[EDITORIAL SQVCT 2025] Dans le vaste univers de la qualité de vie et des conditions de travail, on trouve un peu de tout. D’abord les interventions cosmétiques que l’on repère désormais de loin (qui croit encore qu’un baby-foot règlera des problèmes de collaboration ?) et puis heureusement, toute une variété de démarches sincères, portées par des acteurs déterminés à faire bouger les lignes… mais avec une certitude très relative quant à l’impact réel des démarches qu’ils proposent.
Pour légitimer le bien-fondé de leurs pratiques, les tiers experts – cabinets conseil, acteurs institutionnels, services de santé au travail – revendiquent plusieurs critères de légitimité comme la rigueur, l’expérience, la connaissance du secteur d’activité, et, critère suprême : le fait de s’appuyer sur des méthodes «scientifiques». Mais en définitive, jusqu’où une intervention peut-elle être scientifique ? Est-il réellement possible de transposer directement des savoirs scientifiques sur le terrain ? Et, le cas échéant, doit-on pour autant délégitimer les approches empiriques ?
Une transposition discutable d’outils et de savoirs scientifiques au terrain
Selon le philosophe des sciences Karl Popper, le caractère reproductible d’une observation est essentiel pour en faire un objet scientifique. Cette reproductibilité pose problème dans le passage de la recherche fondamentale au terrain pour plusieurs raisons. Premièrement, chaque organisation possède ses particularités : une culture organisationnelle , une histoire, des objectifs stratégiques et des contraintes propres en termes de budget, de taille ou de secteur d’activité. À ces contraintes s’ajoutent des cadres légaux et culturels : le lois RGPD, le droit du travail ou plus largement, les sensibilités locales qui diffèrent d’un secteur à l’autre. Un programme de formation conçu dans une multinationale américaine ne se transpose pas tel quel dans une PME française ou une association médico-sociale.
Deuxièmement, s’ajoute la complexité du terrain : communication, processus informels, jeux de pouvoir, états psychologiques individuels… tous ces enjeux s’emmêlent, si bien qu’aucun facteur ne peut être isolé sans affecter les autres. Les approches fondamentales, souvent trop centrées sur des facteurs isolés pour être mieux observés et contrôlés, ne considèrent donc pas ces enjeux systémiques.
Troisièmement, les praticiens doivent être armés pour appliquer les méthodes de façon rigoureuse. Or, l’accès aux ressources scientifiques est souvent difficile : conduire une revue systématique ou mettre en place un protocole expérimental est d’une lourdeur incompatible avec les exigences de terrain. Le langage de la recherche peut aussi constituer un obstacle : les publications dans les revues scientifiques sont très coûteuses, le jargon est inaccessible, les articles sont majoritairement rédigés en anglais… Faute de traductions pédagogiques, les professionnels manquent aussi bien du temps que de l’expertise pour tirer des enseignements opérationnels de ces travaux.
Un quatrième écueil tient à la qualité même des données issues de la recherche. Entre les biais de publication (seuls les résultats positifs sont publiés), les échantillons limités ou la faible puissance prédictive de certaines études, beaucoup de travaux exigeraient une lecture critique avant d’être simplement transposés dans les démarches de terrain.
Enfin, toute mise en œuvre sérieuse suppose de définir des indicateurs précis, de collecter des données avant et après l’intervention, puis d’ajuster en continu. Trop souvent, ces étapes d’évaluation sont ignorées ce qui rend difficile de juger de l’efficacité réelle des démarches QVCT qui sont mises en œuvre.
Un fossé entre la recherche académique et la pratique professionnelle
Au-delà des obstacles qui freinent la mise en pratique des recommandations scientifiques, un fossé conceptuel et méthodologique se creuse peu à peu entre le monde académique et les praticiens. Il s’explique d’abord par des objectifs et des langages qui divergent. Les scientifiques cherchent avant tout à produire un savoir nouveau, à publier dans des revues évaluées par leurs pairs au prisme de critères méthodologiques et statistiques très exigeants. En France plus particulièrement, leurs objets d’étude découlent le plus souvent de logiques interdisciplinaires. Les praticiens quant à eux attendent des réponses concrètes qui sont immédiatement applicables et formulées dans un langage simple et tourné vers l’action.
