Les mécanismes psychosociaux de l’ostracisation et de la stigmatisation en temps de pandémie

8 Déc, 2020
Stigmatisation covid 19

[lwptoc]

Les incertitudes engendrées par la pandémie de COVID-19 et sa transmission suscitent de la peur et de l’anxiété au sein des différents groupes sociaux (famille, travail, etc.). Dans le contexte actuel de crise sanitaire, certains articles publiés récemment tels que celui de Kumar et Nayar (2020) rapportent que des individus ou groupes d’individus ayant été testés positifs à la COVID-19 pouvaient être parfois isolés voir discriminés dans les relations sociales.

En tant que consultants en amélioration de la qualité de vie au travail, il n’est pas rare d’intervenir dans des collectifs de travail où une personne, voire un groupe de personnes, est mis à l’écart pour des raisons parfois triviales (ex : « Il/ elle se plaint tout le temps. », « Il/elle est toujours en retard. », etc.). De même, nous intervenons parfois dans des équipes en tension, où nous constatons des scissions nettes entre certains groupes.

Par conséquent, il est intéressant de s’interroger sur l’impact psychosocial sur le plan individuel et collectif du fait d’être testé positif au COVID-19 ou d’être déclaré cas contact.

Le stigmate et la stigmatisation

Dans la Grèce antique, le stigma désignait une marque ayant pour fonction de rendre visible un individu dont l’invisibilité était perçue comme une menace, tels que les traîtres ou les criminels. Ce signe permettait ainsi de maintenir ses distances avec cette personne.

En 1964, Goffman, sociologue américain, définissait le stigmate comme un « attribut foncièrement discréditant » et concevait alors la stigmatisation comme un processus général de dépréciation d’un individu qui possède un attribut déviant. La déviance ici est entendue comme la possession d’un signe s’écartant de la norme. En effet, la stigmatisation apparait dans les interactions sociales lorsqu’il y a, selon les normes sociales établies, un écart entre les attributs attendus d’un individu, son identité virtuelle, et les attributs qu’il possède, son identité réelle (Kurzban & Leary, 2001). Dans les faits, n’importe quel attribut, de la couleur de peau jusqu’à l’orientation sexuelle, en passant par le genre, est susceptible d’être considéré comme un stigmate.

Certains auteurs comme Crocker, Major et Steele (1998) insistent sur le caractère contextuel de la stigmatisation. Autrement dit, le stigmate découle d’une attitude (ex. : opposition affichée au port du masque, etc.) ou de caractéristiques (ex : l’âge, l’état de santé, etc.) qui sont évaluées négativement dans une situation donnée. Ainsi, dans la période que nous vivons actuellement, être testé positif à la COVID-19 ou être cas contact peut devenir un stigmate.

Dimensions du stigmate

Selon Kurzban et Leary (2001), deux chercheurs américains en psychologie sociale, le stigmate possède différents marqueurs. Ils en distinguent quatre : la visibilité, la perturbation, la menace et la contrôlabilité.

La visibilité : Le stigmate est-il visible (ex. : obésité) ou invisible (ex. : cancer) ? Si la visibilité peut avoir un impact négatif sur la stigmatisation en l’accentuant, elle est cependant parfois bénéfique car elle permet de trouver du soutien social auprès de pairs. En revanche, l’invisibilité peut avoir parfois l’effet d’accroitre le vécu de stigmatisation et le mal-être, comme il a pu être observé chez les personnes sans emploi dans une étude menée par Bourguignon et Herman en 2005.

En faisant une analogie avec la situation de crise que nous traversons actuellement, il apparait qu’au début, le risque de stigmatisation lié à la visibilité était davantage associé au port du masque, car ce comportement encore non généralisé, pouvait laisser supposer qu’une personne était potentiellement contagieuse. Aujourd’hui, avec le port du masque généralisé, la visibilité se traduit davantage, par exemple, par le fait d’être en isolement ou d’être identifié comme un cas contact.

La perturbation : Le stigmate perturbe-t-il les relations interpersonnelles ? Dans leur ouvrage sur le stigmate social paru en 1984, Jones, Farina, Hastorf, Markus, Miller et Scott considèrent que le caractère perturbateur correspond à un attribut qui « diminue, tend ou complique les relations interpersonnelles » comme cela peut être le cas lorsque un individu doit être mis en isolement et ne peut pas être contacté facilement alors que ses collègues ont besoin de lui pour exécuter une tache.

