheurs espagnols de l’Université d’Almería, a démontré que les soignants travaillant dans des unités spécifiques COVID-19 éprouvaient une fatigue compassionnelle significativement plus élevée que ceux exerçant dans d’autres services. Ils ont aussi mis en évidence que de ces professionnels présentaient un score élevé de fatigue compassionnelle, prédicteur important du burnout.

Alors qu’est-ce que la fatigue compassionnelle ? Comment apparaît-elle ? Quels sont ses effets ? Et que faire concrètement pour la prévenir ?

Qu’est-ce que la fatigue compassionnelle ?

Au cours de ses recherches menées dans les années 1990 sur l’épuisement professionnel des infirmières exerçant en service d’urgence, Carole Joison, chercheuse en psychologie, a observé un phénomène étrange : après une exposition prolongée à la souffrance et aux traumatismes physiques et psychologiques des patients, les infirmières semblaient avoir perdu leur capacité à … soigner.

Précisément, les infirmières étaient profondément affectées par ces expériences de compassion émotionnellement difficiles à gérer et produisaient de considérables efforts pour faire face, ce qui les épuisait et dégradait la qualité de leurs soins. C’est ce que Carole Joison a appelé pour la première fois en 1992, la « fatigue compassionnelle ».

Plus récemment, Coetzee et Klopper (2010), des chercheurs de la North-West University en Afrique du Sud, ont défini la fatigue compassionnelle comme « un état dans lequel l’énergie dépensée en compassion par les infirmières a dépassé leurs processus de restauration, avec une perte de capacité à récupérer ».

La fatigue compassionnelle est également considérée comme une réaction traumatique secondaire proche du Syndrome de Stress Post Traumatique. En effet, par l’exposition continue et étroite avec les patients gravement malades, les soignants feraient via la compassion l’expérience par procuration de leur vécu traumatique.

A noter qu’au-delà des professionnels de santé, l’ensemble des professions ayant un contact régulier à la souffrance d’autrui sont concernés tels que les pompiers, les policiers, les éducateurs spécialisés ou encore les enseignants.

 

Quelles sont les conséquences de la fatigue compassionnelle ?

Chez les professionnels impactés, la fatigue compassionnelle s’exprime par un épuisement, une perte d’énergie et une incapacité à retrouver ses forces. Elle se caractérise également par des sentiments d’inconfort, d’irritabilité voire d’apathie envers les patients. C’est l’expression d’une réticence croissante face aux demandes et aux plaintes de ces derniers.

En effet, pour se préserver face à ces situations difficiles et à la difficulté de récupérer l’énergie dépensée, les soignants vont se détacher émotionnellement et se désensibiliser de la détresse des patients, entraînant in fine une réduction de leur capacité à ressentir et à exprimer de la compassion à l’égard de ces derniers. Ils ont par conséquent plus de difficultés à les soigner et à répondre à leurs besoins. Ce phénomène peut parfois être qualifié d’indifférence voire de maltraitance par les patients eux-mêmes.

Enfin, les travaux scientifiques de Susan Ray et son équipe de recherche (2013) de l’Université Western Ontario, démontrent que la fatigue compassionnelle des professionnels de santé est associée un accroissement de l’épuisement émotionnel et du cynisme au travail et à une réduction du sentiment d’auto-efficacité, signes précurseurs d’un épisode de burnout.

Quels sont les facteurs de protection de la fatigue compassionnelle ?

Si les facteurs qui génèrent la fatigue compassionnelle semblent à court-terme incompressibles (exposition soutenue et continue à des cas graves de la COVID-19, fort taux de mortalité et difficulté de créer des postes pour des professionnels qualifiés en peu de temps), les facteurs qui en protègent offrent une marge d’action importante. Deux en particulier méritent d’être soulignés :

  • En 2014, l’équipe de psychologie clinique dirigée par Angela Li, a identifié que la cohésion de groupe dans les unités de soins atténuait les effets négatifs de l’exposition aux traumatismes sur la fatigue compassionnelle.
  • Un an plus tard, l’américain Hunsaker et ses collaborateurs, ont publié une étude révélant qu’un soutien managérial fort était associé à une réduction de la fatigue compassionnelle.

Autrement dit, les comportements tels que l’entraide, l’altruisme, le soutien et l’esprit de corps entre pairs et avec le supérieur hiérarchique peuvent aider les soignants à tenir face à la situation critique actuelle. Paradoxalement, si ce sont les facteurs humains qui sont à l’origine de la fatigue compassionnelle, ce sont aussi ceux qui en protègent.

 

Concrètement, quelles applications en tirer ?