À cette divergence s’ajoute une problématique de formation initiale. Les cursus universitaires préparent rarement les jeunes praticiens à vulgariser les résultats ou à les transformer en outils adaptés au terrain, tandis que les professionnels manquent souvent de temps et de compétences pour étudier la littérature, mettre à jour leurs connaissances via des revues systématiques leur permettant de juger de la qualité des référentiels scientifiques qu’ils appliquent.
Les systèmes d’incitation accentuent encore le décalage : la carrière universitaire se mesure au nombre et à l’impact des publications, peu visibles des praticiens. Inversement ces derniers ne sont guère encouragés à publier leurs retours d’expérience ni à réserver du temps à la veille scientifique. Chez les psychologues du travail par exemple, les heures FIR (Formation, Information, Recherche) figurent rarement dans les fiches de poste.
La fragmentation théorique complique la situation : Méthodes quantitatives, qualitatives, expérimentales ou corrélationnelles ont produit une multitude d’approches pouvant être considérées comme concurrentes sur des thèmes comme le leadership, la motivation ou le bien-être au travail. Il est alors compliqué d’identifier un consensus pratique et réaliste.
La difficulté qu’a la recherche française à dresser des ponts entre les disciplines des humanités traitant du travail complique cette fragmentation. Là où le terrain est par essence transdisciplinaire et exige des approches nourries de l’ensemble des sciences humaines, les chercheurs français peinent à concevoir des cadres conceptuels décloisonnés permettant d’appréhender les problématiques du travail de façon holistique.
Enfin, la question du rythme est importante. Les organisations fonctionnent dans l’urgence : elles ont besoin de solutions rapides pour des problèmes concrets, tandis que la recherche avance au rythme lent des publications et des méta-analyses, qui demandent du recul.
Des interventions de terrain qui se drapent de légitimité scientifique au détriment du savoir-faire empirique
Dans leur quête de légitimité, les praticiens de terrain revendiquent souvent une légitimité scientifique contestable dans les faits. Certes, ils sont nombreux à utiliser avec rigueur et sincérité des outils issus de la recherche. Mais l’ancrage théorique d’un outil est loin d’être suffisant pour prétendre qu’une intervention est scientifique. Outre les réserves méthodologiques que nous avons énumérées, l’acte de conseil est fondé sur des interprétations et des partis pris subjectifs. Deux praticiens pourront avoir deux lectures différentes des résultats d’un même outil et formuler des recommandations distinctes.
Cette part de subjectivité n’est pas une carence. Bien au contraire, l’acte de conseiller est en soi un parti-pris subjectif qui ne doit pas être honteusement paré d’atours scientifiques pour paraître acceptable, mais au contraire réhabilité comme l’essence de la pratique de terrain.
Cet angle de vue invite les praticiens à relativiser le caractère scientifique de leurs interventions et à questionner sur les parties objectives et empiriques qui la constituent. Paradoxalement, cette prise de recul s’inscrit totalement dans le processus de réforme de l’esprit cher à Gaston Bachelard dans sa Formation de l’esprit scientifique. Pour lui, la science ne réside pas dans le fait de nommer les choses ou de prétendre savoir, mais plutôt dans le questionnement permanent sur ce qui peut nous éloigner de la connaissance scientifique véritable.
Réconcilier la recherche et le terrain
Comment surmonter l’actuel état de fait et mieux faire dialoguer la science et les approches de terrain ? Et comment redonner une légitimité autre que scientifique aux approches empiriques ?