La menace : Le stigmate est-il perçu comme une menace pour son intégrité ou sa santé ? Plus un individu est associé à un risque potentiel, plus il risque d’être stigmatisé (Kurzban & Leary, 2001). Ainsi, un contact avec une personne potentiellement contaminée devient synonyme de menace, renforçant alors le risque des cas positifs mais également des cas contacts, d’être stigmatisés.

La contrôlabilité : L’individu peut-il agir sur le stigmate ? La contrôlabilité désigne la perception que l’individu a une certaine responsabilité quant à la situation dans laquelle il se trouve (Bourguignon & Herman, 2005). Par exemple, dans le cas de l’obésité, des études comme celle de Friedman et ses collaborateurs (2005) ont pu montrer que la stigmatisation et les comportements négatifs vis-à-vis des personnes obèses pouvaient s’expliquer par la croyance simpliste qu’un individu peut contrôler son poids en étant discipliné et en faisant preuve de volonté. Ainsi il apparait que cette perception de contrôle sur le stigmate est corrélée aux attitudes et comportements négatifs à l’égard de l’individu. Par ailleurs, plus les personnes sont considérées comme pouvant exercer une action sur leur stigmate, plus elles auront tendance à être rejetées (Bourguignon & Herman, 2005).

Transposé à la pandémie actuelle, ce marqueur peut s’exprimer à travers le respect des gestes barrières et des consignes sanitaires. En conséquence, plus la perception qu’un individu contaminé n’a pas respecté les consignes est importante, plus il risquera d’être rejeté.

 

Les processus du stigma

Quels sont les mécanismes sous-jacents de la stigmatisation ? Selon les sociologues américains Link et Phelan (2001), la stigmatisation repose sur un enchainement de processus en plusieurs étapes.

L’étiquetage

La première étape est l’étiquetage. Celle-ci repose sur des différences humaines qui sont jugées (arbitrairement) comme étant socialement importantes telles que, par exemple, la couleur de peau, l’orientation sexuelle ou encore l’état de santé. Cette catégorisation sociale est bien connue des psychologues sociaux et elle permet de réduire l’incertitude en répondant au besoin d’appartenance et en ordonnant un monde pouvant être perçu comme confus (Dericquebourg, 1989 ; Hogg, 2000). Ainsi chaque individu distingue son groupe dont les caractéristiques des membres sont similaires aux siennes (endogroupe), de l’autre groupe (exogroupe) caractérisé par des différences tangibles (Tajfel, Turner, Worchel, & Austin, 1986). L’étiquetage est le produit d’une simplification à outrance qui crée des groupes et minimise les variabilités significatives entre les individus les composant d’une part, et, d’autre part, du contexte car l’importance de l’étiquette est susceptible de varier dans le temps et l’espace.

 

La construction des stéréotypes

La seconde étape est la mise en place de stéréotypes où une caractéristique indésirable est accolée à une personne ou à un groupe. Dans le contexte actuel de pandémie, la caractéristique indésirable est, par exemple, le fait d’être positif et donc contagieux ou potentiellement contagieux pour les cas contacts (Olivera-La Rosa, Chuquichambi & Ingram, 2020).

 

La ségrégation

La troisième étape correspond à la séparation entre le « eux » et le « nous », le « eux » représentant une menace pour le « nous ». La logique liée au processus de stigmatisation laisse alors entendre que « nous » sommes fondamentalement différents et meilleurs qu’ « eux ». Le « nous » possèderait donc des attributs plus favorables (bonne santé, respect des consignes, etc.) contrairement à « eux » (Turner, Hogg Oakes, Reicher & Wetherell, 1987). Dans le cadre d’une problématique sanitaire, cette séparation peut s’associer à un autre processus : l’évitement pathogène.

D’après les travaux de Schaller et Park (2011) sur le système immunitaire comportemental, ce processus désigne le fait que lorsque les êtres humains sont confrontés à des infections, ils s’adaptent en analysant les informations afin de détecter les signes d’infections (par exemple la toux, l’éternuement). Ensuite ils cherchent à éviter les contacts physiques avec ces individus, associés au « eux », en ne participant pas à des activités qui seraient susceptibles de permettre une contamination. Enfin, à cause de la possibilité de faux négatifs, ils sont plus méfiants et déduisent à partir de peu d’informations qu’un individu est susceptible posséder le virus ou, à l’inverse, ils exigent des preuves tangibles que la personne n’a pas l’infection.