Ces enseignements pourraient se traduire par plusieurs actions concrètes à la portée des établissements de santé :

  • Sensibiliser l’ensemble des professions exposées à la fatigue compassionnelle, notamment pour savoir l’identifier et mettre des mots sur des vécus.
  • Veiller à diminuer l’amplitude horaire dès l’apparition de signaux faibles chez certains soignants pour favoriser, durant les temps de repos, une récupération suffisante de l’énergie dépensée au travail. Cette mesure passe par un lien renforcé entre les soignants et leurs professionnels de soutien (médecins du travail notamment).
  • Sensibiliser l’ensemble des professionnels à l’identification et à la non-banalisation de signaux faibles chez eux et leurs collègues : irritabilité, réduction de la délicatesse dans les soins prodigués, indifférence envers les patients, expression de sentiments négatifs à leur égard, retrait social, etc.
  • Encourager les professionnels à se soutenir mutuellement et à rester bienveillant, notamment à l’égard de ceux qui présentent des comportements déviants (ex : déshumanisation des patients, humour noir). Cela nécessite d’être à l’écoute et de reconnaître le caractère émotionnellement difficile des situations présentées. Suffisamment de temps et d’espaces d’échange informel doivent être disponibles.

 

Conclusion

De nombreux professionnels ont déjà fait cette expérience : développer des affects négatifs envers les patients ou les bénéficiaires qu’ils avaient pourtant à l’origine envie d’aider et de soigner. Pourtant, tous ne savent pas la nommer. La fatigue compassionnelle doit être connue des professionnels concernés pour mettre en place les mesures de protection adaptées.

Le grand public aussi a un rôle à jouer dans la compréhension de ces attitudes et ces comportements parfois perçus comme maltraitants. L’attitude citoyenne à laquelle nous devons nous astreindre, au-delà de nous protéger, contribue à réduire la pression infligée aux soignants depuis maintenant trop longtemps.

 

L’auteure

Julia Aubouin Bonnaventure

Julia Aubouin Bonnaventure, chargée de recherche appliquée chez AD Conseil et doctorante en convention CIFRE en psychologie du travail et des organisations au laboratoire Qualipsy de l’Université de Tours. Ses travaux portent sur l’étude des effets des pratiques organisationnelles sur la santé psychologique, les attitudes et les comportements des travailleurs.

 

Bibliographie

Coetzee, S. K., & Klopper, H. C. (2010). Compassion fatigue within nursing practice : A concept analysis: Concept analysis of compassion fatigue. Nursing & Health Sciences, 12(2), 235‑243. https://doi.org/10.1111/j.1442-2018.2010.00526.x

Hunsaker, S., Chen, H.-C., Maughan, D., & Heaston, S. (2015). Factors That Influence the Development of Compassion Fatigue, Burnout, and Compassion Satisfaction in Emergency Department Nurses : Compassion Fatigue, Satisfaction, and Burnout. Journal of Nursing Scholarship, 47(2), 186‑194. https://doi.org/10.1111/jnu.12122

Joinson C. (1992). Coping with compassion fatigue. Nursing, 22(4), 116– 121.

Li, A., Early, S. F., Mahrer, N. E., Klaristenfeld, J. L., & Gold, J. I. (2014). Group Cohesion and Organizational Commitment : Protective Factors for Nurse Residents’ Job Satisfaction, Compassion Fatigue, Compassion Satisfaction, and Burnout. Journal of Professional Nursing, 30(1), 89‑99. https://doi.org/10.1016/j.profnurs.2013.04.004

Ray, S. L., Wong, C., White, D., & Heaslip, K. (2013). Compassion satisfaction, compassion fatigue, work life conditions, and burnout among frontline mental health care professionals. Traumatology, 19(4), 255‑267. https://doi.org/10.1177/1534765612471144

Ruiz‐Fernández, M. D., Ramos‐Pichardo, J. D., Ibáñez‐Masero, O., Cabrera‐Troya, J., Carmona‐Rega, M. I., & Ortega‐Galán, A. M. (2020). Compassion fatigue, burnout, compassion satisfaction and perceived stress in healthcare professionals during the COVID-19 health crisis in Spain. Journal of Clinical Nursing, 29(21-22), 4321-4330. https://doi.org/10.1111/jocn.15469

Zhang, Y.-Y., Han, W.-L., Qin, W., Yin, H.-X., Zhang, C.-F., Kong, C., & Wang, Y.-L. (2018). Extent of compassion satisfaction, compassion fatigue and burnout in nursing : A meta-analysis. Journal of Nursing Management, 26(7), 810‑819. https://doi.org/10.1111/jonm.12589

 

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