C’est précisément pour tenter de répondre à cette question que les chercheurs en psychologie Briner et Rousseau ont introduit en 2011 le champ des Evidence-Based Practices, ou « pratiques fondées sur les preuves », . A travers ce concept, ils soulignent qu’il ne suffit pas de recopier un résultat de recherche pour en faire une pratique de terrain : la décision éclairée naît du croisement de sources légitimes, où la science n’est qu’un élément parmi d’autres.
Pour conduire une démarche de QVCT sans appliquer de façon inadéquate des constats scientifiques, Briner et Rousseau proposent plusieurs principes qui allient science et empirisme :
- Adapter les interventions au contexte : tenir compte de la culture, de la taille, du mode de gouvernance et des ressources de chaque organisation ; plus les méthodes épousent les réalités locales, plus elles sont pertinentes et acceptées.
- Co-construire avec les parties prenantes : associer dès le départ managers, salariés et, si possible, chercheurs, afin d’identifier les vrais besoins, de mobiliser l’expertise du terrain et de favoriser l’adhésion.
- Adopter une rigueur méthodologique et une évaluation continue : définir des objectifs et des indicateurs clairs avant le déploiement, mesurer l’impact (questionnaires pré/post, entretiens, données opérationnelles) et ajuster les actions au fil des retours.
- Former et accompagner les acteurs : développer l’esprit critique, la compréhension de la logique scientifique et la maîtrise des outils (animation de focus groups, recueil de données) pour qu’ils comprennent le sens de leurs actions, détectent les dérives et diffusent les bonnes pratiques.
- Partager les résultats et piloter par les données : communiquer ouvertement sur les méthodes et les enseignements (succès comme échecs) et intégrer des retours quantitatifs (taux de participation, indicateurs de performance) et qualitatifs (satisfaction, verbatims) afin d’orienter l’extension ou la pérennisation des actions
En tant que praticiens attachés au lien entre la science et le terrain, nous nous sommes saisis de cet enjeu. Au cours de l’édition 2025 de l’INPACT (International Psychological Applications Conference and Trends), nous avons conçu et animé une conférence – atelier associant des chercheurs de différentes nationalités sur les leviers qu’ils identifient pour mieux articuler recherche et pratique. Leurs préconisations rejoignent celles déjà évoquées dans le champ des “Evidence Based Practices” : tout outil ou modèle est nécessairement contextuel et doit être adapté aux spécificités organisationnelles ; un modèle ou un outil scientifique permet de répondre à certaines questions, mais ne peut à lui seul apporter des solutions complètes aux problématiques rencontrées sur le terrain. Le fait de prétendre qu’une grille de lecture scientifique peut à elle seule décrire la QVCT et orienter l’action relève plus du dogme que de la science, allant à l’encontre du principe de réfutabilité qui définit l’objet scientifique.
Il ressort également de cette réflexion collégiale qu’il est essentiel de reconnaître la part ontologiquement non scientifique des interventions qui ne doit pas être pour autant considérée comme une faiblesse. Les praticiens pratiquent un art fondé sur une connaissance fine du terrain et des enjeux humains et organisationnels, souvent inaccessible aux chercheurs. Leur savoir-faire, leur expérience et leur déontologie contribuent tout autant que leurs outils scientifiques à la pertinence de leurs interventions.
Autrement dit, l’enjeu ne serait pas de plaquer la science au terrain coûte que coûte mais plutôt de co-construire des pratiques qui s’appuient sur une rigueur scientifique assumée tout en assumant et en valorisant l’empirisme, qui est une richesse de l’expérience professionnelle.
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Lors de la semaine de la qualité de vie et des conditions de travail 2025, nous vous proposons de revenir sur ce sujet au cours d’un webinaire intitulé “Une démarche QVCT de terrain peut-elle être scientifique ?” qui aura lieu le 17 juin. Nous vous proposerons de découvrir les clés qui permettent de lier intelligemment la science et l’expérience pratique et les enseignements issus de notre contribution à l’INPACT 2025.