 

L’ostracisation

La quatrième étape est l’impact négatif sur le statut social et la discrimination. En effet, la stigmatisation a un impact négatif sur le rôle social de l’individu dans un contexte donné qui peut conduire à son exclusion plus ou moins temporaire des interactions sociales (Link & Phelan, 2001). Une étude canadienne menée par Taylor et ses collaborateurs en 2020 démontre ainsi que pendant la pandémie de COVID-19, des personnels soignants ont pu être victimes de stigmatisation et de discrimination.

 

Conséquences professionnelles du processus de stigmatisation

Dans la sphère professionnelle, lorsqu’un collectif est déjà fragilisé, la stigmatisation contextuelle et temporaire des individus testés positifs ou des cas contacts peut accentuer les différences existantes (« eux » vs « nous ») et, par conséquent, accroitre les tensions et provoquer des conflits.

Avant la pandémie, une étude réalisée en Chine par Zhu et ses collaborateurs en 2017 a démontré que le rejet d’un salarié par ses collègues contribuait à l’accroissement de tensions au travail. De même, différents travaux scientifiques ont pu observer que ces phénomènes de rejet dégradaient non seulement la satisfaction au travail mais aussi la performance collective (De Clerc, Haq & Azeem, 2019 ; Ferris, Brown, Berry, & Lian, 2008).

Dans le contexte actuel, l’existence d’un sentiment personnel de mise à l’écart, associé aux différentes dimensions du stigmate revient à se percevoir comme une personne

  • identifiée et donc saillante au mauvais sens du terme, car perçue à tort comme n’ayant pas respecté les gestes barrières et les conventions sociales protégeant de la contagion,
  • perturbant les interactions sociales par l’absence de disponibilité que génère son isolement
  • potentiellement « menaçante » car pouvant contaminer,

Des recherches sur ce vécu (Williams et Nida en 2011) démontrent qu’il suscite de la tristesse et de la colère ainsi qu’une baisse de l’estime de soi.

Afin de se protéger face au rejet et ses conséquences, l’individu met en place de stratégies de défense. Richman et Leary (2009), chercheurs en psychologie sociale, en discernent trois :

  • Le retrait désigne le fait que les personnes qui sont mises à l’écart veulent éviter d’autres rejets et la souffrance qui en découlera. Elles vont s’isoler en s’éloignant non seulement des individus qui les ont rejetées, mais aussi d’autres individus dont ils mettraient en doute l’acceptation. En somme, l’isolement initial s’autoalimenterait et s’accentuerait.
  • Les comportements pro-sociaux correspondent à l’envie, pouvant être perçue comme paradoxale, d’aller vers l’autre même si celui-ci nous rejette. Autrement dit, il s’agit d’un renforcement du désir de relations sociales, le plus souvent avec la source même du rejet mais parfois également avec d’autres personnes qui peuvent apporter du soutien et de l’acceptation.
  • Enfin, les réponses antisociales sous-entendent les réactions de défense d’un individu face au rejet. Les personnes rejetées sont susceptibles de ressentir de la colère et peuvent avoir des comportements agressifs (ex. : hostilité verbale).

L’identification de ces attitudes et comportements chez des salariés isoler doit alerter les managers et les responsables. En effet, être attentif à ces signaux faibles (comportements de retrait, pro-sociaux ou agressifs) peut prévenir la cristallisation de certaines tensions dans les groupes de travail.

Enfin, pour contrer les phénomènes de stigmatisation et leurs effets pervers, il est essentiel que les managers fassent preuve d’exemplarité en renforçant les attitudes fédératrices et les comportements de soutien d’une part, et en dénonçant fortement et précocement tout comportement stigmatisant d’autre part.

 

Pour aller plus loin : Découvrez notre article détaillant les clés pour résoudre les conflits au travail.

 

Auteur :

Nicolas Beltou

Nicolas Beltou est docteur en psychologie du travail et des organisations. Passionné des thématiques traitant des conditions de travail et leurs améliorations, il a travaillé pour Orange; puis a réalisé son doctorat sur l’impact des changements organisationnels sur les personnels chez France Télévisions.

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